Si la notion et la pratique de l’expertise ne posent peut-être pas de problèmes particuliers en maints domaines, elle en pose tout de même au moins dans deux d’entre eux. Le premier concerne la stratégie géopolitique, et la dernière guerre en Irak l’atteste. Qu’a-t-on fait du travail des experts, tous reconnus pour leur compétence en la matière ? Le deuxième domaine, qui nous intéresse ici, concerne la conception architecturale et urbaine. Première difficulté. S’agit-il d’expertise du projet ou d’expertise de sa « mise en espace », de sa réalisation ? Et dans ce cas, deuxième difficulté, comment expertiser non pas une pratique de projet mais son passage à l’acte, la réalisation dans l’espace, quand on sait la distance qui sépare projet et réalisation ?
Avant d’entrer dans le vif du sujet, un certain nombre d’observations préliminaires sont nécessaires pour clarifier le statut de ce texte. La première est que j’affronte cette question d’expertise en tant qu’architecte, à partir de la pratique architecturale et non pas en tant qu’épistémologue ou sociologue. En ce sens, apparaissent déjà les limites de mon approche et en conséquence les restrictions qu’elle impose, sinon les critiques qu’elle peut susciter. La deuxième observation concerne le statut du discours par rapport à l’objet. Les qualités de démarches, les compétences, les talents et les places tenues dans la profession d’architecte me semblent être des critères importants : toutes les architectures ne peuvent pas se confondre ni être soumises au même type de critique, d’évaluation ou d’expertise. Le cadre matériel concret, les conditions, le type de commande, la compétence de l’architecte ne constituent pas un ensemble unifié. Si « tout est architecture », comme l’écrivait Ledoux, tout ne relève pas de la même architecture et la conception de la villa Poissy ne peut pas être critiquée, analysée ni être expertisée de la même manière que l’œuvre d’un architecte qui mite le territoire avec des « baraques ». Si, d’un point de vue sociologique, ceci est possible, c’est inconcevable d’un point de vue architectural et d’emblée se pose la question : de quel type d’architecture et d’architecte traite‑t‑on ?
La troisième observation est que la notion même d’expertise en architecture fait l’objet de divergences fondamentales quant à son statut et, au-delà des précautions oratoires, quant à sa validité en ce qui concerne la conception architecturale. C’est la position de Dominique Raynaud quand il écrit qu’« une sociologie de la conception architecturale ne saurait transposer des résultats élaborés sur d’autres objets, sans une analyse préalable des données et contraintes spécifiques de la conception en architecture » (Raynaud, 2001). Cette affirmation nous paraît pertinente et pose en outre la question de la spécificité de la conception architecturale. À cette question plusieurs réponses, toutes légitimes et toutes partielles, sont possibles tant l’objet est mouvant. Si le travail de conception d’objets technologiques ou industriels est jugé – et donc expertisé – à l’aune de la finalité posée, c’est cette finalité qui échappe dans le domaine de l’architecture. Pour prendre un exemple phare du Mouvement moderne des années 1920, la finalité de la recherche avionique est que l’avion vole. Et si cette première finalité n’est pas atteinte « l’échec devant la réalité » dont parle J. Habermas rend la conception caduque, indépendamment des compétences des scientifiques, des ingénieurs ou de la complexité de l’objet. Or quelle est la finalité de l’architecture ? Depuis Aristote, Vitruve et Alberti, tous les traités d’architecture posent cette question qui est largement reprise par les doctrines du vingtième siècle. Sant Elia, Gropius, Le Corbusier, Wright, Kahn et tant d’autres répondent de manière divergente, non seulement par leurs écrits mais surtout par leurs œuvres. On se rend alors compte qu’il s’agit non seulement des démarches mais aussi des finalités différentes que chaque auteur assigne à son rôle et à sa tâche. Par la distribution des espaces, la nature et le traitement des matériaux, l’utilisation de la lumière et par mille autres détails et paramètres, y compris celui de la manière dont l’édifice est habité, l’œuvre construite respire les finalités différentes qui rendent obsolète toute « expertise » à prétention globalisante.
Pour complexifier encore cette question, j’en ajouterai une autre qui peut paraître simpliste au sociologue mais capitale à l’architecte : s’agit-il de la conception en amont de la réalisation ou de la conception qui l’inclut ? S’agit-il du processus qui s’arrête à la production d’une « image » (même détaillée) sous forme de papier ou bien du processus qui va de la commande à l’usage, comme l’écrivait Vittorio Gregotti en séparant résolument en deux phases distinctes le travail de l’architecte qui « ne produit pas des maisons mais des projets de maisons et intervient essentiellement en tant qu’auteur de projets, distinct de l’exécutant » (Gregotti, 1982, p. 22).
Ainsi l’aporie de la finalité de la conception architecturale induit celle de la nature de l’expertise et qui est liée à la position de l’expert par rapport au projet. Il convient en effet de distinguer l’expertise qui se place « de face » et celle qui se situe « au sein » du projet. La première étudie soit la démarche de conception de l’architecte avant la réalisation, soit la démarche de réalisation en rapport avec celle de la conception. Il s’agit assurément de deux types d’expertise, mais elles ont en commun de se situer à l’extérieur des processus ; ce sont des expertises sur le projet menées par d’autres disciplines ou par des architectes de formation, mais qui ne sont pas impliqués dans la conception. Des expertises « sur » le projet et non pas « dans » le projet, comme le sont celles menées par les architectes-urbanistes, eux-mêmes concepteurs du projet expertisé.
Mon propos part donc de l’hypothèse que la notion et la pratique même de l’expertise, si elle est possible par cette « mise à distance » par rapport au processus de conception et au couple conception/réalisation (avec tous les va-et-vient évidents et souvent traités), elle devient inopérante quand on veut la transposer « dans » le projet, le projet en train de se faire. Dans ce cas, l’architecte-urbaniste-paysagiste n’expertise pas ; il « fait ». Il met en œuvre son savoir-faire, réadapte son imaginaire mais il n’expertise pas son propre travail, même quand il opère des corrections pour des raisons programmatiques, techniques, économiques etc. à cause de la présence effective des autres acteurs ou des contraintes négligées ou ignorées jusque-là. Corriger ne signifie en effet pas forcément évaluer et, dans la mesure où l’expertise implique l’évaluation par rapport à une finalité, on peut alors s’interroger encore une fois sur la pertinence de la notion et de la pratique de l’expertise dans le projet par son auteur. Étant entendu qu’un architecte peut expertiser la démarche de projet d’un autre mais en aucune manière la démarche de projet dans laquelle il est impliqué, sous peine de produire, au mieux, un discours de légitimation et, au pire, une rhétorique creuse. En bref, il me semble que situation d’expertise et situation de conception sont incompatibles.
Par ailleurs, une autre précision s’impose. Il faut admettre que les différences d’approches et de méthodes sont substantielles selon qu’il s’agit d’expertiser un projet architectural, un « objet » d’architecture à proprement parler, ou un « projet urbain ». On s’intéresse ici à la « légitimité de l’expertise dans la conduite de projet urbain ». Même si le terme d’architecture recouvre tous les types d’investissements de conception de l’espace, il est certain que les compétences, les savoirs et savoir-faire, les techniques utilisées et les acteurs etc. diffèrent lorsqu’il s’agit de traiter d’un édifice ou bien de l’espace urbain. Les questions que je poserai concernent donc les acteurs politiques et professionnels dans les projets urbains autour de la notion d’expertise. Je m’empresse de noter que la manière dont j’entends ici le projet urbain est toute restrictive : le « projet urbain » est compris ici, uniquement, en tant que travail sur l’espace public alors qu’on sait que les définitions du projet urbain sont multiples et parfois contradictoires, ou au moins opposables les unes aux autres.
Dans un premier temps je me pencherai donc, une fois encore, sur ce qu’on entend par « projet urbain ». Cette notion semble être largement partagée et s’être substituée à la notion d’urbanisme, et j’y reviendrai. Mais certains la qualifient de notion « floue » alors que d’autres l’érigent en notion opératoire, entendant par là qu’il y a des modalités pratiques précises qui la définissent. Or la multitude d’entrées en matière de « projet urbain » incitent à la prudence.
1. Des questions de définition du « projet urbain » (encore !)
Le projet urbain peut être étudié et analysé à partir des ses échelles, des temporalités concernées, des acteurs impliqués, des techniques mobilisés, des concepteurs choisis, des représentations que ces derniers utilisent (et dont parfois ils abusent). Il peut l’être aussi à partir d’autres considérations telles que, de plus en plus fréquemment, les questions de « pratique démocratique » du projet, de concertation ou de participation qu’on confond aussi avec les procédures d’information et de « communication »1, dans lesquelles les stratégies politiques sur le territoire ou les stratégies politiques tout court, tiennent une place majeure. De la polysémie du projet urbain, de cette difficulté définitionnelle, on peut déduire que les types d’expertise – c’est-à-dire les compétences requises, les approches et les méthodes – diffèrent à un tel point qu’il est hasardeux de parler d’expertise du « projet urbain » au singulier. Car si effectivement, on peut caractériser le projet urbain, comme la revendication d’un « urbanisme de projet contre une logique de programme rigide »2, ceci ne peut tenir lieu d’une définition rigoureuse et donc d’une pratique exclusive d’expertise.
La notion de « projet urbain » n’est pas floue mais extensible, selon les approches qu’on adopte pour, d’une part, l’analyser et, d’autre part, le pratiquer. Et on confond souvent ces deux pratiques radicalement différentes, à savoir l’étude analytique du « projet urbain » à laquelle s’adonnent les sciences sociales, et la pratique du « projet urbain » qui n’est pas seulement le propre du travail de l’architecte, de l’urbaniste ou du paysagiste. En d’autres termes, ce qu’on entend par « projet urbain » ne peut pas supporter une définition rigoureuse et identique pour tous et, en ce sens, le « projet urbain » relevant de plusieurs démarches, relève de plusieurs types d’expertise.
Le « projet urbain » peut tout autant être défini en tant qu’« action » – comme Françoise Choay et Pierre Merlin l’ont fait à propos de l’urbanisme en général – mais il peut aussi être considéré comme une démarche spécifique, démarche « synthétique »3, démarche de projet-vision en vue – et seulement en vue ! – de fabriquer de l’espace. Et ceci contrairement à l’époque où il s’agissait, pour fabriquer du projet – et non pas de l’espace – d’appliquer des règlements.
En effet, quoiqu’en disent certaines approches, il y a une coupure majeure, entre les pratiques du temps des certitudes et celles de leur abolition. En gros et pour faire vite, disons non pas le temps des « Trente Glorieuses », comme on le dit souvent trop rapidement, mais le temps du gaullisme et du giscardisme. Et ce dernier n’est pas seulement le temps de la crise pétrolière ou de la récession, mais aussi celui d’une mutation culturelle profonde qui signe, en France, le début du déclin (de la mort ?) du concept de l’État-nation et les débuts du nouveau libéralisme débridé. Il ne s’agit pas donc d’une question de continuité ou de rupture historique en général (c’est l’évidence que l’une et l’autre coexistent), mais du remplacement de certains des dispositifs de l’urbanisme d’alors par d’autres dispositifs (ou parfois par l’absence de dispositifs) qui conduisent à la substitution des mots.
On songe ici bien-sûr au gâchis des grands ensembles et au traitement de la périphérie des villes, gâchis plutôt social que formel d’ailleurs. Mais il suffit de songer à l’affaire des Halles de Paris et aux hésitations politiques, non pas programmatiques mais essentiellement formelles qui l’ont marquée, pour se rendre compte de la fin des certitudes ! Situations inconcevables au cours des années du gaullisme4 où l’urbanisme « en tant que manière scientifique et réglementée de faire la ville » prédominait. En ce sens il ne s’agit pas de l’essor d’une quelconque « rhétorique » ou d’une « vulgate » à propos de « l’échec » et de la « faillite » de l’urbanisme des « Trente Glorieuses », visant une quelconque légitimation professionnelle, mais bel et bien d’un constat général qui dépasse les frontières françaises et l’urbanisme à la française, pour recouvrir le sort commun de toutes les villes en extension, qu’elles aient été soumises ou non à une réglementation (Tsiomis, 1996, p. 168).
C’est ainsi que la naissance du vocable « projet urbain », non seulement en France mais aussi en Europe, marque, plutôt que la genèse d’une nouvelle pratique, la rupture avec les dispositifs qui la précèdent indépendamment des règlements d’urbanisme en vigueur dans chaque pays. Répétons-le donc : le projet urbain peut être défini comme la démarche spécifique qu’emprunte chaque action sur l’espace public pour le transformer, le réguler ou le créer ex nihilo.
2. Le « projet urbain », un retournement de paradigme central de l’urbanisme
Le « projet urbain » peut alors se concevoir comme « un retournement de paradigme central de l’urbanisme » (Lacaze, 1995, p. 14). Ce renversement est situé par M. Roncayolo, entre autres, dans les années 1970, comme une réponse à « la planification trop schématique et trop mécanique de l’espace » par la découverte « de nouvelles rationalités » (Roncayolo, 2000, p. 25). Ces nouvelles rationalités ont conduit les concepteurs à travailler de nouvelles formes (trop souvent confondues dans les études des sciences sociales avec les images et la représentation graphique des architectes), formes dont les origines sont multiples, certaines remontant au dix-neuvième siècle (références à Camillo Sitte, Jose Luis Cerda, etc.), d’autres étant inspirées de l’Italie des années 1920 ou 1960, d’autres des exemples américains, d’autres enfin « coupant les ponts » avec tout passé et se consacrant à donner forme à la grande échelle, à la métropole.
De même, ces nouvelles rationalités ont conduit à changer de vocabulaire parce que les constituants de l’espace à produire ont changé. Et je ne pense pas ici à l’usage des mots en vogue qui n’épargne aucune discipline ou champ. Sans exclure l’existence d’une rhétorique de légitimation, il s’agissait pourtant d’argumenter (premier sens du mot rhétorique) sur des situations inédites pour l’architecte-urbaniste qui, toujours en retard sur celles-ci, réintroduisait des mots et, à travers eux, des notions que l’anthropologie ou la sociologie avaient déjà intronisées à propos de l’espace. Et, disant ceci, je songe entre autres à Henri Lefebvre, à sa critique de l’urbanisme de l’époque et aux nouvelles thématiques qu’il introduisait5.
Mais indépendamment des stratégies politiques ou professionnelles6, toutes ces nouvelles orientations ont eu pour point commun la mise en valeur de l’espace public. Chacune des options a eu comme souci de « former » l’espace public, le « vide »7 autour duquel s’articuleraient des programmes différents. Et même si, depuis le passage de l’agora d’Athènes au forum romanum, on sait que l’espace public n’est pas synonyme de démocratie, que les programmes ne sont pas neutres pour sa signification, tant encensée aujourd’hui, et que le statut des citoyens ne peut pas être exclu de sa définition, il n’empêche que tout « projet urbain » fait référence à l’espace public, comme forme fédérative de l’ensemble du projet et ensuite de l’espace réalisé.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai choisi cette entrée, malgré tout restrictive, pour parler du « projet urbain » et de son expertise, non seulement en raison de la référence à l’espace public, communément admise, mais aussi parce qu’elle polarise le « matériel » (l’espace dans sa dimension physique) et l’« immatériel » (stratégies, usages, statut des citadins, souvent confondus avec les citoyens), bref la forme non privée aussi bien dans son autonomie que dans son hétéronomie.
3. Deux exemples éloignés
Que signifie la pratique de l’expertise en matière de conception des espaces publics ? En d’autres termes, le travail de l’architecte ou du paysagiste est-il susceptible d’être expertisé de la même manière qu’on expertise les démarches des acteurs politiques et d’autres professionnels pour la réalisation de projet urbain ? Par ailleurs et en suivant mon hypothèse, si les architectes ne peuvent pas être considérés comme des experts de leur propre conception, peuvent-ils être considérés comme experts de l’ensemble des paramètres extérieurs, de leur pertinence, de leur suffisance, de leur bonne articulation en tant que données et qui sont les préalables de la conception et qui s’y imbriquent ? Autrement dit si l’architecte ne peut pas appliquer l’expertise dans la partie de la conception qui relève de l’autonomie de l’œuvre dans quelle mesure peut-il prétendre expertiser les éléments hétéronomes qui font partie de l’œuvre mais ne relèvent pas de sa propre compétence ? Cette question ne relève-t-elle pas des temporalités de la conception où, dans un premier temps, l’architecte se comporterait comme expert et évaluateur des données – jamais seul – et, dans un deuxième temps, prendrait ces mêmes données comme intégrant la conception ? Prenons tout d’abord deux exemples éloignés, mais qui indiquent l’évolution de la notion d’expertise et les multiples usages qu’on peut faire de cette pratique.
Le duc de Saint-Simon, tient pour responsable de la guerre de 1688 déclenchée par Louis XIV une fenêtre tordue du Trianon en construction, résultat d’une erreur du surintendant Louvois (Saint-Simon, sd., pp. 308-309). Parce que le roi a « le compas dans l’œil pour la justesse, les proportions, la symétrie » écrit Saint-Simon, le roi découvre la faille, le défaut qui perturbe tout l’édifice, à savoir une croisée mal formée. Il en fait alors le reproche à Louvois, mais parce que ce dernier « naturellement brutal et de plus gâté jusqu’à souffrir difficilement d’être repris par son maître » nie l’erreur, le roi appelle alors l’architecte Le Nôtre pour trancher le différent entre son ministre et lui. Le rôle de l’architecte sera en l’occurrence un rôle d’expert. Il donne raison au roi non par soumission mais parce que ce dernier a effectivement raison. Le regard et la mesure de l’architecte – car Le Nôtre, avant de se prononcer, « aligne et mesure » – deviennent ainsi un moyen d’arbitrage d’un conflit architectural dont les prolongements se feront sentir sur le plan politique. L’architecte s’étant prononcé, « c’en est fait (…) je suis perdu avec le roi, (…) pour une fenêtre » s’écrie le surintendant. « Je n’ai de ressource qu’une guerre qui le détourne de ses bâtiments et qui me rende nécessaire ». Et la guerre aura lieu !
Le rôle de l’architecte, tel que le montre Saint-Simon, est non pas de plaire mais de se prononcer sur des faits qui n’auront pas à être contestés. C’est l’œil du roi qui décèle la faille, mais c’est l’architecte qui la confirme. Le Roi voit, l’Architecte mesure, le Politicien complote.
À travers la croisée, c’est tout un monde de l’architecture qui se dévoile et qui concerne peu l’acte de bâtir (même si le roi a raison) et beaucoup les places respectives des agents et des acteurs.
Aussi une fausse neutralité est-elle introduite dans le rôle de l’architecte-expert, fausse puisque, une fois que ce dernier s’est prononcé, la guerre a lieu. Le duc de Saint-Simon transmet ainsi un conte qui, dans la plus pure tradition de l’invraisemblable, devient raison de l’histoire, un conte sur un pouvoir imaginaire dont l’architecte serait le détenteur et sur lequel le roi fabrique son propre mythe. La fenêtre du Trianon est en ce sens exemplaire. En effet, l’époque de Saint-Simon cultive simultanément trois mythes. Celui du roi, celui du politicien intrigant et, au centre, celui de l’architecte, construit à partir de sa technicité. C’est toute une hiérarchie de rôles et de valeurs qui est ainsi dépeinte et qui, pendant le siècle suivant, se modifiera, atteignant dans ses fondements mêmes la place de l’artiste ou de l’architecte – au même titre d’ailleurs que celle de l’homme de lettres ou du philosophe. Dans cet exemple les conséquences de l’expertise, qui apparaît comme une « aide à la décision », ne concernent pas tant l’objet-fenêtre que le règlement du rapport de deux acteurs, le roi et son surintendant.
Le deuxième exemple est plus polémique. Dans le Regard éloigné, Claude Lévi-Strauss rappelle en introduction le grand scandale qu’avait provoqué à l’Unesco son intervention « Race et culture ». Lévi-Strauss était invité pour parler de ce sujet à l’occasion de l’ouverture de l’année internationale contre le racisme, en 1971. L’attente de la part de cet organisme était bien évidemment, nous dit Lévi-Strauss, que l’ethnologue en tant qu’expert reconnu, renforce la lutte contre le racisme à partir de ses recherches scientifiques. Or la conférence de Lévi-Strauss allait radicalement à l’opposé de ce que l’Unesco proposait comme « mots bien intentionnés » du genre « concilier la fidélité à soi et l’ouverture aux autres », ou « l’affirmation créatrice de chaque identité et le rapprochement entre toutes les cultures ». Le savant, s’appuyant sur l’évolution de sa science et de la génétique, posait la question de manière inverse de celle attendue par les instances politiques de l’Unesco. En clair Lévi-Strauss affirmait qu’« on ne peut pas à la fois, se fondre à la jouissance de l’autre, s’identifier à lui et se maintenir différent ». Et il poursuivait : « Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création » (Levi‑Strauss, 2001, p. 47).
Il s’agit ici d’une expertise scientifique qui va à l’encontre des finalités – louables par ailleurs – de l’Unesco. D’où les efforts qui ont été faits à l’époque pour que le message de Lévi-Strauss ne soit pas entièrement diffusé parce qu’il mettait en cause les objectifs politiques de l’organisme international. Dans ce deuxième exemple l’expertise « dérape ». puisqu’elle contredit une politique qui, elle, est de toute manière fixée par avance et continuera d’être appliquée malgré les conclusions et les recommandations de l’expert.
Ces exemples appellent une double remarque. Tout d’abord, et c’est l’évidence, le statut de l’expertise a évolué mais, même si nous sommes passés, comme le notait Jurgen Habermas (1978) de « l’échec devant l’Autorité à l’échec devant la réalité », l’objectivité de l’expertise n’est pas garante de l’adoption, par la suite, d’une attitude rationnelle. Ou plutôt l’attitude dite rationnelle ne dépend pas de la qualité de l’expertise. Le deuxième point qui est posé est celui de la pertinence de la notion d’expertise dans tous les domaines et plus particulièrement hors du domaine scientifique, ce qui est le cas du « projet urbain ».
4. La conception et l’expertise
L’expertise en matière scientifique s’appuie à son tour sur la science et le savoir-faire pour évaluer les actions portant sur l’objet scientifique et le risque qui lui est lié. Mais cet objet est-il comparable avec les objets traités par le « projet urbain » et avec les risques encourus par l’action sur l’espace ? L’expertise urbaine peut-elle puiser ses références dans l’expertise qui se pratique en matière d’environnement, dans l’industrie ou en matière de santé ? En matière de « projet urbain », l’expertise se présenterait-elle comme elle le fait, par exemple, en biologie ?
Quel est finalement le statut de l’expertise en matière de projet urbain ? L’expertise concerne-t-elle « l’amont », c’est-à-dire le montage de l’opération, sa programmation, sa démarche, son déroulement, auquel cas il s’agit d’expertiser les stratégies d’acteurs et non pas la conception à proprement parler ? Ou concerne-t-elle la conception et mieux, la matérialisation de l’espace à travers la conception, étant entendu que cette dernière n’est pas le simple miroir des stratégies d’acteurs et que, en architecture et en forme urbaine, elle revendique son autonomie ?
Bref, si l’acte de « concevoir » est aussi bien hétéronome qu’autonome, on peut, on sait, expertiser la part de son hétéronomie. Mais sait-on expertiser sa part autonome ? En histoire de l’art, on peut situer l’espace baroque dans le contexte culturel de l’époque, on peut, on sait lire l’architecture gothique à travers la pensée scolastique, mais expertiser ce n’est pas faire de l’histoire et l’expert est un acteur parmi les autres… Et c’est cela peut-être qui pose problème.
Lors d’une reherche-action en cours menée dans le cadre de l’IFA et du PUCA8 et qui concerne « Le projet urbain et les nouvelles cultures urbaines » à partir de l’étude de quatre villes dont les projets urbains sont marquants, je me suis rendu compte que, d’une part, le terme générique de « projet urbain » est de moins en moins pertinent pour désigner l’action municipale/publique sur l’espace public et que, d’autre part, les démarches et les stratégies de chaque acteur et dans chaque ville diffèrent à un tel point qu’il aurait fallu mobiliser des compétences particulières pour expertiser chaque cas. En d’autres termes, en matière d’espace, il n’y a pas d’expert universel.
Par ailleurs les projets de chaque ville étant particuliers, à aucun moment, les acteurs ni surtout les services en charge de ces projets n’ont posé la question de la validité de la conception architecturale et urbaine en rapport avec « l’art de bâtir », pour utiliser un ancien terme, c’est-à-dire la question de la dimension autonome de la conception, plutôt que celle du rapport à la demande et au programme, résultat de négociations entre acteurs. Si, à partir des sciences sociales, on sait pratiquer l’expertise, avec plus ou moins de bonheur, on sait moins expertiser les liens qui se tissent entre l’élaboration de la forme de l’espace public et les stratégies d’acteurs, ainsi que leurs répercussions sur les pratiques de l’espace induites, supposées par le projet ou effectives, si ce dernier se réalise. En d’autres termes, on ne sait pas évaluer non pas le « projet urbain » en tant qu’« œuvre d’art » – ce qui souvent, et de manière restrictive, renvoie à la qualité de représentation – mais en tant que finalité, en tant qu’œuvre socialement et spatialement pertinente.
Car les architectes ont face à eux des acteurs dont les stratégies sont mouvantes et dont l’action soit vise la rentabilité immédiate, soit est fuyante, comme celle des politiques. En même temps interviennent des acteurs comme, par exemple, les techniciens des services municipaux qui, par leur statut revendiqué, se confinent à la traduction et à la mise en œuvre des décisions politiques. Nous avons aussi d’autres acteurs – les associations des habitants par exemple – dont les propos sont évalués non pas par rapport au « projet urbain » mais en termes de rapport de force vis-à-vis des autres acteurs. Ainsi, par exemple, dans un cas étudié, les débats se sont, en grande partie, déroulés autour de la question de la bonne ou mauvaise « communication » destinée aux associations d’habitants plutôt que de la question du bon ou mauvais projet…
De même, si les comptes rendus et la synthèse des rencontres menées dans le cadre de cette recherche par des équipes de chercheurs des écoles d’architecture ont pu éclairer le rapport de force entre les acteurs et la démarche amont des dits « projets urbains », elles n’ont pas pu explorer la conception des espaces nouveaux, leur matérialité, bref la qualité de leur conception. Or, c’est justement une des finalités, un des objets du « projet urbain », tel qu’on l’entend ici tout au moins, que de fabriquer de l’espace public. La question des acteurs politiques et professionnels dans les projets urbains est donc ouverte et difficile et en aucune manière je ne prétendrai l’épuiser dans ce bref article.
5. Le « projet urbain », entre et pour…
Je me contenterai donc ici de distinguer, sous forme d’hypothèse, deux types d’expertise possibles. L’une concerne la place que tient le projet urbain « entre » les acteurs politiques et professionnels. L’autre concerne le rapport entre les acteurs politiques et professionnels « pour » le projet urbain. Il y a en effet une différence.
« Entre », cela signifie que le « projet urbain » en tant que conception, se pose comme le troisième terme dans un rapport où, d’un côté, se trouvent les politiques, les professionnels de leurs services et tous les acteurs intervenants et, de l’autre, les professionnels de la conception et leur travail (les architectes, urbanistes, paysagistes). « Pour », cela signifie que la finalité du « projet urbain » est admise par tous les types d’acteurs. Les professionnels, les politiques, les usagers, les habitants, les techniciens et les maîtres d’ouvrage privés ou publics se situeraient alors, et malgré leurs différences notables, du même côté avec comme objectifs de formuler et réussir le « projet urbain ».
Or, on se rend compte que, selon les cas et les villes, il y a des « projets urbains » qui se situent « entre » les acteurs, et des acteurs, pris dans leur ensemble, qui travaillent « pour » des projets urbains. L’évaluation, les méthodes d’analyse diffèrent alors ou, plutôt, devraient différer et c’est sur cette différence que je voudrais mettre l’accent, différence qui, je crois, n’est pas suffisamment prise en compte.
En effet, l’expertise est souvent considérée comme « une et indivisible », comme une catégorie abstraite alors qu’au fond, sous ce vocable, s’abritent plusieurs types de pratiques. Expertiser la conception relève d’une autre posture que d’expertiser les actions contre la pollution de l’environnement dans une municipalité. Il faut donc faire une distinction entre les expertises, de même qu’il est nécessaire de savoir s’il est pertinent d’employer le terme même – et la pratique – d’expertise en matière de « projet urbain » sans d’abord en préciser l’étendue et l’objet et, par conséquent, les compétences et méthodes appropriées.
Le projet qui condense des questions d’usage, des questions symboliques et d’imaginaire – l’imaginaire de celui qui projette mais aussi la réception de cet imaginaire par les usagers – ne peut pas être traité de la même manière que les questions économiques ou de programmation, qui sont situées en amont et sont de l’ordre des stratégies de l’aménagement.
Il y a en fait plusieurs critères de distinction des expertises, mais un des premiers est celui de la possibilité de mobiliser, ou non, les techno-sciences, non pas parce qu’il y aurait d’un côté un objet scientifique à expertiser – par exemple les déchets – et de l’autre un objet « complexe » ou « flou » – par exemple la création d’un « projet urbain » d’espace public – mais parce que, d’un côté, il y a effectivement objet et risque, tandis que, de l’autre, il n’y a pas d’objet suffisamment définissable pour mobiliser des compétences précises. Quant au risque, il n’est pas immédiatement quantifiable ni visible.
6. Quel objet de recherche ? Quel objet d’expertise ?
Qu’est-ce qu’on entend donc par « projet urbain » et qu’est-ce qu’on entend exactement par professionnels ? Et en disant cela, j’ai en tête ce qu’Armand Hatchuel a largement développé à propos de l’expertise scientifique et de « l’hygiène démocratique », ainsi que les travaux d’autres chercheurs en matière d’expertise appliquée aux acteurs du « projet urbain »9.
En ce qui concerne le « projet urbain » il faudrait circonscrire avec précision quel est l’objet de la recherche et je pense qu’on est, encore, loin de pouvoir le faire. Car, justement, le « projet urbain » n’est pas un « objet » mais il est composé d’« objets » dont certains peuvent être scientifiquement cernés. C’est la raison pour laquelle les définitions peuvent toutes prétendre être justes et toutes paraissent incomplètes parce qu’elles sont faites par extrapolation, à partir de pratiques particulières et par transposition. Répétons-le, le « projet urbain » ne peut être qualifié que comme une action et une démarche pour fabriquer de l’espace public. Cette manière de l’envisager a au moins le mérite de la clarté puisqu’on n’adhère pas à la tendance actuelle de tout surnommer « projet urbain ».
En ce sens l’Odysseum de Montpellier par exemple, n’est pas un « projet urbain » mais une opération commerciale de grande échelle, qui s’approprie le label « projet urbain » parce qu’elle s’empare de l’espace public et se substitue à lui. Et comme nous apprennent ceux qui se sont penchés sur ce projet, l’architecte « se positionne davantage » alors dans la sphère de la maîtrise d’ouvrage puisque, architecturalement, sa mission consiste à faire aboutir les desiderata d’un programme « ludico-commercial ».
Ce n’est par hasard si le modèle provient des États-Unis et que l’architecte sélectionné par la SEM d’Équipement de la région montpelliéraine, exerce au sein d’une agence « habituée à discuter avec les investisseurs, à monter des programmes, à imaginer des concepts… »10. Or la question qui s’impose à propos d’une telle opération est celle de sa signification urbaine, dans le sens où le « projet urbain » ne peut pas être dissocié du projet culturel, social, bref du projet de civilisation qu’il induit. Dans le cas précis ce n’est pas l’aspect commercial qui est en cause, mais l’importance quantitative et qualitative de l’opération qui lie stratégiquement le ludique avec le commercial dans un montage savant où l’équipement privé et l’équipement public se confondent pour proposer/imposer dans une forme urbaine « nouvelle » une manière d’être dans l’espace, une manière de se comporter et de se distraire en consommant ou plutôt de consommer en se distrayant, et dans la distraction ! Dans ce cas l’expertise ne doit-elle pas prendre en compte ces considérations qui vont au-delà du rapport entre acteurs et du montage des opérations, pour atteindre les franges entre la stratégie économique, la forme de ce qui, abusivement, est dénommé « espace public » et l’idéologie ?
Car le morceau de ville projeté dans ce cas est un « objet », dans tous les sens du terme, et même un objet de réification. Sa complexité ne relève pas de la polysémie de la notion même d’espace public, mais du montage de l’opération, la forme urbaine proposée étant soumise à cette considération. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’architecte fait partie de la maîtrise d’ouvrage plutôt que de la maîtrise d’œuvre. C’est aussi la raison pour laquelle on peut parler d’espace « commun », destiné à un certain public large certes, mais qui n’a pas la qualité d’espace public d’une part parce qu’il n’est pas destiné qu’au public capable de consommer et d’autre part puisqu’il n’offre pas les qualités de « l’occasion de la rencontre » pour reprendre un terme cher à l’architecte Aldo Van Eyck pour qui la vocation de l’architecture était la suivante : par le façonnage de l’espace public, du lieu, permettre l’occasion qui est donné à chaque être libre, de se rencontrer ou pas. Par conséquent pour que « projet urbain » il y ait, il faudrait ajouter une autre condition : la fabrication d’un espace public dont la programmation ne contraint ni ne prédétermine l’expression d’une attitude sociale mais permet l’action sociale. En faisant donc abstraction des préconditionnements recherchés par des études de marché, un espace démocratique serait de cette nature. Un espace urbain structuré, qui a une forme et qui permet l’imprévu.
7. Pour une déclinaison de l’expertise
Si le « projet urbain » tel que je l’entends ici, est un travail sur l’espace public, comment peut-on alors envisager l’expertise en tenant compte de celles qui se pratiquent dans d’autres domaines ? Qu’on me permette d’avancer quelques pistes de réflexion.
Tout d’abord il faut admettre que l’architecte ne peut pas être l’expert de son propre projet en train de se faire. Tout au plus peut-il s’apparenter à un expert quand il évalue les données qui conditionnent le projet mais ne lui donnent pas une forme. Il y a plusieurs manières d’articuler les mêmes données et c’est la raison pour laquelle plusieurs formes urbaines sont possibles et c’est le travail d’architecture d’offrir cette multiplicité de formes. C’était en effet l’erreur des mouvements modernes des années 1920 de croire l’inverse.
La question du temps – la ville et le territoire se font dans le long terme, on le sait ! – doit nous faire réfléchir, dans la mesure où les conséquences de l’action sur l’espace se révèlent dans le long terme. Pour qu’une expertise ne soit pas instrumentalisée, elle doit se dérouler dans la durée et « expertiser » le long terme, l’espace public et les usages qui s’y déroulent dans le temps.
Ensuite, l’indéfinition de la notion d’acteur « politique » me semble de plus en plus problématique car sous ce vocable on confond, d’une part, les hommes et femmes politiques élus et, d’autre part, des acteurs dont l’action relève de la politique et est essentiellement politique, mais qui ne sont pas des « élus » au sens strict du terme. En démocratie tout au moins il devrait en être ainsi, et le rôle « politique » de tous les acteurs devrait également être évalué.
Enfin une dernière question. Les acteurs de la ville peuvent-ils être tous associés dans le même projet et à travers la fabrication d’une « culture de projet commune » comme on l’entend dire très souvent ? Auquel cas le rôle du « projet urbain » ne serait-il pas celui d’un outil de pacification ?
Si la ville est conflit, si la démocratie permet non seulement le conflit mais l’exprime et le facilite, cela signifie que les acteurs ne peuvent pas s’accorder à travers un projet commun (à condition bien évidemment, que ce dernier ne relève pas de l’urgence provoquée par une catastrophe). La formation de l’espace public relève du projet social et de la vision du monde et il ne s’agit pas de la simple fabrication d’un « lieu commun » dont chaque aménageur rêve pour mener à bien ces opérations. Et pourtant on fabrique fort heureusement des espaces publics. Comment alors ne pas poser la question de savoir de quelle « culture commune de projet » on parle ?
Il ne s’agit pas de contester d’emblée la légitimité de l’expertise mais de voir comment elle se décline dans le domaine particulier de la conception, une fois que la décision politique, au sens restreint du terme, est prise de mener un « projet urbain ». Il faut donc reposer la question de l’expertise non pas dans son ensemble, mais par rapport à sa pertinence concernant une partie seulement du « projet urbain », celle de la conception urbaine, c’est-à-dire du travail à proprement parler de l’architecte-urbaniste et du paysagiste.
Dans plusieurs cas de « projets urbains » on voit bien qu’il n’y a pas d’embrayage entre la décision politique et le travail quotidien des techniciens. Il n’y a pas non plus d’investissement politique, dans le sens de l’investissement civique, de la part des autres acteurs et pourtant on annonce, ici ou là, que le « projet urbain » se mène. Or si cette situation peut être expertisée, comment expertiser la conception de l’architecte-urbaniste et du paysagiste ainsi que le résultat, la pertinence du « projet urbain » une fois réalisé ?
Comment, par ailleurs, expertiser les mises en espaces et les formes proposées en rapport avec les échelles concernées ? Car le travail de l’architecte et du paysagiste consiste aussi en cela et c’est ce qui, de fait, restera une fois que le temps aura effacé le souvenir des démarches des acteurs, de leurs stratégies et de leurs calculs. Comment expertiser le choix des matériaux, le lisse et le rugueux, l’ombre et la lumière, la texture et le feuillage ? Car, je le répète, tout cela n’est pas une réponse en miroir par rapport à la demande et la programmation. Et si c’est en relation avec la démarche, alors il faut déceler, fouiller ce rapport qui n’est pas de l’ordre de la pratique discursive mais de la pratique de projet.
Prenons un exemple concret et paradoxal : ouvrir une ville vers l’eau, embellir le front de mer et de fleuve des villes, surtout maintenant que les friches portuaires le permettent, est devenu une évidence et toute ville dans cette situation s’y attache. Or quel maire, quel programmateur, quel technicien oserait proposer aujourd’hui autre chose qu’un espace ludico-commercial et de promenade ? Qui oserait proposer un espace mixte où de nouvelles activités dans l’espace public se mélangent au bord de l’eau ? Si on regarde bien les projets de ce type des dix dernières années, on conviendra que peu d’acteurs politiques sont enclins à prendre ce risque puisque des études préalables et des expertises économiques, bref tout pousse à rentabiliser au plus vite l’investissement. De même, quel architecte, sous peine d’être exclu et taxé d’archaïsme, oserait aujourd’hui ne laisser que des échappées vers l’horizon de l’eau dans un programme qui prolongerait les activités nouvelles ou existantes, « banales », de la ville consolidée pour éviter l’envahissement touristique ?
Si effectivement il relève de l’expertise d’examiner le comportement des acteurs en amont, en termes de démarche, d’économie et de programme, il n’est pas de son ressort de contester les choix proprement architecturaux, par exemple de sanctionner les choix du rapport qu’établit le projet entre ville-eau à travers l’histoire et le regard. Comme il ne relève pas non plus de l’expertise de se prononcer par rapport à un autre projet social, culturel et urbain que celui qui est adopté pour avancer des propositions visant non pas un montage économique et programmatique plus rentable et donc différent, mais une ville différente. Bref, avoir une posture critique par rapport aux choix formels et matériels de l’architecte ne relève pas de l’expertise. J’accompagnerai ainsi la pratique d’expertise de la pratique de la critique.
8. Pour une critique accompagnatrice de l’expertise
Je crois en effet qu’à côté de l’expertise sur les « projets urbains » – dont il faudrait à chaque fois définir les limites – il faut introduire ou plutôt réintroduire la critique architecturale et urbaine comme contrepoint et accompagnement de l’expertise. Une telle critique serait indépendante mais fondée sur des critères et des principes s’inspirant peut-être des temps où l’architecture était sujette à débats et controverses. Temps oubliés aujourd’hui aussi bien par les revues d’architecture que par les chercheurs. Or la critique architecturale et urbaine est le résultat d’une recherche, elle est un métier. Cette critique serait menée par des gens formés à l’architecture mais qui ne la considéreraient ni seulement comme image, simple illustration de négociations, ni comme un objet narcissique et isolé. Une critique qui prendrait en compte autant l’hétéronomie que l’autonomie de la conception et de ce qu’elle produit. Un travail, enfin, qui réhabiliterait la notion de style – la démarche comme un style – pour le traitement de l’espace urbain.
Critique dans le double sens du terme. Celui classique, d’abord, comme « un libre et public exercice » introduit pour la peinture par Diderot ou appliqué par Jean-Luc Godard pour le cinéma à la fin des années cinquante. Mais travail critique aussi dans la deuxième acception du terme, dans le sens de recherche de la tension. Car toute production d’espace se produit dans la tension et est l’expression de tensions et de crises. Il s’agit alors d’étudier la transcription des tensions dont le travail de l’architecte-urbaniste témoigne, ou non, à travers les formes jusqu’au traitement des matériaux choisis. Et la valeur esthétique, avec ses outils propres, en serait partie prenante. Elle ne serait pas toute l’expertise, mais en ferait intrinsèquement partie.