Depuis maintenant une vingtaine d’années les processus de conception et d’élaboration des projets urbains et architecturaux connaissent de nombreuses transformations. Le langage lui-même l’atteste. Ainsi, est-il devenu courant de voir associés les termes projet et complexe. De même, une approche lexicale des ouvrages et d’autres contributions réflexives sur la fabrication de la ville et de l’architecture montrerait sans doute une inflation des vocables utilisés pour qualifier la situation présente : « mutation », « déplacements », « émergence », « transformations »…
C’est qu’effectivement il reste encore aujourd’hui malaisé d’approcher l’ampleur des changements qui affectent ce secteur. Ces derniers se développent non plus seulement dans le cadre traditionnel de l’État-nation mais engagent une réflexion plus globale à l’échelle européenne, voire mondiale. Il n’en demeure pas moins que la nécessité d’une connaissance des transformations en cours est un enjeu bien compris et largement partagé. A tout le moins, ce que peut faire la réflexion scientifique devant cette réalité hétérogène et mouvante, c’est ordonner, classer, sérier ces évolutions, et surtout tenter de les comprendre. Comprendre le nouveau paysage professionnel qui se met en place en identifiant d’une part les facteurs et les mouvements qui en sont au principe et, d’autre part, les évolutions et les changements de professionnalités qui en découlent.
Face à ces changements, la tentation la plus courante est celle du finalisme. On cherche alors une source commune à l’évolution des professionnalités, considérant que ce sont les évolutions économiques, législatives ou autres qui déterminent le renouveau des professionnalités. Cela, au risque de faire des professionnels des sortes « d’agents supports » de modifications plus globales, en particulier économiques, avec le recours au mot éponge de globalisation, qui fait fi des caractéristiques historiques et culturelles des professions.
Des regards croisés pour comprendre
Ce n’est pas l’optique prise ici. Evidemment la question reste la même. Le réseau Ramau s’est bien donné pour objet d’approcher les changements qui affectent les activités et les métiers de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’œuvre et provoquent l’émergence de nouvelles professionnalités. Mais, pour saisir ce mouvement, on a choisi de penser « relationnellement ». C’est-à-dire de privilégier une analyse qui fasse tenir ensemble au moins trois dimensions : celle de l’économie qui engage un travail sur les contrats et les marchés à l’échelle européenne ; celle des professions qui réclame une attention à leur développement historique, et à la nature de leurs compétences ; enfin, la dimension territoriale qui renvoie à une réflexion sur les inerties sociales et culturelles toujours déterminantes quant à la réaction des acteurs aux changements qui affectent leur position. C’est dans cette volonté de saisir la situation présente de façon relationnelle et compréhensive, qu’il faut saisir les approches développées dans ce volume qui reprend l’essentiel des rencontres Ramau des 21 et 22 mars 2002, organisées en partenariat avec le CSTB. On y trouvera bien sûr les interventions de chercheurs européens, mais aussi la restitution, sous la forme de résumés, des propos d’un certain nombre d’architectes en Europe relatant leurs expériences et leur positions professionnelles sous le titre « Pratiques et parcours ». Ce choix fait par le réseau Ramau d’organiser ces rencontres en liant la restitution d’expériences professionnelles concrètes à l’approche des chercheurs, apporte non seulement un avantage compréhensif, mais satisfait également au principe épistémologique de la vraisemblance (Dubet, 1994). Bref, il n’y a pas ici de propos théorique qui repose sur l’idée de l’aveuglement des acteurs.
Ces regards croisés sur la question des nouvelles professionnalités en Europe déclinent leurs objets à plusieurs niveaux d’observation : les contrats et l’économie de la construction, les processus et configurations d’acteurs par projet, les métiers et les trajectoires professionnelles. Dans cet esprit, des acteurs professionnels de la maîtrise d’œuvre et de la maîtrise d’ouvrage anglais, danois, portugais et français échangent à la fois des analyses, des points de vue et des positions quant à l’exercice de leur activité.
Les contrats et l’économie de la construction
Un des éléments marquant de la mise en question des processus et de la division traditionnelle du travail des métiers de la maîtrise d’œuvre réside dans la mise en place maintes fois évoquée de nouvelles modalités de l’action publique. Cet aspect est particulièrement visible en Grande Bretagne où un mouvement de révision des contrats et des partenariats conduit à une réorganisation du partage entre intervention publique et privée (Symes et Winch, Kirk, Nicholson, Wright, Rouse). Dans ce cas, la puissance publique est réduite à un rôle initiateur et délègue au secteur privé la maîtrise d’ouvrage, la gestion financière et la réalisation des opérations. Que ce soit avec le Private Finance Initiative anglais ou la concession et la délégation à la française (Carassus), le but est le même. Il semble attester un mouvement européen qui s’actualise différemment selon les cultures politiques en place (Lorrain, 1995) : délégation et concession en France, partenariat en Grande-Bretagne. Bien entendu, un tel développement traduit des changements d’organisation politique importants, avec notamment un mouvement fort de décentralisation et de renforcement du rôle des collectivités territoriales (Bonetti, Pinto Gonçalves, Wright).
Dans ce contexte, la donne des économies nationales pèse d’un poids singulier. C’est ainsi qu’en France, la prégnance d’une économie de stock est à mettre en relation avec une professionnalisation croissante des services (Carassus). Ce n’est plus seulement de production qu’il s’agit pour les métiers de la maîtrise d’œuvre mais aussi de gestion. Dès lors, la vieille terminologie qui nous invitait à parler en termes d’ouvrage et de production est à réévaluer. C’est alors la grille d’analyse de la notion de service qui s’impose. Le bâtiment devient l’assemblage d’un bien matériel et d’un service (Carassus, Albertsen, Koch). Ce mouvement semble par ailleurs relayé par une préoccupation de maîtrise des risques (environnementaux, sociaux, économiques) forte et partagée par les maîtres d’ouvrage européens.
Autrement dit, la révision des paradigmes de l’action publique et la volonté de maîtrise des risques, dans un contexte économique plus incertain, se conjuguent pour conduire à une profonde révision des modes d’action des métiers de la maîtrise d’œuvre. Du coup, ce sont non seulement les processus qui changent mais également les lignes de démarcation entre les métiers qui se déplacent. C’est ainsi que les notions de services, de partnering (Symes, Wright), de coordination (Godier, Charrier) ou de facilities management (Carassus) viennent questionner la division entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre elle-même, et suggérer un investissement fort vers l’assistance à la maîtrise d’ouvrage.
Processus et configurations
L’interrogation sur les processus de projet est un des autres aspects essentiels des contributions réunies ici. C’est désormais un fait attesté et déjà largement abordé dans le précédent volume des Cahiers Ramau : « la vision linéaire et hiérarchique des processus d’aménagement et des relations entre les acteurs concernés par les projets est obsolète » et « les frontières entre les domaines et les échelles de l’aménagement sont reconsidérées. Ainsi, la complexité est non plus seulement abordée comme un principe majeur d’analyse de la ville mais aussi comme une donnée de l’action » (Evette, 2002). Toutes les expériences professionnelles relatées ici mentionnent en effet une complexification des processus.
D’abord, ceux-ci doivent intégrer de nouvelles préoccupations telles que la gestion des risques et la percée, unanimement constatée, des préoccupations environnementales (Pinto Gonçalves, Jolliet, Grin et Marti). Il ne s’agit plus seulement de livrer un bâtiment. Encore faut-il penser et rendre efficace le processus qui mène à sa fabrication comme à sa gestion future. Bref, il faut moins penser « produit » que « processus » (Wright, Carassus, Symes et Winch).
Le premier des éléments visibles qui s’impose dans la réorganisation des processus est alors la pluridisciplinarité ou mieux, l’interprofessionnalité. La figure ancienne du colloque singulier entre l’architecte et son client est définitivement enterrée. Pas un seul des projets décrits ici n’emprunte cette forme. A l’inverse le nombre de spécialités et d’expertises mobilisées aux côtés des compétences traditionnelles (architectes, ingénieurs, entreprises) est relativement étendu : designers, vidéastes, sociologues, chercheurs, économistes… Autrement dit, ce sont les configurations d’acteurs et les modalités de leurs relations qui changent. Là où la segmentation et le modèle fordiste de la production s’imposaient pour réguler les processus, une importante nécessité de coordination se fait jour (Godier, Charrier, Pinto Gonçalves, Bonetti). Du coup, c’est moins une sociologie des organisations qu’une sociologie de l’action collective qui guide la réflexion (Cf. Cahiers Ramau n° 2).
La question est bien celle de la capacité des acteurs à coordonner leurs actions et poursuivre des buts communs tout au long de la vie du projet. Aussi, la tenue des objectifs de projet dans le temps et la coordination des acteurs dotés de cultures professionnelles diverses deviennent l’objet de missions et de rôles spécifiques tels que le coordonnateur en France, et le « facilitateur » (independant facilitator) dans le cadre du partnering anglais (Wright). Par ailleurs, ces rôles peuvent être aussi bien tenus par des profils professionnels émergents tel le project manager anglais, ou faire l’objet d’un investissement par des professions plus traditionnelles de la maîtrise d’œuvre, qui développent des méthodes spécifiques sur la base de leur savoir initial. Dans tous les cas, s’impose avec ces rôles la nécessité de nouveaux supports de travail, parmi lesquels la communication et l’image tiennent une place non négligeable (Lainer, Wagner, Charrier, Godier).
Cette ouverture des processus de production les rend à la fois plus complexes dans leur fonctionnement, mais vraisemblablement plus efficaces en termes de service rendu et de qualité des produits. Dans un contexte économique mouvant, et dans la mesure où la place de la logique économique privée est plus présente, le triptyque « coût, délais, qualité » et l’évolutivité des projets comme des processus sont recherchés (la « reprogrammation » évoquée par Lainer et Wagner). Mais, plus profondément, cette recherche d’efficience engage un mouvement de fond des métiers de la construction vers des approches inspirées de la sphère industrielle. A ce niveau les notions de capitalisation, d’intégration des processus, d’analyse de la valeur, de qualité et de « juste à temps » ou de « flux tendu » issues des sciences de la gestion s’imposent dans de nombreuses contributions. La recherche d’une réduction des effets de coupure inhérents à la division du travail dans les processus semble porter de nombreux professionnels, notamment britanniques, à privilégier une intégration des processus (Koch, Kirk, Nicholson, Wright, Symes, Winch). Il reste cependant à s’interroger sur la variabilité de ces configurations intégrées en fonction des contextes nationaux et des types d’objet produits, ainsi que sur leurs résultats (Rouse).
Métiers et professionnalités
Enfin, au cœur de toutes les contributions se trouve la question de l’émergence de nouvelles professionnalités. Il s’agit bien là de s’interroger sur la nature et la forme des compétences qui, dans ce contexte renouvelé, se développent ou prennent place dans les métiers de la maîtrise d’œuvre. Cette question qui fait l’objet d’une contribution spécifique (Bonetti), est également traitée à au moins trois niveaux d’analyse non exclusifs.
D’abord au niveau des parcours professionnels. Par la restitution de profils et d’évolutions de carrière par les architectes eux-mêmes, c’est la construction individuelle d’une compétence qui est abordée. Les propos des acteurs relatant leurs expériences ont en effet cet intérêt rare qui consiste à croiser le structurel et le biographique. Ainsi, ils nous donnent à voir la manière dont, à l’échelle d’une trajectoire professionnelle, par la rencontre d’opportunités liées à des changements plus profonds, notamment économiques, se construit ou se modifie une professionnalité de base (Koch, Jolliet, Charrier, Godier, Lainer, Wagner, Grin, Marti).
Ensuite, au niveau des projets. La majorité des contributions rassemblées mobilisent dans leur analyse un ou plusieurs exemples de déroulement d’opération. De cette façon, c’est en fait un autre niveau et une autre temporalité du changement des professionnalités qui sont abordés. En particulier, il s’agit là de saisir comment l’interprofessionnalité en actes (Charrier, Godier) et les nouveaux enjeux du travail urbain et architectural, tels que la participation des usagers ou le développement durable (Pinto Gonçalves, Bonetti, Jollier, Grin, Marti), affectent directement des compétences instituées.
Enfin, au niveau des professionnalités. La forme des processus se modifiant, elle interroge en retour les modalités d’organisation et de réaction des professionnels de la maîtrise d’œuvre architecturale. Les questions sont ici nombreuses : les nouveaux métiers ou rôles qui s’installent dans les processus font-ils appel à des compétences véritablement nouvelles eu égard à celles, traditionnelles, des métiers de la maîtrise d’œuvre ? Ou bien, a-t-on simplement affaire à un repositionnement des métiers de l’architecture reposant sur une formation de base adaptée ? Enfin, la modification des processus génère-t-elle un recentrage des métiers sur ce qu’il est convenu d’appeler maintenant leur « cœur de compétence » ou, à l’inverse, un déplacement de leur compétence vers un autre champ ? (Bonetti, Godier, Koch, Albertsen). Ces questions demeurent ouvertes et l’objet d’un débat toujours recommencé sur l’organisation de l’interdépendance des professions.
Loin d’imposer un paradigme ou un point de vue unique, ces regards croisés de chercheurs d’horizons disciplinaires variés et de professionnels européens prolongent le chantier du réseau Ramau. Ils poursuivent ainsi l’ouverture d’un espace de réflexion et dessinent les contours d’objets de recherche renouvelés. En effet, comme le disait Roland Barthes : « Pour faire de l’interdisciplinaire, il ne suffit pas de prendre un sujet et de convoquer deux ou trois sciences autour. L’interdisciplinaire consiste à créer un objet nouveau, qui n’appartient à personne ».