Cherchant à faire advenir ce qui n’est pas encore, les démarches de projet entretiennent une connivence particulière avec l’incertitude. Dans le domaine architectural ou immobilier, le projet initie un processus de conception qui permettra, par la définition progressive de l’objet à produire, d’échapper aux incertitudes premières. La « méconnaissance » originelle porte non seulement sur l’objet à concevoir, mais aussi très largement sur les moyens nécessaires à sa conception. En effet, les commanditaires d’une opération immobilière doivent le plus souvent mobiliser des compétences dont ils n’ont pas la totale maîtrise, par exemple celles de conseillers financiers ou bien celles des maîtres d’œuvre architectes ou ingénieurs qui interviennent comme prestataires de service.
Ainsi les acteurs d’une opération immobilière, clients et prestataires, nouent des relations marquées par une incertitude commune aux divers marchés de services. Cette situation participe d’une « économie de la qualité »1 dans laquelle les phénomènes de confiance jouent un rôle décisif. Nous proposons ici d’aborder sous cet angle les relations engagées entre les entreprises industrielles et tertiaires et leurs prestataires lors de la conception de leurs lieux de travail, pour faire apparaître les liens entre les finalités du projet, les qualités de l‘objet à concevoir et les dispositifs de confiance et de contrôle instaurés entre les partenaires de l’opération immobilière.
Notre propos s’appuie sur une recherche sur l’élaboration de la commande de projets architecturaux dans ce contexte (Evette, 2000)2. Nous examinerons les incertitudes présentes dans ce type d’opération, celles qui sont inhérentes au projet comme celles qui relèvent de l’activité de l’entreprise elle-même. Nous analyserons ensuite les stratégies déployées pour maîtriser les risques qu’engendrent ces incertitudes. Enfin nous nous intéresserons aux dispositifs de confiance mobilisés dans les processus de conception et à leur articulation à des dispositifs de contrôle. Deux exemples d’architecture d’entreprise illustreront notre approche : le siège de la Compagnie Air France à Roissy (93) et la nouvelle unité de production des laboratoires Boiron à Messimy (69).
1. Les incertitudes
Les entreprises déploient leurs activités dans des locaux qui en constituent un support et un moyen d’organisation. Le plus souvent, elles évitent de s’engager dans une opération de construction et louent des surfaces offertes sur le marché immobilier. Dans certains cas cependant, elles estiment nécessaire non seulement d’investir mais d’assumer directement la conduite de l’opération immobilière devenant alors « maîtres d’ouvrage ». A quels risques s’exposent‑elles alors ?
Un premier type d’incertitude, commune aux situations de projet, provient de l’indéfinition originelle de l’objet à concevoir et se dissipera au fur et à mesure que seront définies ses qualités singulières. Cet « incertain de projet » revêt des formes particulières selon les contextes. Les projets de construction génèrent ainsi leurs propres incertitudes qui tiennent aux conditions de l’économie du bâtiment et de l’immobilier et aux relations professionnelles dans ce secteur. Ils constituent « l’incertain de la maîtrise d’ouvrage », le risque immobilier de l’opération. Ceci est d’autant plus vrai pour les maîtres d’ouvrage non professionnels (ou occasionnels) qui nous intéressent, à savoir les entreprises qui construisent pour elles-mêmes. La situation d’incertitude ouverte par la décision de construire est ici accentuée par le fait que la construction n’est pas l’activité principale de l’entreprise, pas son métier.
Pour elle, la construction ne peut s’insérer dans des routines de gestion. Il s’agit en effet de concevoir un projet immobilier et non plus un projet industriel ou tertiaire relevant de son activité ordinaire. Cet objet singulier décale la pertinence des méthodes usuelles de conduite de projet. Dans ce contexte l’intervention architecturale apparaît souvent comme un facteur d’incertitude supplémentaire car elle appartient à un univers professionnel qui lui est peu familier.
Par ailleurs, les opérations de construction peuvent être exposées à des événements imprévisibles qui viennent en perturber le déroulement. Par exemple de nouvelles réglementations de la construction, des conditions climatiques exceptionnelles ou la faillite d’entreprises contractantes ou bien encore la découverte de problèmes géologiques particuliers.
Du point de vue des acteurs exerçant, au sein de l’entreprise, le rôle de maître d’ouvrage, d’autres éléments peuvent être considérés comme des aléas parce qu’ils sont extérieurs au projet immobilier : il s’agit des événements qui affectent l’activité de l’entreprise commanditaire et qui peuvent compromettre la décision de construire, comme les variations du marché ou du cours des actions, les conflits du travail ou les fusions de sociétés. Parmi ces événements certains échappent tout à fait à l’influence de l’entreprise, par exemple certaines décisions du groupe industriel dont elle fait partie, tandis que d’autres sont simplement des éléments d’incertitude de sa gestion et sont intégrés à ce titre dans ses stratégies. Ils révèlent l’existence d’incertitudes d’un type particulier, au caractère à la fois exogène par rapport au projet immobilier, mais endogène à l’activité de l’entreprise commanditaire. Nous l’avons qualifié « d’incertain d’entreprise ».
Les incertitudes le plus souvent évoquées à propos de l’entreprise touchent à son environnement et notamment aux conditions de marché. Le rythme accru des changements qui affectent la vie économique comme l’ampleur des aléas touchant l’activité productive a posé l’incertitude comme une donnée majeure de la gestion des entreprises. Les nouveaux mots d’ordre de la recherche de performance – flexibilité, réactivité, adaptabilité – témoignent de cette prise en compte de l’incertain. Les stratégies de l’incertain tentent de donner aux dirigeants des instruments d’action dans ce contexte (Courtney, 2000).
Mais il existe d’autres registres d’incertitude, moins apparents dans les discours du management. Ils recouvrent les « dimensions oubliées » de l’organisation (Chanlat, 1990). Ce sont les dimensions politiques, sociales et culturelles, mais aussi psychologiques qui témoignent du fait que les entreprises ne sont pas seulement des organisations économiques soumises à des contraintes de performance, mais des organisations sociales complexes et conflictuelles, des institutions productrices de normes où s’exerce un pouvoir et se construit une légitimité. Ces dimensions souvent non explicitées de la gestion quotidienne émergent avec force lors d’un projet immobilier.
En effet, un projet de construction a toujours un effet global sur l’organisation de l’entreprise, même lorsque ce n’est pas son but. Dans le cas d’une création ex nihilo, il convient d’instituer une nouvelle unité de travail, c’est à dire d’en fonder les règles du jeu technique et social. Dans le cas d’un déménagement, le transfert d’un lieu à l’autre bouleverse les représentations que les membres de l’entreprise ont de leur place au sein de celle-ci. De plus, l’acte même de construire soutient la légitimé du pouvoir managérial. Il fait partie des signes d’effectivité, c’est à dire manifestant la capacité à agir, qui contribuent à cette légitimation particulièrement nécessaire lorsque les contextes de forte incertitude et l’absence de prise sur l’environnement dévoilent au contraire son impuissance (Courpasson, 1998).
Ainsi les projets immobiliers s’inscrivent dans des stratégies interne et externe et sont porteurs de l’image que les directions d’entreprise souhaitent communiquer à leurs collaborateurs et à leurs partenaires et clients. Sous le mot-valise d’image, c’est une action sur les représentations de l’institution entreprise qui est en jeu parallèlement à l’évolution des lieux et de leurs usages (Evette, Lautier, 1994).
Ainsi se tissent des liens multiples entre les incertitudes de l’activité, les projets économiques et sociaux des entreprises et les aspects symboliques de la construction et de l’architecture. Ceci éclaire les motifs de la maîtrise d’ouvrage directe et les stratégies de contrôle des risques. Nous aborderons ces questions à partir de deux opérations de construction intervenant toutes dans le cadre d’un repositionnement des entreprises sur leur marché.
Le projet de transfert du siège social d’Air France de Paris à Roissy (1991‑1995)3 s’inscrit dans contexte de crise. Pour affronter la concurrence internationale, la compagnie adopte une stratégie d’acquisition de sociétés, de restructuration interne et de recherche de productivité par de nouvelles conditions d’exploitation. Les aspects sociaux de cette mutation constituent le principal domaine d’incertitude perçu par la direction en raison de leur caractère conflictuel. Ce projet comporte un enjeu organisationnel et financier : rapprocher le siège et la direction opérationnelle et réaliser le capital investi dans l’immeuble parisien. A travers l’organisation, les finances et l’aménagement des locaux, il s’agit de rentabiliser l’activité et de forger l’image d’une entreprise efficace, rentable et conquérante.
L’opération de construction d’une nouvelle unité de production des laboratoires Boiron (1993‑1995)4 correspond à une situation de croissance de l’entreprise. Son enjeu Boiron est à la fois d’assurer son développement sur le long terme et de conférer aux produits homéopathiques la qualité et la fiabilité des médicaments reconnus par les pouvoirs publics. Selon ses responsables, cette stratégie n’ouvre pas d’incertitude particulière pour l’entreprise. Par l’adoption de nouvelles normes de fabrication, l’enjeu est de promouvoir l’image d’un véritable laboratoire pharmaceutique produisant des médicaments à l’égal des laboratoires allopathiques.
La question de l’architecture, qui est convoquée dans ces deux cas, permet de comprendre comment le projet immobilier s’articule au projet d’entreprise, comment ses finalités influent sur les qualités de l’objet à concevoir, sur les relations entre les parties prenantes du processus, notamment du point de vue de la gestion des risques et incertitudes.
2. Quelles stratégies de maîtrise du risque ?
Paradoxalement, le choix pour une entreprise industrielle ou tertiaire d’investir et de diriger la construction de ses locaux est à la fois une prise de risque sur le plan immobilier et une stratégie de maîtrise du risque sur le plan des qualités de l’objet produit (l’incertain du projet). La maîtrise d’ouvrage directe est un moyen de maîtriser l’opération du point de vue de son adaptation à la demande de l’entreprise et du processus de conception. En effet, la maîtrise d’ouvrage directe ouvre une incertitude positive qui permet d’orienter le champ de la conception vers l’enjeu stratégique de l’opération et d’appréhender le bâtiment non seulement comme un produit doté d’une valeur marchande sur le marché immobilier, mais comme un objet global doté de valeurs d’usage complexes : économique, technique, social et symbolique.
Ainsi ouverte pour l’entreprise la possibilité d’agir directement sur le projet, quels moyens employer pour maîtriser son élaboration et, conjointement, le risque immobilier ? Les voies empruntées par les deux entreprises étudiées sont contrastées et c’est la place donnée à l’architecture qui les distingue. L’une, Air France, se saisit de l’architecture pour soutenir sa mutation organisationnelle et identitaire et donne sa pleine expansion à la conception architecturale. L’autre, Boiron, se focalise sur le process industriel et le disjoint du projet architectural cantonné dans une expression des valeurs humanistes de l’entreprise. En d’autres termes les qualités recherchées dans le futur bâtiment diffèrent pour les deux entreprises et en conséquence le choix du dispositif pour les obtenir.
De même, les moyens de maîtriser les risques de maîtrise d’ouvrage (en bref, les coûts et les délais) diffèrent même si l’exigence semble aussi aiguë pour les deux entreprises.
Le siège d’Air France : projet d’entreprise et projet d’architecture
L’organisation du processus de projet vise à garantir que l’ensemble des qualités de l’objet produit serve la politique de mutation de l’entreprise. Ceci résulte à la fois de la décision du président d’Air France et du rôle joué par le directeur de projet pour traduire le projet d’entreprise dans le projet architectural.
Le dispositif de maîtrise d’ouvrage donne un rôle pivot au directeur de projet. Il est choisi à l’extérieur d’Air France par le président de la compagnie qui lui donne pour mission de réaliser une opération « exemplaire ». Le choix du directeur de projet remplit plusieurs objectifs : par son expérience de la maîtrise d’ouvrage publique, il apporte une garantie de professionnalisme et de probité dans la gestion des fonds. Son origine extérieure permet de sortir des routines de l’institution et d’innover dans le processus comme dans le produit (d’abord parrainé par un haut responsable d’Air France il intégrera, une fois l’opération engagée, l’organigramme comme directeur des affaires immobilières). Enfin, cette position du directeur de projet, assortie d’une forte délégation de pouvoir, assure le contrôle du Président sur l’opération sans lui en faire subir les incertitudes. Le directeur de projet est à la fois « l’homme du président » et son fusible, il assume le risque symbolique de l’opération. On peut assimiler sa situation à celle des acteurs de l’innovation, poissons pilotes du changement, transgressant les règles de l’institution et assumant la sanction du rejet éventuel de l’innovation (Alter, 1999).
Le dispositif de maîtrise d’ouvrage associe un volet politique, une cellule de pilotage réunissant le président, le directeur général et le secrétaire général, et un volet opérationnel, l’équipe de projet dotée de compétences en maîtrise d’œuvre et conseillée par un promoteur sur la validité immobilière de l’opération.
Pour donner à la compagnie « la possibilité d’imaginer plusieurs avenirs », le directeur de projet convainc d’organiser une consultation d’architecture pour le choix du maître d’œuvre5. Cette consultation est un moment clé de la définition de l’objet à concevoir : elle opère à la fois la sélection des prestataires et le choix des caractères principaux du projet de bâtiment. Selon les termes de B. Baudry (1995), il s’agit d’évaluer ex ante – avant la transaction – les qualités du produit et celles des fournisseurs.
Les dispositions visant à maîtriser les risques sont multiples et complémentaires :
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présélection de maîtres d’œuvre expérimentés dans la conception de bureaux et reconnus médiatiquement ;
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composition jury représentative des milieux habilités à juger la qualité du projet (Air France, responsables publics, architectes) ;
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règles du jeu de la consultation fixant au projet le statut d’esquisse à faire évoluer ;
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commission technique évaluant les projets selon le critère de réduction des risques de prix, de délais et de faisabilité.
Ces dispositions visent à choisir un projet approprié au projet de l’entreprise et un partenaire fiable, et à garantir la possibilité d’ajustements ultérieurs issus du dialogue entre maître d’ouvrage et maître d’œuvre.
La conduite de projet crée un riche flux d’information au sein de la maîtrise d’ouvrage entre l’équipe projet et les décideurs entreprises (par des notes d’aide à la décision), le personnel (exposition d’architecture), les membres du jury (dossier de consultation en forme de guide, dossier d’évaluation des projets), flux nourri par divers assistants à la maîtrise d’ouvrage. C’est un processus de production de connaissance destiné à instruire le projet et auquel est convié le maître d’œuvre. Dans cette optique on cherche à garantir la créativité architecturale et le droit de regard de l’architecte sur les arbitrages affectant les qualités du projet.
Ce processus ouvert est assorti d’un contrôle direct des phases d’études d’exécution et de chantier. Les maîtres d’ouvrage cherchent à maîtriser le risque opérationnel par l’éclatement de la maîtrise d’œuvre et la passation de marchés de construction en lots séparés, de façon à contrôler le flux d’information entre les différents prestataires et fournisseurs et à procéder eux-mêmes aux arbitrages.
Dans cette opération, la maîtrise du risque de projet s’appuie sur l’ouverture et l’instruction du processus d’élaboration et de conception du produit bâtiment ; la maîtrise du risque immobilier se fait par la réversibilité du choix de construire (on louera si nécessaire), par l’expertise extérieure et le choix d’architectes compétents en matière de flexibilité des locaux, par les dispositifs de sélection de partenaires fiables, la confiance accordée aux concepteurs et le contrôle direct du processus d’exécution.
Les laboratoires Boiron : l’innovation industrielle disjointe de l’architecture
Dans cette opération le processus de projet est organisé pour circonscrire l’incertitude au domaine de l’innovation industrielle, clé du positionnement de l’entreprise, à savoir le standard pharmaceutique de fabrication. L’objet à concevoir est d’abord technique : le process, son équipement et son implantation. Les autres qualités recherchées – esthétique, humanisme, écologie – sont « achetées » lors du choix des maîtres d’œuvre mais n’innervent pas le processus de projet.
Le dispositif de maîtrise d’ouvrage est bicéphale, à l’image de la structure de direction de l’entreprise. Le P.D.G. fixe la philosophie du projet et le directeur général (également directeur de production) ses exigences industrielles. Le directeur de l’organisation et des méthodes, nommé responsable du projet, est placé sous l’autorité de ce dernier. L’organigramme n’est pas modifié et la stabilité de la division du travail est un fondement de la sécurité de l’opération.
La dualité des qualités recherchées pour le bâtiment (culturelles et techniques) conduit, chose rare pour un équipement industriel, à une consultation formalisée pour la sélection des maîtres d’œuvre. Ceux-ci doivent se présenter en groupement réunissant ingénieurs (process et bâtiment) et architectes. Sur la base d’indications orales du P.D.G. et d’un programme court présenté par les responsables « industriels », les candidats doivent, en 10 jours présenter une réponse chiffrée, sous la forme de leur choix. S’il s’agit bien d’une esquisse, son statut n’est pas explicite. Les mots-clés sont « on vous fait confiance, donnez-nous envie de travailler avec vous ».
Sur la base d’une présélection opérée par les industriels, le P.D.G. choisit le projet qui reflète le mieux ses orientations culturelles. Les qualités principales de l’objet à concevoir sont fixées à cet instant et reproduisent la dualité de la commande : une image architecturale (principe d’urbanisme et enveloppe des bâtiments) pour les symboles et un scénario technique pour le process. Durant trois semaines les maîtres d’œuvre pressentis sont soumis à une série d’épreuves de conception technique et de chiffrage de leur proposition, puis retenus. Cette méthode aboutit à la sélection d’un partenaire aux références pharmaceutiques confirmées. Le leadership donné à la société d’ingénierie instaure une affinité professionnelle entre maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre à la fois rassurante et gage d’une bonne collaboration future pour la définition de l’objet technique. A ces garanties s’ajoutent les cautions bancaires exigées du maître d’œuvre pour contracter avec lui.
La conduite de projet porte essentiellement sur la conception du process et de son implantation. Une équipe de co-développement se met en place, instaurant une étroite collaboration entre maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre d’ingénierie. L’esquisse architecturale est adoptée comme cadre du projet et ne fait l’objet que d’adaptations mineures. Elle joue le rôle de repère par rapport aux exigences parfois contradictoires des différents services de l’entreprise. La procédure adoptée est celle du « clé en main » dans laquelle le maître d’œuvre s’engage à concevoir et réaliser l’opération à un prix et dans un délai fermes (il offre une garantie de bonne fin à 100 %). Une rigueur particulière dans la rédaction des contrats s’ajoute à ce dispositif pour limiter au maximum les risques de maîtrise d’ouvrage. Ainsi, l’aspect architectural étant fixé dès le départ et dissocié de l’aspect industriel, l’incertain de projet est encadré par la co-conception du process. La confiance accordée dans l’activité de conception est assortie de relations professionnelles très contraignantes sur le plan juridique qui visent le risque zéro sur le plan immobilier.
3. Dispositifs de confiance et de contrôle
Dans les échanges économiques et la coopération interentreprises la confiance apparaît comme un facteur de réduction des risques liés à l’incomplétude des contrats : « La confiance constitue une réponse à l’apparition d’événements – exogènes et endogènes – non prévus au départ de la relation, lorsque celle-ci est de longue durée » (Baudry, 1995, p. 96). Selon Karpik, les dispositifs de confiance permettent de transformer en engagements crédibles les contrats fragilisés par l’opacité qui domine l’économie de la qualité et par l’opportunisme des contractants. Avant la passation du contrat, les dispositifs de jugement produisent des connaissances sur les qualités du prestataire et permettent de s’engager en confiance. Dans la phase post contractuelle, les dispositifs de promesse visent à garantir les engagements des partenaires et assurer l’exécution du contrat grâce à des principes partagés d’orientation de l’action. Le tissu relationnel interentreprises fondé sur une confiance et une rationalité à caractère interpersonnel procure au système productif « une capacité d’ajustement et d’apprentissage lui permettant de conserver sa fluidité » (Neuville, 1998, p. 24).
La relation qui s’instaure entre maître d’ouvrage et maîtres d’œuvre dans les opérations de construction possède certains caractères du partenariat industriel, même si la transaction n’est souvent pas destinée à se renouveler. Sa durée et le caractère potentiel de la prestation achetée engendrent d’importantes incertitudes, à l’opposé d’une relation de fourniture d’un produit qui réduit les risques liés à l’exécution du contrat. La confiance y tient donc une place importante. C’est le cas dans les deux opérations qui nous intéressent. La confiance est différemment mise en jeu dans les deux opérations. Les dispositifs de jugement à Air France reposent sur un relais : le président pourra se fier au jugement du directeur et des membres du jury car il les a choisis sur ce critère de confiance. Ils génèrent une production importante d’information et mobilisent des expertises extérieures à l’entreprise. Dans cet ensemble le champ de l’architecture tient une place de premier plan. Pour Boiron, les dispositifs de jugement sont plus resserrés. Ils s’appuient sur la division fonctionnelle de l’entreprise, sans apport extérieur et donnent le leadership à l’ingénierie. Les deux entreprises mobilisent des dispositifs de promesse par l’examen des capacités des prestataires à dialoguer avec le maître d’ouvrage et en fixant les règles du jeu de la coopération en cours d’opération.
A ces dispositifs de confiance, s’ajoutent des « dispositifs rationnels d’évaluation » qui interviennent avant et après la passation du contrat et peuvent s’apparenter à ce que Baudry appelle la surveillance industrielle. La performance de « l’outil de travail » des prestataires est évaluée par des visites (Air France). L’esquisse de projet ne peut certes tenir lieu de « pièce type » comme dans le partenariat industriel. Elle n’en fait pas moins l’objet d’une évaluation extrêmement précise de la part des services techniques des deux maîtres d’ouvrage et de leurs conseillers. Les compétences internes et externes réduisent l’asymétrie informationnelle. En cours de contrat, les dispositifs de contrôle sur les phases de conception et d’exécution relèvent de cette surveillance.
Confiance et contrôle se construisent de pair dans cet encadrement de la relation partenariale. Toutefois, la gestion des incertitudes n’est pas identique dans les deux opérations. Pour Boiron, l’architecture fait plus l’objet d’une relation de fourniture, d’un achat au moment de la passation de contrat, que d’une relation partenariale. C’est le procédé de fabrication pharmaceutique en salle blanche qui est le véritable objet du partenariat. De plus, l’opération immobilière elle-même fait l’objet d’un contrat clé en main qui garantit la bonne fin de l’ouvrage. La relation entre Boiron et ses partenaires est ainsi davantage marquée par l’autorité – les obligations imposées au fournisseur – que l’incitation – la conception négociée du produit et les obligations réciproques des partenaires – (Baudry, 1995). Les incertitudes liées aux aspects symboliques de l’opération sont évacuées du processus, de même les interférences avec le projet technique. Des rigidités sont créées : le plan masse et l’enveloppe sont des données de contexte et donc une contrainte pour le projet industriel. Ce processus vise plus à éliminer l’incertitude qu’à la gérer et la stricte division des tâches et des champs d’action limite l’innovation au process industriel.
Dans le cas d’Air France, les aspects techniques sont moins prégnants : il n’y a pas de process industriel, mais une flexibilité organisationnelle à concevoir. On cherche à développer conjointement les aspects économiques, techniques et sociaux. Le projet architectural est sollicité pour donner une réponse globale aux incertitudes nées de la crise. Le dispositif vise alors à garantir l’autonomie du maître d’œuvre architecte. Le directeur de projet et l’architecte vont devenir des alliés face aux aléas de projet émanant de l’entreprise elle-même, nouant une coopération qui excède les clauses du contrat, ou plutôt situe la relation interpersonnelle au cœur de la dynamique partenariale. Les dispositifs de confiance jouent à plein pour « compléter » le contrat tout en s’accompagnant d’un étroit contrôle de la phase d’exécution.
Confiance et contrôle, incitation et autorité sont ainsi associées de manière étroite et complexe par les entreprises qui désirent maîtriser la conception et les qualités singulières de leurs lieux de travail pour les plier à leurs choix de management et de développement.