L’architecte : entre le service et l’œuvre

The architect: between service and work

Christophe Camus

p. 193-208

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Christophe Camus, « L’architecte : entre le service et l’œuvre », Cahiers RAMAU, 2 | 2001, 193-208.

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Christophe Camus, « L’architecte : entre le service et l’œuvre », Cahiers RAMAU [En ligne], 2 | 2001, mis en ligne le 08 novembre 2021, consulté le 23 novembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/540

Après avoir évoqué des travaux antérieurs et donné quelques éléments de définition de l’œuvre et du service, notant aussi comment ces deux termes et notions s’opposent, l’objet de cet article est de comprendre l’activité des architectes maîtres d’œuvre à partir précisément de ces deux notions. L’auteur prend comme point de départ les reproches généralement adressés aux architectes par divers interlocuteurs (depuis la littérature comme dans Flaubert en passant par les théories récentes de l’architecture jusqu’aux conseils donnés aux maîtres d’ouvrage). L’auteur tente alors de comprendre les ressorts particuliers du dialogue des architectes avec les clients et usagers de leurs réalisations. En se limitant volontairement au contexte français et à l’exercice de maîtrise d’œuvre, il examine ensuite ce que font les architectes en s’appuyant sur les résultats d’un travail d’observation de l’activité d’une agence d’architecture qui permet de mettre à jour le détournement du service au bénéfice de l’œuvre architecturale qu’entreprennent ses concep­teurs. Ayant montré comment les architectes se centrent souvent sur l’objet architectural, en semblant délaisser ceux qui l’habitent ou l’utilisent, l’auteur explique alors ce choix en recon­sidérant la question des destinataires de l’architecture en attente de services.

After having discussed prior works and given some elements of definition of work and of service, highligh-ting how these terms and notions can be opposed, the aim of this article is precisely to unders-tand the building architects’ activity through these two notions. The author begins with the reproaches often aimed at architects by those they are dealing with (starting with what can be found in the literature, as in Flaubert for example, continuing with recent architectural theories, and then advice given to those commissioning buildings). The author then tries to understand the particular incentives of the dialogue between architects and clients or the end users of their work. While limiting the survey to the French context, the author studies what archi-tects do using a survey of the activity of an architecture agency, bringing to light the way desi­gners reinterpret services to the benefit of their architectural work. After having shown how architects often focus on the architectural object, seeming to forsake those who live in it or use it, the author then explains this choice by reconsidering the question of architectural clients expectations of services.

Pour comprendre la pratique des architectes maîtres d’œuvre1, nous nous appuierons sur l’opposition entre une logique de service et une valorisation de l’œuvre. Au-delà du culte romantique de l’œuvre architecturale, nous montrerons que cette opposition est efficace pour comprendre les malentendus qui existent autour du travail des architectes tout en réactualisant d’autres grandes oppositions : art vs. économie ou artistes vs. managers (Chiapello, 1998). Mais d’abord précisons les deux termes de cette opposition : Qu’est-ce qu’une œuvre ? Qu’est-ce qu’un service ? Et en quoi s’opposent‑ils?

Sans entrer dans une discussion systématique de la notion d’œuvre nous insisterons sur le fait qu’elle renvoie à la fois à une production particulière et à l’ensemble de la production d’un artiste ou d’un architecte. Autrement dit, l’œuvre peut désigner une réalisation particulière contribuant décisivement à la reconnaissance de l’architecte (Camus, 1996, pp. 126‑128). Plus fondamentalement, Mikel Dufrenne questionne la notion en soulignant que : « Nous vivons dans un monde peuplé des produits de l’homo faber. » (Dufrenne, 1985) Ainsi, la notion d’œuvre semble consubstantielle à l’homme à tel point que la théologie et la philosophie s’y intéressent en ce qu’elle « signifie alors non seulement ce que l’homme produit, mais ce qu’il fait et ce qu’il devient en faisant, parce que faire lui est essentiel. » De ce point de vue, l’œuvre d’art incarne l’œuvre par excellence. Alors, il faut se demander, qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? La réponse la plus commune consiste à exemplifier la notion en renvoyant au contenu des musées, des bibliothèques ou à… l’Acropole. Ainsi, indique M. Dufrenne : « l’œuvre, c’est cet objet qui s’offre à vous, achevé, massif, durable ; même à l’état de ruine ou de fragment, cet objet est encore une œuvre ». Mais cette réponse évocatrice ne satisfait pas le philosophe et le conduit à s’interroger sur ce qui « distingue le Parthénon d’une ruine quelconque ? ». La distinction s’opère à travers l’opinion générale, les experts ou une « instance légitime de légitimation » rappelle M. Dufrenne en renvoyant à P. Bourdieu.

Pour ce qui nous intéresse directement, rappelons que des travaux ont montré que les revues d’architecture pouvaient jouer un rôle de légitimation et de diffusion de l’architecture consacrée (Lipstadt et Mendelsohn, 1980 ; Biau, 1999).

Dans sa conception traditionnelle, l’œuvre traverse l’histoire, remporte les épreuves de la critique qui lui permettent d’être distinguée. L’œuvre n’existe pour elle-même qu’à condition d’être quelque peu désignée ou médiatisée ; elle peut aussi rencontrer un public plus large qu’elle contentera (ou mécontentera) ; et enfin, elle existe pour son auteur qui se révèle et se manifeste à travers ses œuvres.

Mais cette conception de l’œuvre, se trouve fortement remise en question par une critique qui s’attaque d’abord à sa théologie et son idéologie. Au XXe siècle, la pensée structuraliste remet en question le sujet créateur. Dans ce contexte, l’œuvre intéresse plus que son auteur. L’œuvre est pensée dans sa relation à d’autres œuvres ou au genre dans lequel elle s’inscrit. Elle est également envisagée dans sa relation avec des « œuvres possibles » sur le modèle de la littérarité. Dégagée de son auteur voire de ses récepteurs, l’œuvre peut être conçue comme un signifiant qui actualise sa picturalité ou son architecturalité comme le rappelle M. Dufrenne. Ainsi, la définition de l’œuvre architecturale qui nous intéressera, parce qu’elle mobilise les architectes, renvoie à un objet immobilier conçu par un architecte et identifié comme appartenant au champ de l’architecture.

La notion de service est tout aussi difficile à définir sinon en termes administratifs ou comptables. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer comment H.A. Simon définit « les organisations prestataires de service » en les opposant aux « organisations productrices de marchandises » et surtout en se focalisant sur l’opposition entre « produire des maisons » et « offrir des logements » (Simon, 1983)2. C’est précisément ces « deux versions de la même activité économique » qu’il nous faut essayer de comprendre. Pour cela, il nous faut revenir à une définition générale de la notion de « service » que nous tenterons de transposer au travail des architectes.

S’attaquant à la définition des « relations de service », Jean Gadrey commence par rappeler que la notion est moins fixée que d’autres (relations industrielles, salariales ou marchandes) (Gadrey, 1994). Ce chercheur note que ces relations « se nouent entre des individus et parfois entre des organisations ». Ces relations peuvent être formalisées diversement en fonction des acteurs qui y interviennent ou des registres d’interaction tout en mettant l’accent sur la configuration client/prestataire/problème. Sans entrer dans les détails de cette approche, inspirée par E. Goffman, il est intéressant de ramener ces formalisations à la situation de production de bâtiment. En effet, dans ce secteur d’activité les relations sont compliquées par la multiplication des prestataires et par l’éclatement de la figure du client (maître d’ouvrage, usager, etc.). Plus globalement, certaines analyses des relations de service s’intéressent aux compétences requises par ce type d’activité. Celles-ci peuvent prendre en compte les compétences relationnelles ou les jeux de pouvoir afin de déterminer leur contribution à l’activité et au professionnalisme des agents. L’enjeu de ces questions est de mettre à jour une compétence professionnelle dédiée aux relations de service.

La relation de service est aussi lue en termes de « coproduction ». Bien que toutes les relations de services ne soient pas assimilables à de la « coproduction » ou de la « participation », cet aspect constitue un point important pour le domaine qui nous intéresse. En effet, la conception architecturale est un service où il faut considérer le client « comme “un facteur de production”, influant à ce titre sur la productivité des services » (Gadrey, 1994 citant V. Fuchs, p. 383).

La temporalité de la relation de service est aussi une donnée essentielle. Gadrey insiste sur le fait que cette relation s’inscrit dans la durée par des relances ou des fidélisations. Si les architectes semblent souvent éloignés de ces démarches commerciales, leurs relations de service, organisées autour de la conception de bâtiments, se déroulent néanmoins sur une période temporelle assez longue avec tous les aspects positifs ou négatifs que cela implique. Une relation forte se noue sur une période longue et intense sans qu’elle puisse être pour autant qualifiée de « durable ».

Il apparaît que les relations de service ne se limitent pas aux rapports directs noués entre prestataire et client mais font également intervenir des bénéficiaires plus divers notamment dans le cadre des services publics. L’analyse des relations de service conduit alors à s’intéresser au « processus de “construction sociale” des usagers ou clients » ainsi qu’à « la façon dont l’usager construit ou “cadre” sa demande » (Gadrey, 1994, p. 385). Pour finir, il faut signaler que les relations de service ne se développent pas uniquement pour répondre à des besoins en termes de service mais aussi pour contenter une clientèle solvable (voire pour créer du lien social à destination de populations désaffiliées socialement).

A partir de ces notions d’œuvre et de service, nous tenterons de comprendre l’activité des architectes maîtres d’œuvre. Nous partirons d’abord d’une revue des reproches généralement adressés aux architectes par divers interlocuteurs. Plutôt que de stigmatiser une prétendue idiotie sociale des architectes (Flaubert), nous tenterons de comprendre les ressorts particuliers de leur dialogue avec les clients et usagers de leurs réalisations. Nous limitant volontairement au contexte français et à l’exercice de maître d’œuvre, nous examinerons ensuite ce que font les architectes en nous appuyant sur les résultats d’un travail d’observation de l’activité d’une agence d’architecture3. Celui-ci nous permettra de mettre à jour le détournement du service au bénéfice de l’œuvre architecturale qu’entreprennent ces concepteurs. Ayant montré comment les architectes se centrent souvent sur l’objet architectural, en semblant délaisser ceux qui l’habitent ou l’utilisent, nous expliquerons ce choix en reconsidérant la question des destinataires de l’architecture en attente de services.

1. Lorsque le service laisse à désirer

La situation professionnelle des architectes peut sembler quelque peu paradoxale. S’il est indéniable qu’ils réalisent ici et là des bâtiments qui remplissent globalement les services qu’on peut en attendre, cette activité ne semble pas s’accompagner d’une reconnaissance automatique de la compétence de ces professionnels de l’architecture. L’architecte semble susciter des jugements ambivalents de la part de ses commanditaires comme de ses partenaires. Sans entreprendre la généalogie de cette mauvaise réputation, nous en tracerons les grandes lignes afin de mieux comprendre ce qui est généralement attendu des architectes (notamment une attente de service).

Déjà ancienne, la mauvaise image de l’architecte tient des idées reçues stigmatisées par Flaubert : « Architectes : Tous imbéciles. Oublient toujours l’escalier des maisons. » Mais cette réputation littéraire continue d’influencer la perception des architectes par leurs clients potentiels ou par les usagers de réalisations architecturales. Cette idée reçue ne stigmatise pas l’étourderie des architectes mais insiste sur leur négligence vis-à-vis des détails ou de l’usage ordinaire de leurs œuvres. Dans cet esprit, plus une construction est identifiable comme relevant de l’architecture plus elle a de chance de négliger l’usage et le service rendu aux usagers. Loin de Flaubert, cette vision est reprise par des théoriciens de l’architecture comme C. Norberg-Schulz qui en font un argument en faveur d’une modernisation de la pratique : « La situation actuelle de l’architecture est confuse et déconcertante. Les clients se plaignent constamment que les architectes échouent à les satisfaire, tant du point de vue pratique qu’esthétique et économique. » (Norberg-Schulz, 1988, p. 11).

Ainsi, la production architecturale est renvoyée du côté de l’œuvre (de la sculpture plus que du bâtiment) produite par un architecte forcément « artiste ». Sans aller jusqu’à se plaindre d’oublis concernant des réalisations, les agents administratifs d’une agence d’architecture que nous avons étudiée (Camus, 1998) pouvaient stigmatiser les différences de mode de pensée et l’incompréhension existant entre les concepteurs et eux-mêmes. Un architecte était ainsi qualifié d’artiste qui ne prend pas la peine de répondre à un client ou au banquier de l’agence alors qu’un autre était réputé oublier les horaires des secrétaires. Ce qui était reproché au premier architecte relevait d’une absence de prise en compte des réalités financières ou du rapport au client-roi4. Alors que le reproche adressé au patron de l’agence renvoyait plutôt à une organisation du travail centrée sur le projet où la réalisation doit se faire sans compter son temps et celui des autres. Quelle que soit la légitimité de ces reproches, ils s’appuient sur l’idée que l’architecte se consacre à un projet personnel mené indépendamment de leurs différents partenaires, des banquiers et surtout des clients.

L’architecte, en général, est supposé ne pas s’intéresser à son client ou à son commanditaire parce qu’il se préoccupe d’autres questions. L’hypothèse qu’il remplirait une mission d’intérêt général au profit des usagers de l’architecture, qui ne correspondent pas forcément au client, se trouve balayée par le reproche de ne pas dialoguer avec un public inexpérimenté5. Selon ces divers reproches, les architectes ne tiendraient pas suffisamment compte des clients ou des usagers et se consacreraient à « l’architecture ». Ce reproche pose évidemment la question de la définition de cette architecture ou de la production architecturale. En faisant appel à une opposition commune entre beau et utile, il semble que ce qu’on reproche aux architectes est de ne pas développer une offre de service et d’imposer une œuvre parfois encombrante.

Il faut noter que cette polarisation sur l’œuvre est fortement liée à la culture artistique de la profession6. Pourtant, le résultat de tout cela ne conduit pas automatiquement à une incompréhension généralisée ou une absence totale de coopération entre architectes et clients mais à des relations professionnelles ambivalentes.

Ce reproche est tellement général qu’il se trouve rappelé dans un manuel préparant les futurs maîtres d’ouvrage à gérer au mieux leur projet et leur relation au concepteur : « Les maîtres d’ouvrage déçus ont, bien souvent, tendance à reporter la responsabilité des imperfections sur l’architecte, bouc émissaire tout désigné qui ne pense qu’à son architecture. D’ailleurs ne dit-on pas que : « les architectes se font plaisir… » (AMO, p. 14). Cet avertissement veut inciter les futurs commanditaires à choisir l’architecte qui sera susceptible de les entendre et de tenir compte de leurs priorités. Consciente de ces difficultés de communication, une société d’ingénierie en fera un argument en faveur d’un partenariat avec certains architectes. Dépendante des architectes pour accéder à certains marchés, cette société défend sa compétence à décrypter les attentes du client et à aider les architectes à bien répondre à ce qui leur est demandé. Par exemple, nous avons observé la manière dont le « commercial » d’une société d’ingénierie stigmatisait les défauts de communication des architectes en rappelant l’entraînement qu’il faisait subir à son architecte afin qu’il sache bien répondre aux demandes des futurs clients et évite de trop leur parler d’architecture (Camus, 1998). Il faut noter que certaines sociétés d’ingénierie sont obligées d’intégrer ce rôle d’intermédiaire dans la démarche commerciale qu’elles entreprennent auprès de leurs partenaires architectes précisément parce qu’elles ont identifié une transformation de la commande. En effet, le client ne cherche plus obligatoirement à se faire construire un équipement mais plutôt à résoudre un problème économique ou social.

Les recommandations du manuel destiné aux maîtres d’ouvrage ou les propos d’un partenaire du monde de l’ingénierie, attirent l’attention sur ce défaut de communication propre à la profession (maîtrise d’œuvre libérale). Cela, même si l’exception vient souvent confirmer la règle : chacun semble chercher et parfois trouver son architecte capable de l’entendre en acceptant de modérer sa passion architecturale. Ces différents protagonistes admettent qu’il existe des architectes sachant communiquer et entretenir une véritable relation de service. Ainsi, ces capacités ne relèvent pas de la profession mais appartiennent à quelques professionnels exceptionnels qu’il faudrait identifier.

Si bien que le petit guide destiné aux maîtres d’ouvrage, précédemment cité, instrumentalise judicieusement cette position lorsqu’il recommande de choisir son architecte en fonction « de la qualité des rapports » établis avec eux, de « leur méthode de travail » et en suggérant de se poser des questions du type : « Communiquent-ils facilement, ont-ils l’habitude de travailler en équipe avec d’autres partenaires ? » (AMO, p. 33). La philosophie générale de cette méthode revient à considérer que pour « donner le meilleur de lui-même et laisser libre cours à son talent, l’architecte a besoin d’avoir en face de lui un interlocuteur qui sache ce qu’il veut et lui fasse partager une certaine idée de son entreprise. » (AMO, p. 18). Il va sans dire que ces judicieux conseils vont à l’encontre d’une culture de l’image et de l’œuvre qui caractérise le milieu professionnel de l’architecture.

Que leurs auteurs soient usagers, clients, observateurs ou théoriciens de la pratique architecturale, les différents reproches adressés aux architectes mettent unanimement l’accent sur une inadéquation entre une attente en termes d’usage ou de services et une réponse d’ordre symbolique ou esthétique. L’architecte y est présenté comme un professionnel qui n’entend rien aux questions qu’on lui soumet et qui poursuit ses propres idées architecturales. Cette stigmatisation d’une figure de l’architecte qui n’appartiendrait pas au même monde que les usagers ou les producteurs, semble constituer une idée reçue qui recouvre imparfaitement une réalité sociale plus subtile. En effet, même protégés par un cadre juridique spécifique, il semble peu probable que des comportements de ce type se maintiennent longuement face à une implacable réalité économique et productive.

2. Le détournement du service au bénéfice de l’œuvre

Les différents reproches adressés aux architectes ne remettent pas en cause la légitimité sociale de l’architecture, ils interrogent les compétences de ces professionnels et notamment les compétences à répondre adéquatement à un client. En effet, les analyses de la collaboration entre un maître d’œuvre et son commanditaire tendent à montrer qu’ils ne parlent pas le même langage et surtout que le concepteur répond toujours à côté de ce qui est demandé. Il est possible de simplifier cette question, en considérant que l’architecte propose une œuvre lorsque le commanditaire se contenterait volontiers d’un simple service.

Mais nous ne pouvons dire, comme le laissaient entendre les secrétaires de l’agence que nous avons étudiée, que les architectes sont incapables de tenir compte des réalités économiques et d’adopter une posture favorable aux relations de service ! La réactivité de l’agence observée dans un contexte de crise de la commande donne au contraire à penser que ses activités sont adaptées à la situation et à la demande.

Cependant, il semble intéressant de revenir sur les activités des architectes dans leur rapport au service. Au cours de l’observation, nous avons pu constater que les concepteurs effectuaient toutes sortes de tâches mais à condition que celles-ci ne remettent pas en question leur posture d’architecte. Ainsi, se consacrer pendant une très longue période à la gestion commerciale et financière d’une agence d’architecture est envisagé comme un moyen de se rendre utile ou de décrocher de nouvelles affaires plutôt que comme un choix organisationnel à plus long terme. L’architecte faisant office de responsable de l’agence ne pourra donc assumer cette position et surtout les tâches qu’elle implique que comme voie d’accès à de nouvelles commandes de maîtrise d’œuvre.

Cette position délicate se trouve résumée dans des détails comme l’usage d’une table à dessin en guise de table de bureau par l’architecte responsable de l’agence. Cet emblème de la conception permet d’indiquer aux clients ou aux partenaires qu’ils ne discutent pas avec un responsable d’entreprise comme les autres mais qu’ils ont affaire à un architecte qui pourra éventuellement s’y référer pour montrer l’état de ses affaires et de son activité.

Si la responsabilité de la gestion de l’agence est une fonction trop symbolique pour pouvoir être confiée à un non-architecte, elle ne doit pas priver celui qui s’y consacre de sa position de concepteur.7 Dans une situation de raréfaction de la commande, l’architecte qui l’assume passe plus de temps que de coutume à démarcher d’éventuels clients ainsi qu’à exposer ses compétences et ses références. Il acquiert ainsi une indéniable compétence en matière de relations de service. Mais cela importe peu, il a surtout l’impression de ne plus faire que cela au risque de ne plus être perçu comme architecte. Il lui faut donc réassurer sa position vis-à-vis de ses collègues. Et d’autant plus que certains collègues sont moins exposés à la crise parce qu’ils interviennent sur des missions plus assimilables au service (études, design).

Il est intéressant de souligner qu’à l’intérieur d’une même agence, une certaine concurrence peut s’exercer entre l’activité de production d’œuvres architecturales et l’offre de services moins prestigieuse mais parfois plus rentable. Ainsi, la rémunération de missions de conseil fait vivre l’agence quand la maîtrise d’œuvre n’est plus sollicitée. L’opposition entre ces deux types d’activités est évoquée par un programmiste de l’agence qui explique qu’il effectue des missions que les maîtres d’œuvre dédaignent ou surfacturent ! Dans ce contexte particulier, le principal architecte de l’agence est même conduit à accepter des commandes peu glorieuses pour contribuer à la survie de son entreprise économique mais avec le secret espoir que cela puisse déboucher sur des commandes d’œuvres architecturales. Dans ces différentes situations, l’architecte légitime ses activités au nom d’une logique de l’œuvre qui le désigne comme architecte. Cette hiérarchie des activités rend insupportable une situation où le déploiement de relations de service n’entraîne pas autant de réalisations de bâtiment. Une offre de services trop importante et autonome signifie un changement d’activité, une perte d’identité professionnelle voire une inacceptable reconversion.

Ces exemples montrent comment la logique de service peut structurer l’activité de l’architecte à condition de se plier à une logique de l’œuvre sur laquelle nous allons revenir. Mais il faut d’abord souligner que la subordination symbolique du service à l’œuvre peut annuler la notion même de service. Pour le dire simplement, l’architecte semble souvent, aux yeux de ses commanditaires et des usagers, préférer son bâtiment sinon l’image qu’on peut en retenir aux attentes des sujets qui l’habitent ou le parcourent. Pour comprendre tout le sens de cette critique qui reprend à son compte quelques idées reçues, il faut considérer le service de l’architecte comme une transformation du problème initial en quelque chose qui soit susceptible de se transposer dans un registre architectural. En effet, l’architecte ne peut pas se faire sociologue ou politicien et les souhaits, les désirs ou les problèmes qui lui sont soumis ne prennent sens dans sa pratique qu’en tant qu’ils sont transmutés en espaces et en formes architecturales. Cette opération peut donner l’impression à certains destinataires que le service serait en quelque sorte faussé. Mais cette impression peut être généralisée à d’autres relations de service qui se caractérisent également par « la façon dont l’agent construit socialement le client ou l’usager, transforme son problème ou ses questions en cas (typification), mobilise ensuite des routines, des méthodes » (Gadrey, 1994, p. 385). L’architecte n’est donc pas le seul à offrir un service dans lequel le bénéficiaire n’est pas obligé de se reconnaître et de sentir satisfait8.

Insatisfaisante ou déstabilisatrice, l’intervention de l’architecte semble différente de celles qui caractérisent la plupart des autres professionnels ou agents sociaux. Il apparaît d’abord que cette intervention matérialise et fixe des usages qui étaient auparavant plus labiles. Ainsi, le service semble détourné puisque ce qui paraissait relever du conseil, de la prestation intellectuelle ou de l’objet virtuel, engage et veille jalousement à sa matérialisation. Enfin, la réalisation architecturale vient transformer la demande souvent collective ou sociale en une création personnelle. C’est dans ce sens qu’on peut parler d’un détournement de service propre à l’activité architecturale9.

3. Que faire des destinataires de l’architecture ?

Nous avons vu que l’autonomisation de l’œuvre renforce l’idée d’un service impossible puisque l’architecte semble concevoir un bâtiment habitable et fonctionnel alors qu’il s’intéresse essentiellement à l’image ou à l’architecturalité de ce dernier. En fait, comme l’exprime bien un historien de la discipline : « l’architecture est un art avec ses propres traditions et pas une science, de telle sorte que son intérêt pour l’imagerie est au moins aussi vital que le solutionnement de problèmes pratiques » (Watkins, 1979, p. 16). Et cette tendance enracinée dans l’histoire de cet art, se retrouve dans le mode d’existence contemporain de l’architecture qui met l’accent sur une simulation, aussi exacte et réaliste que possible, de bâtiments et d’aménagements sans que cela ne préjuge en rien de leur éventuelle réalisation. A un tel point que l’objet, bâti ou fini, semble de plus en plus conçu pour faire signe iconiquement, pour produire des images, en plus d’une réalité appréhendable par des sujets humains dans l’espace.

Cette polarisation sur l’image ne doit pas être considérée comme le trait constitutif d’une culture (même professionnelle) mais doit être réinterprétée dans une stratégie de positionnement professionnel et dans une pensée du visuel ou de l’objet.

En effet, le positionnement professionnel des architectes ne semble pas devoir passer par la mise en avant d’une logique de service. Comme nous l’avons vu, ces derniers se méfient de l’affichage de compétences trop générales et trop facilement comparables à celles de leurs partenaires. Et si leur définition du métier d’architecte passe par des formules valorisant la relation de service (« L’écoute des usagers », « Le souci du confort de travail et de vie », dans la plaquette de présentation de l’agence observée) c’est à condition que ces compétences servent une œuvre architecturale (« Cette attention pour les usagers et les usages nous amène à réaliser des architectures belles et cohérentes », dans la même déclaration d’intention : Camus, 1998, p. 63). En effet, c’est cette dernière qui sera reconnue par les pairs et constituera une justification et une légitimation professionnelle définitive dans le champ de l’architecture.

Même les architectes les plus sensibilisés aux questions d’usage doivent tenir compte de la logique du champ architectural dans leurs argumentaires axés sur la compétence. Il s’agit souvent de réintroduire l’objet architectural comme finalité du service. Par exemple, les architectes de l’agence observée décideront d’élaborer une présentation de leur activité centrée sur le service plutôt que sur les réalisations mais en insistant sur les dernières photos d’une œuvre récente ! La prédominance de l’œuvre architecturale rejaillit sur cette tentative de mise en valeur du service.

Comme nous l’avons précédemment montré, l’expression de la compétence des architectes fait souvent appel à la présentation de leurs performances en matière de réalisation architecturale. Cette façon de dire ce qu’on sait faire conduit à masquer le rapport des professionnels à leur activité au profit d’objets dotés d’une autonomie d’action et d’engendrement10. Ainsi, les architectes ne disent pas vraiment ce qu’ils ont fait de spécifique dans tel ou tel bâtiment mais signalent indirectement les qualités de cet objet architectural (Camus, 1996). Cette manière de dire ce qu’on fait tient à la double allégeance des architectes à la logique de service et surtout à celle de l’œuvre. Position qui donne l’idée que les architectes ne sont pas choisis parce leurs clients ou leurs commanditaires les jugent compétents mais parce qu’ils semblent désignés comme tels au moyen d’un effet du champ architectural.

Stratégique, cette valorisation par les architectes d’une œuvre qui est souvent un objet, remplit également une fonction conceptuelle (Conan, 1990 ; Boudon, 1992 ; Jeantet, 1998). Ces manipulations de l’objet architectural simulent le rapport au client et le service en les intégrant au travail de l’œuvre. Autrement dit, la logique de l’objet n’est pas seulement une vue de l’esprit des architectes mais découle bien d’un système de production particulier qui met l’accent sur le pouvoir symbolique de l’architecte et de l’espace.

Bien que symbolique, cette logique détermine l’activité concrète des maîtres d’œuvre à différents moments du processus de production de l’architecture. Elle joue notamment un rôle essentiel dans la détermination des architectes à exploiter tous les aléas de la réalisation d’un bâtiment pour en améliorer la forme et assurer une continuité du service.

Par exemple, nous avons pu observer comment les architectes d’une agence étudiée réagissaient aux exigences de leur client. Dans un contexte de détérioration des relations avec ce dernier, les maîtres d’œuvre acceptaient d’organiser une visite improvisée du chantier aux membres du conseil d’administration de l’entreprise commanditaire parce qu’ils pensaient pouvoir restaurer une relation de service autour du bâtiment. En outre, cette présentation au client d’un bâtiment en cours de construction permet une mise scène de l’œuvre architecturale. Si l’état d’avancement du chantier ne laisse voir que la structure en béton du bâtiment dans laquelle ont été disposés quelques échantillons (faux plafonds, fenêtres, etc.), il permet aux architectes d’organiser un parcours et de préparer une description montrant ce qui n’est pas encore visible sur le terrain. Toute cette préparation fait voir aux usagers le futur bâtiment et ses détails architecturaux essentiels aux yeux des professionnels.

Nous comprenons à partir de cet exemple comment le maître d’œuvre utilise l’objet architectural pour répondre aux exigences de son client. C’est parce que cet objet, immobilier pour les uns ou technique pour les autres, est une œuvre pour les architectes, qu’ils s’en préoccupent autant. Cette relation à une œuvre rend plus acceptable l’exigence des clients et la mobilisation presque sans limites des architectes. Cette situation compte également dans une dynamique d’amélioration de la qualité puisque l’architecte s’y envisage toujours comme un auteur responsable de ce qui se fabrique parfois sous la contrainte de décisions de ses partenaires, de défaillances de certaines entreprises de construction ou des difficultés financières du client. Mais cette implication de l’architecte vis-à-vis de sa réalisation n’est pas valorisée comme service, parce qu’elle ne répond pas obligatoirement à une attente formulée par le commanditaire voire parce qu’elle semble s’enfermer dans un langage codé que ne partage pas le client.

Ce conflit des attentes se retrouve d’ailleurs au centre de l’agence étudiée. Dans ce cadre, programmiste et architecte s’opposent sur les manières d’évaluer des opérations architecturales produites en commun. Se situant plus facilement du côté du service, le programmiste privilégie la modularité d’une réalisation qui intéresse plutôt le maître d’œuvre dans sa dimension formelle et plastique. A propos d’une autre opération, l’architecte excuse les renoncements opérés à partir du projet initial, qu’il attribue à une compression de budget, alors que le programmiste pense qu’on peut faire de la bonne architecture quel que soit le budget. Les deux concepteurs interviennent à des niveaux différents et évaluent de manières différentes le produit de leur travail. Il est légitime que le programmiste, qui est aussi architecte d’intérieur, privilégie l’adaptation à l’activité et le fonctionnement des espaces, alors que l’architecte s’intéresse à un objet d’ensemble dans ses aspects visuels. On notera qu’il est plus facile au programmiste d’isoler des portions d’un projet qui sera d’un seul bloc pour l’architecte. Ce conflit des évaluations fait ressortir tout l’attachement des architectes à un objet architectural total. Quels que soient les aléas de sa conception et les aventures de sa construction, l’objet conçu par l’architecte constitue une œuvre plutôt qu’un ensemble de réalités séparables.

Constitutive d’une mythologie aussi bien que d’une culture professionnelle, la polarisation sur l’œuvre présente l’avantage de concrétiser le travail effectué en déplaçant et en simulant la relation de service. Cette position particulière des architectes interroge la notion de service, puisqu’elle lui substitue un objet architectural censé répondre en soi à l’ensemble des demandes du commanditaire. On comprendra que cette solution n’est pas forcément du goût de tous les clients qui ne sont pas toujours sensibles à l’architecture ou à son image et peuvent attendre un service identifié dans un dialogue avec les professionnels en plus de la qualité générale du bâti. Il faut aussi à redéfinir la relation fortement personnalisée qui s’établit entre l’architecte et son commanditaire. Cette relation apporte, dans le meilleur des cas, un surcroît de responsabilité et d’engagement mais sa personnalisation suscite également les reproches traditionnellement adressés aux architectes. Il faut s’interroger sur la productivité d’un engagement qui ne se rend pas suffisamment explicite.

Dans un texte venant en conclusion d’une série de séminaire sur les projets architecturaux et urbains, Michel Callon pose la question des services d’une manière assez proche de ce que nous avons voulu faire (Callon, 1998). Discutant les thèses de l’ingénierie concourante (Midler, 1998), cet auteur relève deux définitions de la notion de service. La première renvoie à la Comptabilité Nationale et ne s’intéresse pas au fonctionnement spécifique de ces activités alors que la seconde se construit sur l’opposition entre produit et prestation de service soulignée par H.-A. Simon. Cette opposition permet de mettre à jour une tendance propre aux économies occidentales avancées où le développement des services se ferait en remplacement de la production manufacturière. Dans ce contexte, nous comprenons qu’il soit tentant pour les architectes de présenter une pratique moderniste fondée sur la logique de service. Pourtant, s’appuyant sur une lecture minutieuse de la pratique architecturale et sur les analyses plus globales prônées par la sociologie de l’innovation, M. Callon insiste sur « une évolution d’ensemble qui conduit à une intrication de plus en plus forte, de plus en plus serrée des activités qui relèvent de la production manufacturière et des activités qui relèvent de la prestation de service » (Callon, 1998, p. 208). Comme nous l’avons montré, cette hybridation du produit et du service est donc familière aux architectes bien que ces derniers aient plutôt tendance à transmuter le produit en œuvre au prix d’une certaine sacralisation qui intervient dans ce que M. Callon propose de rattacher à une « économie de la qualité ».

Comme le montre cet auteur, cette qualité ne repose pas sur une transaction qui n’engagerait que deux partenaires (le client et le prestataire) mais convoque un tiers qui peut être un certificateur ou, le plus souvent, un réseau social et politique plus étendu. Ainsi, cette problématique renvoie à la discussion politique des choix architecturaux comme à la constitution d’un milieu critique favorisant les « créations légitimes » et permettant que les usagers s’y reconnaissent.

Nous avons montré que certains architectes savaient valoriser la relation de service et insister sur le rôle de l’œuvre, non pas comme forme définitive ou omnisciente mais comme moyen d’engager la discussion de façon constructive. Cette relation de service tendant vers une œuvre constitue donc une solution à explorer et à analyser.

1 Effectuant la conception d’un projet d’architecture et éventuellement la surveillance des travaux. (Pour plus de précisions : Trottier, 1997 ;

2 « Une maison est une marchandise tangible qui peut être fabriquée et répartie à travers les mécanismes traditionnels du marché ; le logement est un

3 Cet article s’appuie sur une étude de terrain effectuée sous la forme d’observation participante au sein d’une agence parisienne consacrant depuis

4 Voir les définitions du Client et Client-roi (Etchegoyen, 1994).

5 Il y aurait donc un dialogue de sourds entre les architectes qui s’enferment dans leurs préoccupations et un langage forcément codé quand : « Le

6 Ainsi, C. de Montlibert (1995) décrit le système de valeur des architectes qui les incite à privilégier un esprit artiste plutôt que de développer

7 Ces observations confirment les constats de R. Moulin (Moulin, 1973) et de C. de Montlibert (Montlibert, 1995) concernant l’ambivalence des

8 Les défauts de l’administration ou de divers services sociaux sont aussi analysables dans ces termes (Weller, 1994).

9 Ce détournement de service que stigmatisait Umberto Eco : « C’est dans ce sens que l’on peut dire que l’architecture est un service ; non pas au

10 Erwin Goffman a pu en généraliser le principe de la manière suivante : « lorsque dans une interaction l’acteur présente un produit à d’autres

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1 Effectuant la conception d’un projet d’architecture et éventuellement la surveillance des travaux. (Pour plus de précisions : Trottier, 1997 ; Haumont, 1999).

2 « Une maison est une marchandise tangible qui peut être fabriquée et répartie à travers les mécanismes traditionnels du marché ; le logement est un faisceau de services offerts par une résidence insérée dans un voisinage comprenant des écoles, rues, boutiques et un réseau d’interactions sociales entre les habitants. » (Simon, 1983, p. 261).

3 Cet article s’appuie sur une étude de terrain effectuée sous la forme d’observation participante au sein d’une agence parisienne consacrant depuis une dizaine d’années une part importante de son activité à l’architecture d’entreprise et à l’aménagement d’espaces de travail. Cette agence est un regroupement d’associés spécialisés dans différents domaines (architecture, architecture intérieure, ergonomie, design, programmation). Ces associés se distribuent au sein de deux entités relativement indépendantes sur un plan économique qui ont en charge des activités d’architecture (conception et aménagement de bâtiment) ou de conseil (programmation, assistance à la maîtrise d’ouvrage, aménagement intérieur, etc.). Au sein de cette agence nous avons pu conduire une observation qui retient plusieurs choses : l’activité ordinaire et la vie normale d’une agence d’architecture ; le travail conceptuel tel qu’il se manifeste ou qu’il se donne à voir dans son immédiateté et sa matérialité ; les échanges, les discussions et les négociations qui se déroulent à partir des objets architecturaux (Camus, 1998).

4 Voir les définitions du Client et Client-roi (Etchegoyen, 1994).

5 Il y aurait donc un dialogue de sourds entre les architectes qui s’enferment dans leurs préoccupations et un langage forcément codé quand : « Le public comprend difficilement que des problèmes tels que les relations entre les techniques et la forme ou entre la forme et la fonction sont réellement importants. Du moment qu’une maison ressemble à un prototype apprécié, et n’est pas trop chère, le problème du profane est résolu. » comme le souligne justement un théoricien de la discipline (Norberg-Schulz, 1988, p. 19). C’est cette même incompréhension qui incite un sociologue de l’architecture à railler l’attitude de certains concepteurs : « On regrettera certainement que l’habitant ne soit pas prodigue de dissertations sur les sensations pures ; et il ne manque pas d’architectes pour réclamer du peuple davantage de culture architecturale. On comprend mieux l’articulation rhétorique qui sous-tend cette requête : si le public était mieux informé, mieux éduqué surtout, il comprendrait mieux nos intentions, il vivrait mieux notre architecture. » (Raymond, 1984, p. 244-245) Ce renversement de position qui demande au public d’apprendre l’architecture pour s’en servir vient caricaturer une posture des professionnels.

6 Ainsi, C. de Montlibert (1995) décrit le système de valeur des architectes qui les incite à privilégier un esprit artiste plutôt que de développer une mise en valeur systématique de ce qu’ils font. Plus encore, cet état d’esprit conduit les architectes à se méfier de tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’affichage d’une position de gestionnaire ou de chef d’entreprise (Moulin, 1973 ; De Montlibert, 1995, p. 56). Faisant un détour par les États-Unis, emblématique d’un certain pragmatisme professionnel, une enquête fait apparaître que la qualité professionnelle mise en avant par les architectes est presque unanimement la dimension artistique et la créativité. En renforcement de cette tendance, la mobilité professionnelle des architectes est largement motivée par la recherche de plus d’art et de créativité (Blau, 1984, pp. 46‑49). Mais comme le souligne cette sociologie de la pratique architecturale américaine, les architectes sont dans une situation paradoxale qui consiste à valoriser une dimension esthétique qui ne profite qu’à un petit nombre d’élus (des médias et de l’architecture reconnue) en laissant de côté un grand nombre de travailleurs de l’architecture qui ne bénéficient même pas d’une aura comparable à celle des artisans (Blau, 1984, p. 49‑50). Encore une fois, il apparaît que cette valorisation de la créativité a des effets pervers puisque face à ces aspirations des professionnels de l’architecture, l’analyse des attentes des clients vis-à-vis d’un bâtiment montre qu’aux États-Unis, comme ailleurs, ce ne sont pas les aspects formels ou esthétiques d’un objet architectural qui sont valorisés, mais plutôt ses potentialités en termes d’usage et de qualités sociales (Blau, 1984, p. 85) qui sont eux négligés.

7 Ces observations confirment les constats de R. Moulin (Moulin, 1973) et de C. de Montlibert (Montlibert, 1995) concernant l’ambivalence des architectes vis-à-vis des aspects économiques et gestionnaires de leur pratique. Mais ces sociologies de l’architecture s’arrêtent plus ou moins à cette interprétation en classant cette manière de penser du côté de l’idéologie, des représentations ou de la culture d’une profession qui serait en contradiction avec ses pratiques ou ses nécessités.

8 Les défauts de l’administration ou de divers services sociaux sont aussi analysables dans ces termes (Weller, 1994).

9 Ce détournement de service que stigmatisait Umberto Eco : « C’est dans ce sens que l’on peut dire que l’architecture est un service ; non pas au sens qu’elle donne ce qu’on attend d’elle mais bien parce que, pour donner ce qu’on n’attend pas d’elle » (Eco, 1968, p. 299‑300).

10 Erwin Goffman a pu en généraliser le principe de la manière suivante : « lorsque dans une interaction l’acteur présente un produit à d’autres personnes, il a tendance à ne le leur montrer que dans sa forme finale et à se faire juger en fonction d’une matière finie, polie et empaquetée […]. Dans d’autres cas, l’on cachera essentiellement le long et fastidieux travail solitaire qui a précédé. » (Goffman, 1973, p. 48)

Christophe Camus

LET, Ecole d’architecture de La Villette, Ecole d’architecture de Bretagne.
LET – Ecole d’Architecture de Paris La Villette
144 av. de Flandre 75019 Paris
Ecole d’Architecture de Bretagne
ccamus@paris-lavillette.archi.fr

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