Etat des questions

Bernard Haumont

p. 41-50

References

Bibliographical reference

Bernard Haumont, « Etat des questions », Cahiers RAMAU, 1 | 2000, 41-50.

Electronic reference

Bernard Haumont, « Etat des questions », Cahiers RAMAU [Online], 1 | 2000, Online since 07 November 2021, connection on 26 December 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/569

J’aimerais tout d’abord revenir sur quelques points évoqués par Jean-Michel Dossier, parce que d’une certaine façon, vis-à-vis de la dimension européenne, ce sont des points qui, si on les considère un peu plus largement, ne sont pas limités aux secteurs de l’ingénierie ou des ingénieries, d’autant que probablement il y a plusieurs ingénieries en présence. Pour le premier point, ce qui me paraît important et qui probablement apparaîtra tel également cet après-midi avec les services, ou demain avec les problèmes d’organisation et de configuration des acteurs, c’est lorsque Jean-Michel Dossier nous disait que l’ingénierie est à la fois serve de ses clients mais qu’en même temps, elle vend des services avant qu’ils soient réalisés. En effet, cela paraît être le cas de la presque totalité, et peut-être même de la totalité des activités intellectuelles participant de la conception architecturale et constructive et participant donc d’un projet (qu’il soit de bâtiment, d’infrastructure voire de génie civil). C’est-à-dire que l’on est en face de prestations intellectuelles qui ne sont pas forcément payées avant d’être effectuées, avant d’être réalisées, mais de prestations intellectuelles qui sont susceptibles d’être achetées avant que le client ait pu se rendre compte strictement de la qualité de ces prestations, ce que certains, suite à des travaux ayant porté notamment sur l’économie de la santé, appellent l’asymétrie de la relation de services. Il me semble que cette notion d’asymétrie sur laquelle Jean-Michel Dossier, indirectement, a attiré notre attention, est probablement généralisable à l’ensemble des activités de prestations intellectuelles qui participent de l’ingénierie, de l’architecture, de l’urbanisme ou du paysage. Reste à savoir si cette asymétrie reste comparable d’un secteur d’activité à un autre.

Le deuxième point, qui me paraît également devoir être systématisé ou généralisé, est une remarque à partir de la considération où finalement (en caricaturant) il n’y a pas de prix pour ces prestations, mais c’est le niveau de vie des prestataires qui commande le tarif. Je ne le suis pas tout à fait sur ce terrain, parce que je crois qu’il y a également d’autres critères susceptibles d’expliquer les coûts des prestations ou, en tous les cas, la facturation des prestations. En revanche, je crois que Jean-Michel Dossier a eu raison d’attirer notre attention sur le fait que nous sommes assez largement ignorants des modalités de formation des prix, des relations entre productivité et tarifs, des caractéristiques qui font que tel type de prestations est susceptible d’être valorisé dans certain contexte, alors que des prestations analogues sont susceptibles d’être moins ou au contraire plus valorisées dans d’autres contextes. En fait, il attire notre attention sur le fait que nous sommes assez secs, de façon générale, aussi bien en France qu’en Europe à ma connaissance, sur l’économie des prestations architec­turales ou d’ingénierie. Peut-être avec une question plus particulière lorsqu’il s’agit d’architecture plutôt que d’ingénierie, puisque là il faudrait également parler d’économie des prestations symboliques. A ma connais­sance, l’économie des mondes symboliques, de façon générale, en est à ses balbutiements, mais ce n’est pas une raison pour nous décourager. Au contraire.

Le troisième point qui me paraît important dans ce qu’a dit Jean-Michel Dossier, c’est lorsque, très brièvement, il a rappelé quelques chiffres, renvoyant en fait à une segmentation du secteur de l’ingénierie, segmen­tation en petites, moyennes ou grandes entreprises, quels que soient les critères considérés (taille par le nombre de salariés ou par le chiffre d’affaires ou encore par la productivité et par la valeur ajoutée). Cela entraîne à considérer que, aussi bien pour la France que pour d’autres pays d’Europe d’un côté, aussi bien pour l’ingénierie que d’autres secteurs d’un autre, cette question des segments des milieux professionnels et dans les secteurs d’activité est une question importante : effectivement – et chacun d’entre nous a pu le constater à travers ses travaux –, on est réguliè­rement confronté à des formes ou à des types de segmentation, que ce soit dans les milieux d’architectes, d’urbanisme, d’ingénieurs ou même économistes ou paysagistes. Cette segmentation, qui, par certains côtés, renvoie à des critères de taille, renvoie par d’autres côtés à des critères de compétences, de spécialisations, de marchés. Reste à savoir si pour conduire l’analyse de secteurs, il faut plutôt privilégier des approches globales ou plutôt privilégier des approches segmentaires – ce que person­nellement j’aurais tendance à faire –, c’est-à-dire qui tiennent compte de dynamiques qui ne sont pas forcément ni parallèles, ni convergentes.

Le quatrième point que j’aimerais évoquer, c’est ce que j’ai qualifié, dans la question que je lui avais posée, de passage de la demande à la commande. Bien évidemment, de façon générale, on peut référer un certain nombre de travaux en matière de construction, de bâtiment, d’infrastructure, voire d’industrie, à des besoins sociaux généraux, renvoyant à des caractéris­tiques démographiques (s’il y a beaucoup d’enfants, il faudra beaucoup d’écoles ou beaucoup de crèches, s’il y a beaucoup de vieillards, il faudra beaucoup de centres avec assistance, etc.). Il n’empêche que la façon dont on passe de cette demande sociale à la commande me paraît varier très fortement d’un pays d’Europe à un autre, avec bien évidemment les distinguo qui peuvent exister entre la prise en charge de certains de ces besoins par le secteur privé ou les secteurs privés et par le secteur public, mais aussi, de manière plus fine, par des systèmes associatifs ou communautaires, par des systèmes d’investissement avec retour immédiat de l’investisseur, ou au contraire avec un retour sur investissement qui tient à l’exploitation de l’équipement. En d’autres termes, il me paraît nécessaire de devoir réfléchir davantage à la façon dont on est susceptible de passer de besoins ou de demandes à des commandes concrètes, qui, bien évidemment, ont leurs effets sur l’organisation des secteurs d’activité qui nous intéressent directement.

Le dernier point concerne l’intérim, suite aussi à la question posée par Nicole May. Si on élargit le point de vue, c’est la question de la manière dont, en France ou ailleurs, dans l’ingénierie ou dans d’autres secteurs, sont gérées les flexibilités : flexibilité du travail, des projets, des configurations de compétences ou d’acteurs mobilisés ou convoqués sur un projet. Cette gestion de la flexibilité et des flexibilités engendre les questions se rapportant aux relations entre une structure et le capital intellectuel des entreprises ou des cabinets.

Après ces quelques réflexions qui sont en même temps un hommage à l’exposé de Jean-Michel Dossier, je voudrais en venir à quelques autres considérations qui (et c’est pour cela que j’ai pris le soin de revenir sur quelques points apportés par Jean-Michel Dossier) me paraissent poursuivre les propos que je viens de tenir.

Des questions méthodologiques

A propos des premières considérations que l’on peut avoir, dans une perspective européenne, sur les activités de maîtrise d’œuvre, je sais gré que dans nos discussions, de plus en plus on parle d’activité plutôt que de métier, voire plutôt que de compétence, puisque l’on sait que dans beaucoup de travaux comparatifs, essayer de comparer des métiers et des fonctions est de plus en plus difficile et délicat et qu’on est plutôt amené à comparer des activités, des positions ou des situations dans des systèmes d’acteurs. Ce glissement est non négligeable, puisqu’il me paraît permettre des explications ou des compréhensions meilleures d’un certain nombre de mouvements en cours. Toujours est-il que lorsqu’on considère l’Europe, le continent européen, on peut noter d’abord une sorte de transformation des géographies de la maîtrise d’œuvre. Par géographie de la maîtrise d’œuvre, je ne veux pas parler simplement des localisations territoriales des professionnels ou des praticiens ou encore des entreprises de maîtrise d’œuvre, mais plutôt signaler, de manière tout à la fois pratique et métaphorique, qu’il y a dans le contexte européen des modifications dans les segmentations des activités, dans les segmentations des marchés ou encore des modifica­tions dans les modalités de distribution des compétences. On pourrait probablement allonger la liste, mais je souhaite juste indiquer que, selon les multiples dimensions de ces activités de maîtrise d’œuvre, on peut appréhender, saisir des modifications sensibles en même temps que des modifications diversifiées selon des dynamiques locales, régionales, nationales ou encore internationales. Ce qui me paraît devoir être retenu, c’est que ces dynamiques affectent différemment les différents secteurs et les différents segments d’activités. Jean-Michel Dossier nous en a donné un exemple à propos de l’ingénierie en disant que la petite ingénierie avait toute chance de rester cantonnée à l’immobilier et à des marchés locaux, mais il reste que, si on regarde les choses plus généralement, ces modifications des géographies des activités affectent très différemment, très différentiellement les différents segments d’activités. Si on veut avoir une réelle démarche compréhensive, sinon comparative, il faut tenir compte de l’existence de ces différents segments d’activités. Il faut tenir compte également du fait que ces dynamiques locales, régionales, internationales affectent différemment les différents types de marchés (bâtiments, équipe­ments, infrastructures, équipements industriels, et également dans les services) dans la mesure où, bien évidemment, selon la nature des maîtres d’ouvrage et des clients (donc avec des marchés notamment différentiels), il va y avoir des exigences différentes de constitution d’équipes de profes­sionnels. Il va y avoir également des effets différentiels selon la taille ou la nature de ces marchés, puisque, même si on peut prendre comme grande tendance, en effet, l’évolution des produits vers les services, il semble également que ce mouvement est à nuancer, est à moduler selon les secteurs, selon les types de marchés et peut-être même selon les types de pays où la concentration notamment des grandes entreprises de services n’a pas atteint le même niveau, peut-être pour des raisons tout autant structurelles que simplement conjoncturelles.

Enfin, les transformations, toujours dans ces dynamiques locales, régionales, sont à prendre en compte selon divers espaces organisés – espaces géographiques au sens propre du terme –, dans la mesure où on peut distinguer, pour les évolutions européennes, l’Union européenne bien évidemment, mais au sein même de l’Union européenne, l’Euroland, comme disent aujourd’hui les journalistes économiques, c’est-à-dire les pays qui ont accepté la monnaie unique de l’euro, avec en perspective des élargisse­ments possibles, des élargissements probables, mais avec aussi en parallèle ou à l’extérieur quelques grandes organisations régionales, voire des grandes organisations comme l’OMC qui tendent à structurer un certain nombre d’échanges à l’échelle de la planète, ce qui n’est pas sans conséquences sur la façon dont des entreprises ou des compétences européennes sont susceptibles de se porter sur des marchés internationaux, extérieurs à l’Europe.

Ces considérations un peu générales m’amènent à quelques considérations méthodologiques, qui jusqu’à un certain point seraient presque des formes de propositions. Premièrement et peut-être un peu paradoxalement, ces transformations ou ces évolutions où se mêlent toujours situations locales, situations nationales, mouvements d’internationalisation avec des accélérations, des reculs, des résistances, des adaptations, toutes sortes de dynamiques que l’on connaît au moins dans leur énoncé, exigent des recours accrus à l’histoire, à la fois comme discipline, donc recourant à des travaux historiques, et aussi comme approche ou comme perspective. En effet, si on essaye de tracer une sorte de bilan de ce que nous savons ou ne savons pas sur les différents pays d’Europe, il est clair que nous commençons à disposer, avec cependant des variations assez importantes, de travaux monographiques, par métier, par fonction ou par secteur, et peut-être d’ailleurs un peu plus en France que dans d’autres pays. Il reste que nous ne disposons pas, ou que très peu, d’éléments d’appréciation sur les tendances de fond et sur les mouvements structurels susceptibles d’expliquer sur la longue durée les évolutions passées, récentes et surtout les évolutions en cours. Autrement dit, on a tendance à rester un peu ignorant – pour emprunter une image à Fernand Braudel – des grands mouvements des marées et des vagues, alors que nous commençons à savoir beaucoup de choses sur les rouleaux ou sur les écumes de ces mêmes vagues – et d’autant plus, du même coup, avons-nous parfois des difficultés à mettre en relation ces temps longs ou les structures des temps longs et les temps courts des conjonctures.

Nous savons pourtant que ces tendances dites de longue durée modèlent, jusqu’à un point qu’il faudrait évaluer, les formes d’aujourd’hui des groupes professionnels, c’est-à-dire des identités professionnelles dans le droit, dans les rapports à l’Etat et à ses formes, voire à ses appareils. Les dimensions dites vocationnelles, par exemple, sont plus ou moins fortes, plus ou moins grandes, et s’appuient sur des rhétoriques à la fois de discours et de pratiques qui constituent justement la base des apparte­nances professionnelles. Nous ne pouvons, la plupart du temps, que nous limiter à quelques grands paradigmes généraux ou à quelques grands stéréotypes, de type « les Français sont à la fois rationalistes et idéalistes, les Anglais sont pragmatiques et contractuels, etc. », ce qui ne fait pas avancer les connaissances réelles. Donc, de mon point de vue, il y a une nécessité de développer un certain nombre de travaux historiques permettant de mieux comprendre quelques évolutions en cours, dont notamment les formes générales et spécifiques de la division du travail. Le deuxième point va dans le même sens méthodologique, c’est-à-dire que ces différences dans les transformations que j’ai qualifiées de géogra­phiques, en termes réels comme en termes métaphoriques, appellent à devoir mieux préciser la nature et les enjeux des travaux comparatifs, qu’ils soient de nature bilatérale, c’est-à-dire proposant une comparaison d’un pays à un autre, ou de nature plus large. Outre les questions méthodo­logiques, voire parfois épistémologiques, que l’on peut se poser dans le cadre du développement de chaque approche comparative (que compare-t-on réellement et que peut-on essayer de comparer ?), on doit constater que nous commençons à disposer, tant en langue française qu’en langue anglaise, d’un assez grand nombre de comparaisons de métiers, de comparaisons de professions, de comparaisons de fonctions, d’un pays à un autre. On doit constater aussi – sans jeter le bébé avec l’eau du bain –, qu’on ne sait finalement pas très bien ce qu’on mesure et ce qu’on évalue. Par exemple, beaucoup de travaux comparatifs commencent par faire un état quantitatif du nombre d’architectes, d’ingénieurs, d’urbanistes ou autres, ou des structures d’entreprises qui existent dans tel ou tel pays. Il s’avère très rapidement que ces comparaisons quantitatives ne mènent pas à grand-chose, sauf à constater qu’il y a plus de ceci ou plus de cela dans tel ou tel autre pays, parce que, finalement, il apparaît très vite qu’il n’y a pas de critères explicatifs et compréhensifs directs de ces écarts quanti­tatifs. De là, le recours à l’histoire dans la mesure où une large partie de ces écarts quantitatifs sont probablement à trouver dans des évolutions historiques, dans des évolutions institutionnelles différentes, dans des histoires culturelles ou dans des histoires des techniques également différentes et qui font donc que beaucoup de comparaisons quantitatives ne servent finalement pas à grand-chose. Soit dit en passant, beaucoup d’organismes professionnels axent leur réflexion sur la base de comparaisons quantitatives, ce qui n’apparaît pas toujours très pertinent. Autrement dit, ou en prolongeant le raisonnement, on peut considérer qu’en effet, les systèmes d’action diffèrent, les configurations d’acteurs sont dissemblables, les forums convoqués pour un projet sont de plus en plus hybrides et du même coup sont assez peu comparables. A titre d’exemple, les travaux d’analyse menés autour de l’Europan montrent bien que nous sommes dans des contextes où les systèmes d’action et les configurations d’acteurs restent assez dissemblables d’un pays à un autre. Cependant, au-delà de la comparaison terme à terme, il s’agirait d’essayer de développer des comparaisons qui permettent de comprendre pourquoi les choses diffèrent et sont dissemblables d’un pays à un autre, plutôt que de rechercher trop formellement la ressemblance.

Cela dit, il faut aussi reconnaître que des travaux comparatifs ont été engagés, qui permettent de dépasser ces constats que je ne voudrais pas rendre trop pessimistes : par exemple, sur les services urbains, des modélisations comparatives ont commencé à être développées, sur des systèmes de firmes également, des modélisations comparatives ont pu être élaborées mais qui restent, semble-t-il, assez largement insuffisantes pour bien comprendre les dynamiques européennes à la fois dans leurs convergences et dans leurs divergences.

La transformation de la concurrence et des espaces de projets

Le deuxième ensemble de considérations touche à ce qu’on peut qualifier, là aussi de manière métaphorique, comme la transformation des espaces de projet ou des projets. En effet, l’Union européenne, dans sa construction progressive, a redéfini des règles pratiques, des cadres réglementaires ou des fonctions juridiques d’élaboration et d’effectuation des projets. Les directives européennes successives sur les titres, les marchés publics, les services, la normalisation des produits ou des matériaux modifient et ont modifié les conditions de la concurrence et, partant, celle des organisations et des configurations de projets. Cela dit, en modifiant les conditions de la concurrence, ces directives modifient aussi les conditions de structuration des divers milieux professionnels concernés. Par exemple – et c’est un thème que Véronique Biau a repris dans son travail sur les concours et l’anonymat –, on sait comment la structuration des milieux d’architecture est plus ou moins liée, plus ou moins dépendante de l’existence d’un grand nombre de concours plus ou moins systématiques ou, à l’opposé, comment cette structuration des milieux correspond à des configurations où les marchés sont plutôt passés en gré à gré ou selon d’autres procédures. Un certain nombre de processus, aussi bien ceux qui produisent des stars que ceux qui orientent les conditions d’accès au marché, s’organisent ainsi en fonction des conditions de la concurrence et, surtout, selon les façons dont cette concurrence se concrétise et se matérialise.

Parallèlement, on peut également s’interroger sur les façons dont les modalités de la qualification, de la certification, influent déjà et vont influer sans doute encore davantage sur les conditions d’exercice des praticiens et des entreprises : sur la façon dont les différents milieux ou les différents segments de milieux professionnels vont se structurer, vont s’organiser les uns par rapport aux autres, mais également vis-à-vis de la chaîne d’acteurs ou vis-à-vis des configurations d’acteurs mobilisés sur un projet.

Par exemple, les assureurs commencent à se préoccuper fortement de la chaîne des acteurs, de la configuration des acteurs et ils sont un peu dans la même situation que les amateurs de musique qui, dans une chaîne haute-fidélité, cherchent à avoir différents éléments bien sûr compatibles, mais qui soient de qualité comparable. En effet, entre le lecteur de cassettes, l’ampli, les haut-parleurs et éventuellement d’autres machines intermédiaires, si un des maillons est faible, l’ensemble de la qualité sonore de la chaîne va s’affaiblir. Un certain nombre d’acteurs directs ou indirects de nos milieux, notamment les assureurs, commencent à s’inquiéter de la configuration ou de la qualité au sens de la qualification ou certification des acteurs engagés dans un projet, essayant justement de limiter le fait qu’un des acteurs ne soit pas ou ne puisse pas prétendre au niveau de qualité que ces qualifica­tions ou certifications garantiraient.

J’en viens à quelques propositions et, sans doute, ici, étant donné ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, est-ce à travers des monogra­phies transversales que l’on peut essayer de faire avancer l’état d’un certain nombre de savoirs. Ces monographies transversales ne prenant ni des métiers, ni des compétences, ni des fonctions comme objet mais, au contraire, des questions ou des objets déjà partiellement élaborés, soit par les milieux de chercheurs eux-mêmes, soit en relation entre les milieux de chercheurs et de praticiens, dans la mesure où les transformations de ces espaces de projets sont des questions qui intéressent tout aussi bien le champ des savoirs que les domaines des pratiques.

Les limites du recueil d’informations factuelles

Le troisième ensemble de commentaires concerne les informations que, à propos de l’Europe, Ramau devrait ou pourrait recueillir et éventuellement conserver ou transformer. Il s’agit bien évidemment de la pertinence des informations. Ramau n’a en effet pas vocation à se substituer à l’Office européen des statistiques ou à d’autres organismes d’observation européens ou nationaux qui existent ici ou là, et il y a donc des découpages à envisager et à définir. Je pense que ces découpages – je n’ai aucune suggestion pratique à faire – doivent probablement être élaborés en concertation, non pas qu’il faille penser que la pertinence sera obtenue par le consensus, mais plutôt par les aspirations ou la formulation des besoins de chacun. Le deuxième point touche aux informations spécifiques ou aux informations factuelles, dans la mesure où nous disposons, là aussi avec des degrés de précision différents, mais il n’empêche globalement comparables, d’informations sur les activités des architectes par exemple en France, en Grande-Bretagne ou en Allemagne, sur celles des ingénieurs et de l’ingénierie dans ces mêmes pays, avec des différences dans le niveau et la qualité de l’information. Il reste que ces systèmes généraux d’information ou ces systèmes compatibles d’information ne nous donnent que très peu de connaissances factuelles, pratiques, sur des questions qui surgissent en permanence dans nos travaux et nos réflexions. Pour prendre, par exemple, deux points qui ont été évoqués dans la discussion, comment mesurer, comment évaluer en France, en Grande-Bretagne, en Espagne, le déplacement qui s’opérerait entre des investissements, disons d’opérations, liés à une opération donnée, à des investissements au contraire liés à des services et à l’exploitation plutôt qu’à une opération de construction ou d’aménagement ? Nous percevons tous ce glissement, à travers des indicateurs divers, mais nous savons finalement assez peu de choses en termes concrets sur la manière dont les choses se passent, sachant qu’il y a là aussi un certain silence, sinon une certaine obscurité, sur la façon dont des entreprises, des acteurs économiques sont susceptibles de mener leurs propres politiques et de développer leurs propres stratégies. Il y a là une question importante : comment pouvoir et comment recueillir les informations factuelles que nous jugerions nécessaires mais qui, étant donné leur rôle ou leur importance, pour les acteurs eux-mêmes, ne sont que très rarement immédiatement sur la place publique ? Le troisième type d’informations porte sur des situations exemplaires. Ces situations sont exemplaires dans la mesure où (et là, certains seraient probablement ravis de m’entendre, étant donné l’interface entre praticiens et chercheurs que nous voulons obtenir) il faut considérer certaines situations exemplaires comme des actants dans les systèmes d’actions. Actants dans les systèmes d’acteurs, soit que ces situations sont exemplaires et constituent des sortes de modèles des bonnes pratiques que les uns ou les autres pourraient copier ou dont tout au moins ils pourraient s’inspirer, soit parce que les procédures, les innovations globales ou partielles ont pu être développées et, donc, permettent de faire avancer un certain nombre de choses dans la façon de résoudre les problèmes ou de développer des solutions, notamment en terme de problem solving. Se posent alors des questions dans la nature de l’information plus que sur le fond.

Enfin, une dernière remarque sur les informations, étant donné les difficultés sur lesquelles je ne reviendrai pas aujourd’hui parce qu’elles ont été développées dans d’autres réunions de Ramau : l’information, pour les acteurs engagés dans la concurrence économique, dans la concurrence technologique, fait partie de leur stratégie, fait partie de leur capital. Jusqu’à un certain point, la disponibilité des informations ou de leur mise en public, même restreinte, pose problème en tant que telle. D’où peut-être une solution ou une alternative qui est d’envisager des sortes de séminaires de conjoncture, entre praticiens et chercheurs, où il ne s’agirait pas en l’occurrence de développer de grandes problématiques ou de grands cadres théoriques sur les modalités de l’organisation de la maîtrise d’œuvre en Europe, mais où il s’agirait plutôt, sur des points relativement précis et partiels, de confronter des points de vue de chercheurs, de praticiens et d’entreprises. Ces séminaires de conjoncture, par ce que les dialogues et les discussions permettent, me semble-t-il, iraient dans le sens d’un premier dépassement des freins ou des limites que le modèle de l’information généralisée et transparente pourrait avoir.