Etat des questions

Guy Tapie

p. 108-115

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Guy Tapie, « Etat des questions », Cahiers RAMAU, 1 | 2000, 108-115.

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Guy Tapie, « Etat des questions », Cahiers RAMAU [En ligne], 1 | 2000, mis en ligne le 07 novembre 2021, consulté le 31 octobre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/583

Pour embrayer sur les exposés de ce matin, je rappellerai la réflexion sur le thème « compétences et coordination ». La question de la coordination a été identifiée comme un thème pertinent pour nous parce que c’est un moyen de repérer les transformations actuelles de la maîtrise d’œuvre et des activités de conception architecturale, constructive et urbaine. On a vu aussi que c’est un moyen, lorsqu’on réfléchit sur les questions des compétences et de la coordination, de nommer les principaux enjeux qui se posent aux professionnels du secteur au travers de l’adaptation des connaissances, des savoirs, au travers d’adaptations des organisations et des associations professionnelles. Même si on en a moins parlé, les profes­sionnels qui interviennent dans ces secteurs font partie d’organisations, ce qu’on a évoqué au travers des notions d’équipes de projet, mais aussi d’adaptation.

Pour aborder de manière générale cet état de la question, j’ai choisi de commenter, de manière assez globale, l’usage de trois notions que vous connaissez tous et que l’on a déjà employées. Ces trois notions sont celles de profession, de compétence et de système d’action et de production, parce que je considère qu’à un moment donné, elles interviennent dans le débat pour bien situer et comprendre les changements. La notion de profession, notamment, est souvent une entité de références et un inépuisable recours par temps de crise ou par temps de changements. La question du poids des professions dans la détermination de l’adaptation des professionnels à de nouveaux contextes de production est peut-être une question intellectuelle ou abstraite, mais il faut vraiment se la poser. Je présenterai ces notions de manière assez académique, mais, finalement, je trouve assez intéressant de repérer un certain nombre de choses.

La notion de compétence traduit un renouvellement des activités et une définition beaucoup plus dynamique des activités des professionnels. Il me semble qu’elle traduit un basculement entre un modèle d’action centré sur les professions vers quelque chose davantage centré sur les compétences ; il faut donc trouver les conditions d’action qui définissent ces compétences. La première chose dont Alain Bourdin a parlé est la notion de fonction d’aménagement ; ce sont donc effectivement les conditions qui font qu’à un moment donné, une compétence émerge et non plus la référence à une profession.

Le troisième point, à propos du système d’action et de production, marque le poids d’une division accrue du travail, d’une complexité des rapports professionnels, voire une prolifération, qui posent constamment des problèmes de coordination et de régulation entre professionnels. On voit bien qu’il y a des liens de dépendance réciproque entre professionnels, auxquels sont confrontés, d’une certaine manière, les professions et les compétences.

Quelques caractéristiques de la notion de profession

Pour les sociologues, la notion de profession est une notion classique pour aborder la définition et les limites d’une expertise. Cette notion permet de comprendre la légitimité, la structuration, l’organisation et les transformations d’une profession. De manière académique, on considère que quatre dimensions décrivent ce qu’est une profession. Il faut avoir en référence cet archétype pour comprendre les transformations.

La première dimension est une expertise spécifique, d’où le constant et récurrent travail pour identifier les missions, les fonctions et les fondements disciplinaires. On constate constamment ce travail de définition d’une expertise pour faire valoir sa spécificité pour les architectes, les ingénieurs et les urbanistes. Le deuxième élément important est un système de formation autonome, labellisé par l’Etat et qui aboutit à un diplôme. Je crois que c’est une ressource importante pour la cohésion des professionnels. On voit d’emblée que dans certains milieux, lorsqu’un nouveau champ de compétences tend à émerger, une des premières choses que l’on essaye de faire progressivement, c’est d’instituer, de constituer un système de formation. La troisième caractéristique concerne les associations profes­sionnelles reconnues. Ces associations sont critiquées par leur distance aux pratiques et réinterrogées aussi dans leur fonction de médiation ou dans leur capacité à représenter et défendre leurs intérêts, face à une fragmen­tation généralisée des groupes professionnels. Il s’agit d’un phénomène global qui ne concerne pas uniquement les professions de notre secteur. J’y vois réellement un enjeu de recherche. Il est d’ailleurs difficile pour les associations professionnelles de se soumettre à ce regard critique quand elles sont engagées dans des processus globaux de négociation. Le quatrième point, ce sont des représentations collectives qui donnent une présentation de soi et un rapport aux autres, relativement marquants et importants : « Je suis ingénieur, je suis architecte. » Au fond, même si l’univers des pratiques tend à dissoudre ces oppositions, dès qu’un conflit ou un enjeu important émerge, ces représentations reviennent en force, ne serait-ce que pour investir de nouveaux territoires professionnels. Il y a là d’ailleurs une question que j’aimerais poser à Alain Bourdin sur le rapport entre les nouvelles compétences des fonctions d’aménagement et l’origine disciplinaire dans des milieux qui sont profondément pluridisciplinaires. On constate une hybridation, un transfert, qu’il faut analyser.

Il existe donc quatre caractéristiques globales qui, je crois, traduisent ce qu’est une profession. Analyser la situation actuelle sous cet angle apparaît ou apparaissait à beaucoup de chercheurs, à un moment donné, comme désuet. En effet, l’idée de profession suppose une cohérence qui n’existe pas dans la réalité, et il est vrai que certains chercheurs, dans l’évolution en terme de sociologie des professions, ont mis en avant avec raison l’éclatement des groupes professionnels en de multiples sous-ensembles, ce qui répond à des activités différenciées, comme l’évoquait Jean-Michel Coget, ou à la multiplication des valeurs qui guident l’action professionnelle. Par exemple, l’ingénieur qui intervient sur un territoire local n’a pas les mêmes valeurs que les sociétés d’ingénierie, qui se placent en fonction d’une stratégie internationale de production de services ; l’architecte qui travaille dans la commande publique ne se place pas de la même façon quand il travaille pour du tertiaire ou de l’industriel. On voit que certaines valeurs structurent et fondent ensuite des sous-ensembles assez différenciés. Face à cela, on se demande à quoi sert cette référence à la profession.

Néanmoins, je constate que face à l’élargissement de leurs prérogatives ou territoires d’actions, comme on le voit dans le domaine de l’urbanisme ou de l’assistance à la maîtrise d’ouvrage par exemple, de nombreux professionnels, pour investir ce territoire, se réfèrent à leur origine disciplinaire et se positionnent en coopération de façon conflictuelle par rapport à d’autres professionnels (architectes, ingénieurs, sociologues, géographes, spécialistes du marketing, spécialistes des sciences des organisations) qui interviennent dans l’assistance à maîtrise d’ouvrage. C’est donc un milieu conflictuel qui se crée et, au fond, pour produire une reconnaissance, on se réfère à son origine disciplinaire, ce qui montre d’une certaine manière le poids de la profession.

On constate aussi un effort pour structurer des associations profession­nelles et, pour le dire trivialement, pour faire le ménage, pour délivrer des qualifications et des certifications appropriées. Quand un nouveau territoire de compétence se dessine pour les professionnels, on tente de créer des associations pour réguler la définition des compétences, et on essaye également de mettre en place des systèmes de formations autonomes, jusqu’à les faire labelliser par l’Etat, où là, au fond, c’est une autre profession qui se constitue. On voit bien que le modèle des profes­sions – et c’est peut-être culturellement un modèle français – a un poids important et, tout en permettant une description des pratiques, montre le poids des traditions, d’une culture, des modes de pensées, des systèmes de formation, sur l’action professionnelle et les relations entre acteurs. Je crois que c’est un point à ne pas négliger comme un élément fort de la discussion à avoir.

Les compétences : flexibilité des modèles professionnels et processus dynamique de définition

Le deuxième thème concerne les compétences. Les limites d’une analyse en terme de profession sont liées au fait que l’on surestime bien souvent la cohérence d’un groupe. La fragmentation généralisée des activités, la diversité des pratiques et la multiplication des carrières professionnelles modifient largement la perception d’une unité. Les conditions d’exercice d’une activité, un secteur, une organisation, un marché sont des éléments majeurs d’explication mis en avant par beaucoup de chercheurs pour comprendre les compétences mises en œuvre. Il s’agit au fond d’une inversion du schéma de pensée, c’est-à-dire qu’on ne part plus de la profession, mais on part des conditions concrètes d’exercice d’une tâche, d’une activité, d’une organisation pour inférer, d’une certaine manière, les compétences mises en œuvre. Cela paraît anodin, mais c’est une transfor­mation parce que, finalement, ce n’est plus un archétype qui définit une activité, mais les compétences réellement mises en œuvre qui définissent ce que sont les professionnels. On met l’accent autant sur les savoirs techniques que sur les savoirs de l’expérience ou issus des pratiques, sur les savoirs formalisés ou informels, autant sur les savoirs disciplinaires que sur les savoirs sociaux, sur les savoirs de coordination, de négociation et de mise en relation les uns avec les autres. Conceptuellement, on peut tout à fait décrire la notion de compétence de manière opératoire et je trouve que les chercheurs sont peut-être en avance sur ces questions.

Je pense que la notion de compétence, appliquée à notre secteur, montre deux choses qui ne sont pas évidentes à gérer. La première chose est la flexibilité des modèles professionnels fondés sur une qualification centrale et dominante avec des adaptations à la marge ou des hybridations beaucoup plus importante des compétences. Je pense à certains travaux de sociologie sur les architectes qui travaillent dans les CAUE, qui montrent une hybridation des compétences ; de même pour les architectes qui travaillent sur l’assistance à maîtrise d’ouvrage, mais également pour l’urbanisme et pour les ingénieurs, ce processus n’étant pas une prérogative des architectes.

Le deuxième aspect que montre la notion de compétence appliquée à notre secteur, c’est le processus dynamique de définition d’une compétence, qui dépend des contextes relationnels de travail (place occupée, statuts, fonctions exercées, parcours professionnel), et plus généralement la structure des organisations et des marchés. Cette notion de spécialisation est complètement niée par les architectes, peut-être moins par les ingénieurs, plus ancrés dans la spécialisation (ingénieur acousticien, thermicien, structure). On voit comment la compétence se définit avec les contextes concrets des relations. Cette approche en terme de compétence rend beaucoup plus visible, à mon sens, les tensions entre l’unité revendiquée d’un groupe, la profession et la réalité des pratiques, au moins pour les deux groupes que j’évoquais. Elle pondère largement les analyses en terme de profession, sans les nier, et je crois que les deux sont nécessaires.

Les systèmes d’action de et de production

Division accrue du travail et éclatement des marchés

Le troisième point, qui au fond, traduit la réorganisation des professions et des compétences dans le domaine, concerne les systèmes d’action et de production. Aujourd’hui, la notion de profession et de compétence ne peut être déliée d’un regard précis sur les systèmes d’action et de production. Depuis une dizaine d’années, un certain nombre de travaux sur ces questions, le programme Euroconception notamment, ont balisé certains points sur l’évolution des systèmes de production. Les rapports entre type de professionnels et nature des activités ont connu une transformation considérable. De manière classique, je dirais qu’il y a deux caractéristiques de ces systèmes : une division accrue du travail, l’apparition de nouvelles fonctions, la restructuration des activités propres à chaque professionnel mais également l’éclatement des marchés dans des domaines spécifiques. De la même façon, je pense qu’il ne faut pas non plus complètement nier le rapport entre échelle architecturale et échelle urbaine ; on voit bien aussi comment des compétences se sont mises en œuvre pour gérer le rapport entre les deux niveaux.

La coordination : une fonction partagée

Dans ces systèmes complexes et multiprofessionnels, la coordination est un enjeu constant pour anticiper les conflits, les résoudre, et pour articuler les stratégies et les pratiques des intervenants. Je voudrais en évoquer quelques-unes sur la question des coordinations, montrer que dans le système de production actuel, que ce soit dans le domaine de l’urbain ou le bâti, la coordination est une fonction partagée et négociée, et que « le grand coordinateur » des processus n’existe pas. Le problème de la coordination s’est posé depuis plusieurs décennies dans l’industrie, et la science des organisations développée par les Américains se posait la question très précise des coordinations, à l’intérieur même d’une entreprise, entre les services de production, les services commerciaux, les services dévelop­pement, etc. Il ne s’agit pas d’une question nouvelle mais, en revanche, la question se pose de manière spécifique au monde du bâtiment, en ce sens qu’on produit souvent des prototypes et que l’automatisation est difficile. On n’est donc pas dans un schéma industriel et il faut bien prendre en compte les différences. De la même façon, il y a des incertitudes stratégiques, politiques dans le monde de l’aménagement ou dans le monde de l’urbain, que l’on observe peut-être moins dans l’industrie. Dans tous les cas, la production de la coordination est une fonction négociée, partagée.

Les différentes formes de coordination

J’ai repéré un certain nombre de formes de coordination qui mériteraient un plus grand développement. La première forme c’est la coordination par les procédures. Cette structuration formelle n’est pas à négliger, en particu­liers dans le secteur public, la loi Mop, les différents types de concours, la gestion des appels d’offre de travaux, la définition des missions et des types d’action. Cet ensemble de points a subi un processus de travail de définition réglementaire. Ne serait-ce que par la définition de ces aspects, on est déjà dans des processus de coordination d’activités. Ce n’est pas parce qu’elle s’impose à nous qu’il faut la négliger et, au fond la tentation, c’est toujours, au moins pour les professions à l’heure actuelle, de définir de manière formelle leurs prérogatives et leur ligne d’activité. Par exemple, sur l’appel d’offres de travaux, on voit bien que quand on travaille en entreprise générale ou en lots séparés, les processus de coordination ne sont pas les mêmes au niveau du rapport entre exécution et chantier.

Le deuxième type de coordination, c’est la coordination par complémen­tarité d’expertises. Le monde de la production du cadre bâti s’est défini sur ces éléments, c’est-à-dire que les ingénieurs, les architectes, les conseillers amont, l’assistance à maîtrise d’ouvrage, ont fait appel à des expertises relativement spécifiées parce qu’on pense que chacun apporte quelque chose à l’ensemble du processus. La coordination s’effectue donc de cette façon, comme dans une équipe hospitalière par exemple, où le chirurgien sait ce qu’il fait, de même l’infirmière, chacun ayant sa propre expertise. Je dirais qu’il existe une certaine complémentarité des expertises entre acteurs, qui fait que la coordination s’opère.

La troisième coordination, c’est la coordination informelle par le biais de la structuration d’équipes ou de réseaux. On voit bien que l’idée des relations de confiance telle que l’évoquait Alain Bourdin est très importante. Au fond, on fait confiance à des personnes, rendant cette coordination informelle très forte. Cette coordination et la structuration de réseaux peuvent pallier les éventuels conflits.

Le quatrième type de coordination (et c’est pourquoi je parle de coordination partagée et négociée), c’est la modernisation et la rationalisation technique. Ce processus introduit, d’une certaine façon, d’autres manières de faire. On en revient à la question de l’armoire à plans, par exemple, qui est un outil de rationalisation technologique des rapports entre acteurs. Cependant, il y a également l’informatisation et les outils liés au dévelop­pement technologique, qui sont finalement des supports et des objets intermédiaires de négociation entre acteurs et qui renouvellent les relations entre professionnels.

Le cinquième élément, c’est l’émergence à plusieurs niveaux de spécialistes de la coordination, tels que les managers de projets sur un plan politique ou sur un plan plus technique ou les pilotes de chantier. Cela ne veut pas dire que c’est plus facile mais, face à cette question de la coordination, il y a, dans tous les cas, un développement des métiers de la traduction. On l’observe aussi bien dans l’urbain que dans la production du cadre bâti. Il est vrai que quand on évoque la coordination, on est amené constamment à réinterroger les compétences et en amont encore plus, les professions, dans un nouveau cadre.

En conclusion, je voudrais faire trois remarques. Ma première remarque, c’est que face au recouvrement complexe entre professions, qualifications, organisations et fonctions, l’enjeu, à mon avis, est de partir d’un descriptif fouillé des compétences individuelles et collectives mises en œuvre. En d’autres termes, il faut partir de ce descriptif et la notion de compétence peut être tout à fait opératoire. Cependant, à mon sens, il faut partir de cette situation pour, d’une certaine manière, décoder et rationaliser, identifier de manière plus rationnelle ce que sont les compétences. La confrontation avec la profession n’intervient que dans un second temps, dans un processus réflexif. A propos des recouvrements entre professions, qualifications, organisations et fonctions, je signale qu’il existe des travaux sur ces questions.

La deuxième remarque concerne l’idée de compétence et de conditions d’exercice. On ne peut pas analyser la notion de compétence sans se référer au contexte qui produit des compétences, et il faut bien comprendre les différentes logiques d’action qui président à l’émergence d’une compétence en fonction des secteurs ou de la nature des activités. Bien que cette stratégie de réflexion et de recherche puisse paraître émiettée, parce qu’il faut considérer les différents secteurs, c’est quand même un point de passage obligé. Les compétences et les conditions d’exercice permettent de comprendre les logiques d’émergence, les possibilités de cristallisation des compétences et, finalement, la manière dont les professions peuvent se revendiquer.

La dernière remarque est un clin d’œil à nos précédents travaux sur les quatre séminaires organisés par le Puca et le CSTB. Je trouve qu’une réflexion sur ce thème des compétences, des professions, des organisations de la coordination, pose directement la nature de la fabrication des produits architecturaux, urbains et techniques. L’exposé de ce matin m’a beaucoup intéressé parce qu’on voit le lien entre les processus d’organisation des acteurs, les négociations et les produits terminaux. Chaque produit incorpore d’une certaine manière les savoirs et savoir-faire des profes­sionnels, des commanditaires, des opérateurs. Il est tout à fait possible, je pense, d’élaborer un savoir critique sur les architectures produites et les espaces aménagés, à partir d’une lecture des compétences mises en œuvre, de leur circulation ou de leur confrontation. Il ne s’agit pas simplement de parler des professions, des métiers et des compétences, mais également des finalités, des résultats, des produits. Je pense que le travail produit depuis quatre ou cinq ans permet peut-être de rendre ces liens plus lisibles.