Récit à deux voix sur le déroulement d’une recherche‑action participative
Cet article propose un regard distancié sur le déroulement et les enjeux pour les acteurs d’une recherche-action participative qui s’est déroulée de l’hiver 2017 à l’automne 2019. Au printemps 2017 était lancé1 un appel à projets visant à soutenir des recherches interdisciplinaires associant équipes de sciences humaines et sociales (SHS) et non-SHS, en vue de promouvoir de telles démarches à l’échelle des sites d’enseignement supérieur et de recherche. L’appel portait sur trois thématiques : « Données et SHS », « Genre et sexualités », « Recherche collaborative et participative do‑it‑yourself ».
Parmi les neuf projets nationaux retenus, notre proposition entrait dans la troisième thématique. Elle portait sur les enjeux du vivre-ensemble et de la convivialité durant le parcours de vieillissement. La problématique interrogeait les façons possibles de favoriser une vie sociale de qualité, dans la durée, pour toutes les personnes qui vieillissent. L’hypothèse étant qu’il est possible d’intervenir sur l’environnement urbain quotidien, d’inventer de nouveaux lieux, de nouvelles formes d’habitat, de nouveaux moyens d’échanges, mais aussi des modes d’entraide, de nouvelles pratiques, des services originaux. Cette invention de nouveaux supports de convivialité peut également bénéficier des apports du numérique et des objets connectés.
Intitulée ÂGIR (ÂGe, Innovation sociale et Réflexivité), cette recherche-action visait la constitution d’un « laboratoire vivant » et participatif associant des chercheuses en sciences humaines, en sciences de l’ingénieur et en architecture, venant de différents établissements toulousains d’enseignement supérieur2 et de recherche, ainsi qu’une trentaine de seniors volontaires de l’agglomération toulousaine. Dans un premier temps, il s’agissait d’avoir une meilleure compréhension des formes du vieillir construites dans un environnement urbain, ce qui a conduit dans un second temps à la production active de solutions aux difficultés identifiées par les seniors eux-mêmes. L’enjeu de la recherche-action était double : créer un espace d’empowerment3 et ouvrir une arène de dialogue entre des acteurs locaux qui interviennent sur la question du vieillissement (bailleurs sociaux, service départemental, services communaux…) mais ne se connaissent pas toujours et peinent parfois à travailler ensemble. En effet, malgré une demande en ce sens des pouvoirs publics, il existe peu de lieux s’intéressant de manière transversale aux questions du vieillissement de la population, et encore moins impliquant les intéressés eux-mêmes. Ainsi, « le travail effectué n’a pas [eu] pour vocation d’alimenter seulement la réflexion savante, mais bien de prendre sa place politique dans l’écosystème local des acteurs concernés par la question de l’adaptation de la ville et de l’habitat au vieillissement, ou encore de la production de nouvelles modalités de services » (Rouyer et al., 2020, p. 8). L’enjeu de la recherche-action était bien de mettre en place un processus d’action et de relations entre des acteurs, et aussi d’aboutir à des résultats scientifiques.
Le terrain mobilisé pour cet article est la recherche-action participative elle-même. Ce qui nous a intéressées, c’est ce qui s’y est joué en termes de processus de développement du pouvoir d’agir, au sens d’empowerment des seniors, en matière de production (de réflexions, de relations et de modes de travail) et enfin sur la place et le rôle de chacun, chercheuses comme co-chercheurs, dans les groupes que nous avons suivis4. Nous n’avons pas fait de recueil spécifique d’histoires de vie de chacun des seniors. Nous utilisons ce que nous avons glané au cours des mois de façon informelle : des bribes d’expériences, de vies, permettant de formuler quelques hypothèses à partir de ce que chacun avait envie de dire, de laisser deviner. En quelque sorte, une observation participante in situ.
Nous aborderons plus particulièrement les figures des chercheuses5 et des co-chercheurs et tenterons de répondre aux questions suivantes : quels ont été les enjeux et les stratégies des unes et des autres ? Ont-ils permis des implications et des engagements respectifs, et de quelle manière ? Les projections différentes des chercheuses (selon leur discipline et leur parcours) sur leur propre rôle et celui des co-chercheurs ont-elles induit des productions de savoirs ou d’actions différentes selon les groupes ? Les attentes des co-chercheurs vis-à-vis des chercheuses ont-elles été satisfaites ? Sinon, comment cela s’est-il traduit ? Que nous disent le vocabulaire employé et les méthodes développées sur cette recherche ? Nous tenterons de comprendre ce que la recherche-action participative a fait aux chercheuses et aux co-chercheurs. Enfin, nous proposerons quelques pistes sur les impacts et les limites de cette démarche sur le plan institutionnel et personnel.
Deux phases pour une recherche‑action participative sur le vieillissement
L’une des originalités, mais aussi l’une des difficultés, de cette recherche était la constitution d’un « laboratoire vivant » au sein duquel les chercheuses et les seniors devaient coproduire un résultat. « La démarche ÂGIR repose donc sur la constitution d’un “assemblage” qui réunit un “collectif” de seniors, un groupe de chercheurs aux domaines de compétence variés » (Rouyer et al., 2020, p. 8) et un réseau d’intervenants professionnels acceptant de contribuer ponctuellement à la réflexion. Ce projet visait plus précisément la montée en compétences d’une communauté hybride : des chercheuses issues de différents domaines et un collectif de seniors prêts à se former et à développer leur capacité d’expertise, afin de travailler sur leurs attendus et leurs pratiques autour de l’articulation entre convivialité et bien-vieillir, pour élaborer ensemble des réponses très concrètes à des questions issues du terrain.
La démarche de « laboratoire vivant » impliquait des seniors, associés dès l’origine comme co-chercheurs, dans la production de travaux scientifiques. Le terme de « co-chercheurs » est utilisé dès les premiers échanges entre chercheuses, puis systématiquement par tous, chercheuses professionnelles comme seniors. Dans la réponse à l’appel à projets, il est précisé que la proposition de recherche « met au cœur du dispositif un groupe de personnes âgées volontaires, autonomes, engagées6 » (illustration 1). Dès le début, la place de l’habitant-usager-citoyen est posée comme légitime, en positionnant les seniors dans le dispositif réflexif de la recherche. Le rôle attendu des co-chercheurs était de coconstruire la démarche de recherche, d’identifier les problèmes à résoudre, de co-définir les questions de recherche ainsi que les méthodes d’enquête à mettre en place, et de participer aux phases d’enquête. Dans un deuxième temps, il s’agissait de participer aux analyses et aux propositions d’actions.
La constitution du groupe de seniors ne se voulait pas un échantillon représentatif. Ce qui comptait principalement était l’intérêt et l’engagement sur la durée. Il s’agissait de retraités, des femmes pour les deux tiers, vivant souvent seuls. Tous avaient l’expérience d’un engagement fort, passé et/ou présent, dans le monde associatif (associations de quartier, soutien aux personnes en difficulté, groupe d’habitat participatif…), politique (adjoint au maire, élu) ou professionnel dans le domaine de la transmission (formation, enseignement).
La construction de ce « laboratoire vivant » s’est formalisée en ateliers de travail et en « forums ». Comme évoqué plus haut, ces derniers étaient ouverts aux partenaires institutionnels invités7, tout au long des deux phases. Le groupe de seniors est resté globalement assez homogène du début à la fin de la recherche.
La première phase d’enquête sur les formes de convivialité et de vieillissement, puis son analyse (cinq mois), a été organisée avec quatre groupes de travail, chacun ayant élaboré ses méthodes. Chaque groupe (« ateliers » puis « chantiers ») était animé par un binôme de chercheuses en fonction de leurs domaines de recherche. Ces ateliers ont porté sur l’isolement des personnes âgées, les lieux de convivialité, la transmission intergénérationnelle et l’entraide. Lors de la seconde phase (dix mois), trois « chantiers-actions » ont émergé de l’analyse des résultats de la phase précédente, avec pour objectifs de trouver des solutions (ou des pistes de solutions) aux problèmes identifiés. Un chantier a porté sur l’habitat, un autre sur l’entraide et la convivialité à l’échelle du quartier, et le troisième sur l’amélioration de la visibilité et l’harmonisation de l’action des collectifs tournés vers les seniors (services municipaux, associations, etc.).
Pluridisciplinarité et recherche participative
Nous (les auteures) travaillions sur la thématique des « lieux de la rencontre » (phase 1), puis de l’« habitat » (phase 2). Les questions de l’isolement et de l’entraide ont été conduites par les chercheuses en sciences humaines et sociales travaillant depuis plusieurs années sur le vieillissement, la place des seniors dans un environnement urbain et la participation sociale de personnes vieillissantes. Les chercheuses en sciences de l’ingénieur, quant à elles, ont abordé les questions soulevées par les rapports homme-machine, dans le cas d’une interface numérique intitulée « SynÂgir8 ».
Ces différences en termes de disciplines, même si l’on a affaire à des chercheuses ouvertes et prêtes à échanger, à partager et à apprendre des autres, ont entraîné des approches variées quant aux rapports avec les co-chercheurs et dans les méthodes mises en œuvre, voire dans le vocabulaire employé par les chercheuses. Cela a pu, par exemple, se manifester par des mots familiers des architectes derrière lesquels nous n’entendions pas les mêmes choses : chantiers, maquettes, concepteurs… En effet, la définition des termes utilisés n’avait pas fait l’objet d’échanges entre chercheuses, ni entre chercheuses et co-chercheurs, ce qui a peut-être contribué à une certaine confusion, également pour les seniors. À plusieurs reprises, lors des réunions entre chercheuses, s’est exprimée la crainte de se comporter face aux seniors impliqués comme face aux étudiants que nous avons dans nos formations. Les chercheuses considéraient qu’elles n’étaient pas là pour donner des cours, expliquer ce qu’il faut faire, inculquer des méthodes. C’est l’envie de transmission, de participation, plus que celle de formation, renvoyant au rôle d’enseignante, qui nous animait. Mais cela n’a pas été simple, en raison notamment d’une demande d’acculturation de certains seniors qui, dans les formes proposées par les chercheuses (des apports de type exposés par les sociologues à destination des personnes qui le souhaitaient), pouvait vite ressembler à des cours. Une bibliographie thématique et des articles ont été mis à la disposition des chercheuses et des seniors curieux, dans une dynamique de montée en compétences. Nous avons observé que chaque groupe, lors des deux phases, a élaboré logiquement des méthodes de travail différentes, chacun portant un thème et une approche co-dessinés par les co-chercheurs et les chercheuses. Ainsi, des seniors des autres groupes ont réalisé des entretiens semi-directifs auprès de personnes-ressources, autres seniors et/ou leurs proches, des collectes de données ou des semainiers, etc.
Les types de savoirs produits, entre expertise d’usage et expertise savante
Il nous faut rappeler ici que nous témoignons de la partie de la recherche que nous avons coordonnée, et non des résultats de la recherche (synthèse des travaux des différents groupes). C’est dans ce cadre que nous avons observé le passage de l’individu au collectif, varié selon les seniors et variable selon les moments : certains évoquent d’abord leur propre situation puis, peu à peu, ils ne parlent plus d’eux-mêmes mais portent la parole des autres et se demandent comment toucher ceux qui participent rarement. Le peu de diversité sociale dans le collectif de seniors a conduit plusieurs groupes de la phase 1 à tenter d’élargir le cercle des concernés via des questionnaires (un questionnaire public en ligne, par exemple) ou, dans notre thématique, à essayer (sans succès) de recueillir des récits9 auprès de personnes d’autres milieux, dans d’autres situations (familiales, géographiques, etc.).
En phase 1, avec le travail sur « les lieux de la convivialité », nous avons tenté, suivant les demandes des seniors, de laisser chacun aller vers ce qui l’intéressait, dans l’idée que la recherche ne s’impose pas aux personnes mais se construit réellement avec elles. Chaque senior s’était donc emparé d’une tâche d’enquête : collecte, entretiens, recensement, etc., avec les outils et méthodes à sa disposition10. Lors de la réunion de retour d’enquête, nous avons constaté que cela avait été plus ou moins réalisé, et plus ou moins rigoureusement. Ce n’était pas ce que nous attendions, après cette séance de travail partagé qui semblait convenir au groupe. Mais, sans imposer de méthode et en faisant confiance aux personnes de l’équipe, nous avons dû faire avec ce que nous avions. Devant cette situation, il a été décidé unanimement de recueillir des récits de situations de convivialité, avec une grille d’entretien légère, élaborée ensemble. Pourtant, cela n’a rien donné, personne n’ayant investi la proposition, pourtant discutée, choisie et mise au point en commun.
Ce que nous avons interprété comme un investissement insuffisant de la part des co-chercheurs, nous pouvons a posteriori l’analyser comme un manque d’intérêt pour une proposition qu’ils ne portaient pas suffisamment collectivement, mais surtout comme le résultat d’un manque de temps et/ou de soucis de santé. Nous pouvons aussi supposer que les tâches à assumer ne correspondaient pas aux attentes des seniors qui s’étaient engagés dans la recherche. Ce qui a pu, pour certains, se traduire par un abandon en cours de recherche.
Par ailleurs, ne voulant pas être dans le rôle de « profs », nous ne leur avions peut-être pas assez expliqué l’intérêt d’avoir des matériaux exploitables. Les seniors, dans ce groupe et à ce stade, n’ont pas donné le temps qui nous semblait nécessaire et annoncé en amont, en dehors des réunions. Ainsi, la question du temps et de la disponibilité a été cruciale. Cela nous a aussi poussées à réinterroger notre rôle, ce que nous imaginions et ce qui se passait réellement : devions-nous davantage « diriger » le groupe, comme nous pouvions l’observer dans les autres ? Nous voulions pourtant, dès le départ, non seulement faire en sorte que les seniors soient placés au centre de la recherche, donc accepter leurs propositions (à aménager éventuellement), mais aussi leur montrer ce choix du partage et de la confiance. Ainsi, pour une horizontalité la plus forte et la plus visible possible, la proposition, pourtant acceptée, qu’un senior soit référent et coordinateur de l’organisation du groupe (calendrier de travail, comptes rendus de réunion, recherches documentaires, entretiens réalisés, etc.) n’a pas fonctionné puisque le « mandat » n’a pas tourné. Nous avions aussi compté sur une certaine auto-organisation, mais elle a été très faible du fait de l’implication et de la disponibilité personnelle limitées11. Il aurait sans doute fallu un investissement, en temps et sur la durée, trop important et pas adapté aux agendas denses des seniors.
Dès lors, nous nous sommes toutes deux positionnées différemment en phase 2. Outre le fait d’exposer très clairement aux seniors que nous ne pourrions rien produire sans eux (dans la réflexion et dans l’organisation), nous avons proposé d’imaginer une action capitalisant les réponses aux questions du groupe : d’une part, cela a été plus clair pour nous aussi vis-à-vis des autres chercheuses ; d’autre part, on voit là que le type de savoir produit dépend du déroulement de la recherche. Ainsi, nous avons abouti à une journée de rencontre associant co-chercheurs, chercheuses, habitants, bailleurs, accompagnateurs et architectes sur la question « habiter demain avec, par, pour les seniors » en juin 2019 (illustration 2). Cette rencontre, proposée par les seniors, s’est organisée avec eux : contenu, choix des intervenants, co-animation des ateliers, mais aussi organisation logistique12, celle-ci faisant également partie du quotidien du chercheur. Ce processus a permis, enfin, de compléter le dévoilement des coulisses de la recherche. Cette fois, les co-chercheurs de notre groupe13 ont totalement joué le jeu. Finalement, cette journée a été restituée dans un livret, nécessitant la retranscription de toutes les interventions, le remaniement des textes et des relectures (illustration 3). Cela a été possible grâce à l’investissement important à nos côtés de deux seniors en particulier, qui ont assuré avec nous une partie du travail : deux amies, dont l’une est une collègue retraitée. Ici, on peut relever que le savoir produit (et diffusé) est créé non seulement par les chercheuses, mais aussi par des co-chercheurs, deux personnes dont le travail s’apparente au nôtre, dont l’une prolonge en quelque sorte son activité passée, et l’autre qui « monte en compétences ». Nous pouvons constater que les seniors sont coproducteurs de la recherche et des actions qu’elle impulse.
Une double hybridation pour les chercheuses et les seniors
Nous faisons l’hypothèse d’une double hybridation à l’occasion de cette recherche. Hybridation par croisement de compétences, les chercheuses elles-mêmes ayant « transféré » dans la recherche ÂGIR des savoirs, savoir-faire, etc. acquis dans leurs pratiques professionnelles d’architectes-urbanistes, et hybridation par ouverture exploratoire des seniors intégrés comme co‑chercheurs.
Si nous nous sommes impliquées dans cette recherche-action participative, ce n’est pas par hasard. Certes, nous apprécions de travailler ensemble en tant qu’enseignantes à l’ENSA de Toulouse et nous avons depuis quelques années des échanges et des relations de travail avec des collègues de l’université voisine (université Toulouse 2-Jean Jaurès), ce qui a favorisé notre engagement dans une recherche collective et ouverte. Nos parcours respectifs expliquent en partie les raisons et les modalités de notre investissement dans cette recherche.
Toutes deux architectes DPLG (diplômées par le gouvernement), l’une (Corinne Sadokh) de l’ENSA de Marseille-Luminy en 1984 (dans l’Atelier territorial d’ouverture démocratique), l’autre (Catherine Aventin) de l’ENSA de Grenoble en 1996, nous avons poursuivi des études pour aller du côté de la recherche (DEA d’ethnologie et DEA pluridisciplinaire « ambiances architecturales et urbaines », puis thèse) tout en exerçant en tant qu’architectes praticiennes. Pour Corinne Sadokh, ce sont d’abord dix années d’exercice libéral en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, puis en tant que directrice de l’Atelier public d’architecture et d’urbanisme (APA) de Saint-Jean-de-Braye (Orléans). Après son installation à Toulouse, elle continue son activité avec l’association Solidarité Villes, qui fait de l’assistance à la maîtrise d’ouvrage (AMO) et d’usage (AMU). Catherine Aventin, quant à elle, s’installe à son compte après son diplôme et démarre seule des petits projets, mais cofonde également le collectif BazarUrbain14, dont les activités sont surtout de l’ordre de l’AMO et sont l’occasion de se confronter aux acteurs de la ville et de mettre au point des méthodes de travail participatives et collaboratives tirées de la recherche. Parallèlement, elle soutient une thèse en sciences de l’ingénieur sur les ambiances urbaines et architecturales15. Elle rejoint Solidarité Villes à son arrivée à Toulouse. Nous avons également toutes deux enseigné quelques années avant d’être titulaires à l’ENSA de Toulouse, Corinne dans le champ « sciences humaines et sociales » (SHS) puis en « ville et territoire » (VT), et Catherine dans celui des « sciences et techniques pour l’architecture » (STA).
Le passage de la posture de praticienne à celle de praticienne réflexive puis d’enseignante-chercheuse (ces différentes activités se chevauchant parfois) sur les questions de participation des usagers aux projets architecturaux et urbains s’est donc fait en plusieurs étapes et sur un temps long. L’une de ces étapes est l’organisation, ensemble, d’un enseignement sur la participation des usagers aux projets architecturaux et urbains à l’ENSA de Toulouse, en licence puis en master, en collaboration avec un master de géographie de l’université Toulouse 2-Jean Jaurès, puis avec la recherche-action dont il est question ici.
Ces deux itinéraires professionnels mettent aussi en lumière le rôle de médiateur souvent endossé par l’architecte et la mise en œuvre de méthodes adaptées aux situations plurielles de participation d’acteurs autour d’un projet ou de sa mise en programme. La recherche ÂGIR s’est présentée comme l’occasion de mettre à l’épreuve ces savoir-faire et méthodes dans un autre cadre et avec d’autres types d’acteurs (chercheuses collègues d’autres disciplines ou personnes non issues du monde de la recherche). Cette situation particulière conduit sans doute à une posture de recherche différente de celles d’universitaires (géographe-urbaniste, sociologues, informaticiennes…), même si certaines de l’équipe d’ÂGIR ont déjà l’expérience de recherches-actions et/ou d’enseignements en lien avec les questions de concertation et de participation (dans le cadre de formations en urbanisme par exemple). En effet, aucune d’elles n’avait d’expérience professionnelle et pratique dans les actions de concertation et de participation.
Quand on s’interroge sur l’impact de la recherche sur les chercheuses, on constate qu’elle les bouscule, en particulier sur les questions du vieillissement et de la mort. Elle les fait aussi se confronter à leurs habitudes et conforte les méthodes et outils acquis dans l’expérience de démarches participatives, par exemple en les incitant à expliciter les attendus et les méthodes. Elle les oblige à prendre conscience du fait que le « collectif de seniors » est hétérogène, même si certains se connaissaient avant la recherche. Le groupe de chercheuses était aussi hétérogène, même s’il semble partager un statut institutionnel (même titre de « maîtresse de conférences » mais, par exemple, des différences fortes de charges horaires entre université et écoles d’architecture), des outils et des méthodes. Le groupe ne peut donc faire l’impasse sur des mises en commun dès le démarrage, de mise au clair des représentations, des attendus et des méthodes.
En examinant l’impact de la recherche sur les seniors co-chercheurs, nous constatons qu’elle les met encore plus en mouvement : ils s’investissent dans l’action, montent en compétences, explorent le champ de la recherche puis développent ces capacités soit dans un autre cadre prolongeant le premier, soit en s’appuyant sur la recherche pour reprendre des contacts institutionnels. Ainsi, deux seniors se sont impliquées encore plus fortement (avec des responsabilités organisationnelles et méthodologiques) dans RAPSoDIÂ une recherche-action participative qui a suivi ÂGIR16.
Pouvoir d’ÂGIR : un double jeu dans la recherche‑action
Nous pouvons considérer que le pouvoir d’agir est un double jeu concernant non seulement la recherche elle-même, mais aussi les chercheuses et les co-chercheurs. En effet, s’agissant de la recherche-action participative, l’objectif était la constitution d’un « laboratoire vivant » et participatif (illustration 4). Ensuite, les seniors ont joué à la fois le rôle d’enquêtés et d’enquêteurs : ils sont le terrain (les personnes âgées) et ils l’élaborent en orientant le questionnement de la recherche, en menant eux-mêmes des entretiens, etc.
En revenant sur notre propre posture, nous pouvons dire que nous avons été chercheuses au sein d’un groupe avec des objectifs, des méthodes et des outils qui n’étaient pas toujours partagés entre nous, car pas toujours clairement explicités. Ainsi, il nous semble que nous n’avions pas la même conception de la participation : toutes les deux, nous avons essayé d’être dans la coconstruction, et ce que nous avons compris des autres binômes nous laisse penser qu’ils étaient plutôt dans un processus descendant d’information-formation-consultation. Chacune des chercheuses devait simultanément asseoir sa légitimité au sein de la recherche et depuis son domaine (architecture, sociologie, etc.), mais aussi au sein de son établissement d’appartenance (par exemple, il n’est pas toujours évident de faire valoir la recherche en SHS au LRA17ou dans un laboratoire d’informatique). Le point positif est que chacune avait envie de partager avec les autres et d’être dans une horizontalité forte. Mais cela n’a pas été facile du fait de l’importante charge de travail18 et des emplois du temps souvent peu compatibles, qui rendaient difficiles les rencontres pour échanger aussi souvent que nous l’aurions toutes souhaité. De ce fait, les méthodes de travail proposées aux co-chercheurs étaient rarement inscrites dans des processus d’allers-retours. Nos positions n’étaient pas toujours clairement partagées entre chercheuses et/ou vis-à-vis des seniors embarqués dans l’aventure.
Nous avons transféré des savoirs acquis dans notre pratique professionnelle vers une démarche de recherche qui associe des citoyens seniors impliqués comme co-chercheurs. Nous étions chercheuses, mais aussi co-animatrices de groupes de citoyens. Notre implication et le fait d’accueillir la plupart des réunions dans les locaux de notre laboratoire nous plaçaient aussi en quelque sorte comme médiatrices entre la recherche dans les écoles d’architecture et la recherche dans les universités toulousaines19. Concrètement, cette recherche avait bien un pied à l’École d’architecture (prêt de locaux) et était par là même visible par notre établissement (membres du laboratoire, direction de l’école, etc.). Cela a aussi permis des rapprochements entre l’ENSA et les universités, et une meilleure visibilité de l’école et de ses enseignants-chercheurs aux yeux de nos collègues universitaires.
Les seniors ont apporté des témoignages de vie, une réflexion permise par leur expérience, de l’énergie et de l’aide. Toutes leurs productions n’étaient pas forcément scientifiques, mais elles ont été nécessaires à la réflexion, à l’analyse et donc in fine à la production scientifique. Concernant le travail de recherche en train de se faire, il est à noter que, contrairement à nos habitudes de chercheuses, le contexte faisait que nous aurions dû constamment expliquer ce que nous faisions, pourquoi et comment nous procédions. Rien n’était évident ou déjà connu par les seniors. D’une façon générale, il faut noter que le temps a été une difficulté, en raison de la durée assez courte de la recherche (sur dix-huit mois), mais aussi de son rythme : il fallait avancer sans oublier que, dans une recherche participative, il est nécessaire d’expliciter pour permettre la co-construction, ce qui n’a pas toujours été possible.
Enfin, dès le départ, le projet ÂGIR, se pose comme participatif, avec l’objectif de « faire du public destinataire de dispositifs un producteur de savoir (et donc un co-chercheur), un prescripteur averti et inventif20 ». L’acronyme de la recherche, en ce sens, annonce clairement l’esprit et un de ses objectifs majeurs : passer à l’action. Nous avons vu que, pour chacune des personnes impliquées, cela demande du temps, de l’énergie, parfois de la remise en cause de ses idées ou postures, mais nécessite aussi de s’aventurer vers des questionnements difficiles ou que l’on préférerait occulter ou repousser. Concernant les objectifs des co-chercheurs, nous avons constaté qu’ils étaient divers, cependant tous tournés vers l’empowerment ou l’émancipation chère au mouvement d’éducation populaire. Il s’agit pour certains d’avoir des clés pour comprendre et transformer des situations vécues : se sentir plus légitimes auprès de certaines instances, affirmer sa place dans une association, renouer des contacts avec des élus, mettre en place un groupe d’habitat participatif, développer des capacités et un rôle de chercheur21, mais aussi tout simplement approcher le monde universitaire et découvrir les coulisses de la recherche. Pour nous, chercheuses, cela a renvoyé au fait que nous serons aussi des seniors à un horizon plus ou moins proche, et cela nous a poussées à porter un autre regard sur nos proches. Accepter de vieillir ou d’être vieux et vieille, prévoir la perte d’autonomie, oser parler de la mort inéluctable, l’envisager en face sont des enjeux qui sont apparus fortement au cours de la recherche. Ces questions intimes étaient communes aux seniors co-chercheurs et aux chercheuses22.