Le BIM en tant que technologie « innovante »
Dans La société en réseaux. L’ère de l’information, M. Castells décrit la révolution des technologies de l’information comme un événement historique majeur du XXe siècle. Il affirme que ces technologies ne causent pas les changements mais les rendent possibles, influençant toute activité humaine grâce à une innovation technologique en constante accélération (Castells, 2001). Nos travaux de recherche positionnent le Building Information Modeling (BIM) comme une technologie qui, permettant la gestion des informations du bâtiment, fait partie des technologies de l’information (Brewer et Gajendran, 2012 ; Tulenheimo, 2015). Le BIM émerge comme une innovation dans le secteur de la construction dans la première décennie des années 2000 et continue à se déployer aujourd’hui (Ariono et al., 2022 ; Chowdhury et al., 2024).
Comme toute innovation, l’intégration des tâches informationnelles dans les métiers de la construction se heurte à des obstacles liés au manque de familiarité des professionnels, du marché et de la société vis-à-vis de l’approche informationnelle. Ces obstacles sont souvent attribuables aux contraintes inhérentes à l’adoption de nouvelles technologies, telles celles décrites par M. Gaglio comme des « contraintes du réel et de ses aspérités », dans son travail sur l’innovation et la sociologie (Gaglio, 2012). Dans ce contexte, N. Alter met en lumière le caractère conflictuel de l’innovation, qui entre en opposition avec le cadre normatif en place. Elle est perçue comme une transgression et une modification de cet ordre établi : « L’innovation se fait toujours, au moins momentanément, contre l’ordre, même si elle finit souvent par participer à une autre conception de l’ordre » (Alter, 2000). Par ailleurs, S. Ram, en 1987, explique comment une résistance apparaît souvent face aux nouvelles technologies quand celles-ci s’appliquent de manière imposée. Il ajoute que tout changement n’est pas nécessairement bon et que les obstacles qui apparaissent peuvent être souhaitables et utiles pour le développement de ces technologies (Ram, 1987).
Cette recherche s’inscrit dans le domaine de l’architecture tout en explorant les dimensions professionnelles et les interactions entre la technologie et la sociologie. Nous examinons les projets BIM dans une perspective sociotechnique. Le concept de sociotechnique se situe entre la partie technique de l’ingénierie et la partie plus sociale et organisationnelle des sciences humaines et sociales (Coutant, 2015 ; Ruault et al., 2011). L’analyse d’un système sociotechnique consiste à situer la technologie dans son contexte social et à comprendre comment l’une et l’autre interagissent (Akrich, 1991).
La plupart des recherches sur l’adoption du BIM se concentrent sur la phase de conception, et la majorité des publications sont axées sur sa mise en œuvre dans un pays spécifique (Arrotéia et al., 2021 ; Babatunde et al., 2020 ; Hochscheid et Halin, 2018 ; Lee et al., 2020). Les recherches actuelles sur le BIM sont souvent caractérisées par une fragmentation des différentes étapes du cycle de vie d’un bâtiment, principalement due aux disparités dans les outils utilisés et les intervenants concernés. Cette segmentation empêche une compréhension plus globale du processus de construction à l’aide des outils BIM. Une partie de la littérature sur les projets BIM, s’appuyant sur les sciences de gestion, aborde également la collaboration et les défis associés à l’adoption du BIM au sein des entreprises (Levan, 2016 ; Poirier, 2015). Cependant, une grande partie des recherches privilégiant l’entrée managériale sont centrées sur la notion de collaboration et sur un type d’acteur (architecte, maître d’ouvrage, exploitant, etc.) ou sur une phase du projet (Bolshakova, 2022 ; Ding et al., 2015 ; Hochscheid et Halin, 2020 ; Lindblad, 2019). Une autre approche managériale, également présente dans ces recherches, est celle du BIM-lean ou du BIM-agile, axée sur les pratiques des acteurs. Importées de l’industrie, ces méthodes ont pour but d’apporter efficacité, économies et gains de productivité au secteur de la construction (Gless, 2019 ; Nascimento et al., 2018 ; Sacks et al., 2017; Sepasgozar et al., 2021). Par ailleurs, dans la littérature scientifique, le BIM est souvent considéré comme une solution pour optimiser les processus organisationnels (Chaudet, 2020 ; Sholeh et al., 2020). Cette tendance à rationaliser et à idéaliser la gestion du projet est influencée par les dynamiques contemporaines des nouvelles technologies de l’information (Bouillon, 2015). Actuellement, les recherches qui offrent une vision plus transversale du point de vue des acteurs sont celles qui évaluent la mise en œuvre du BIM aux niveaux macro, méso et micro, car elles connectent l’analyse du système d’acteurs avec les institutions, les politiques publiques, les développeurs informatiques ou le marché (Succar et Kassem, 2015 ; Troiani et al., 2020).
Cet article vise à examiner les obstacles communs à plusieurs phases et rencontrés par les acteurs enquêtés. Cette approche vient compléter les analyses techniques ou managériales généralement abordées dans la littérature actuelle afin de révéler certains freins tels que le manque de compétences, le manque d’investissement ou les problèmes de sémantique qui risquent d’impacter la totalité du système d’acteurs. Nous partons du postulat que l’observation des pratiques des acteurs tout au long du cycle de vie du bâtiment permet de révéler des obstacles récurrents à différentes étapes du projet. Chaque phase d’un projet de construction a des spécificités qui compliquent la transition entre elles, en particulier entre la construction du bâtiment et sa gestion ultérieure. Ainsi, dans le cadre d’une thèse CIFRE1, nous avons analysé trois cas d’étude couvrant différentes phases d’un projet, ce qui nous a permis, à travers une approche centrée sur le discours des acteurs, d’identifier les principaux obstacles communs à toutes les étapes et de comprendre comment ils émergent.
L’observation participante dans trois cas d’étude, de la conception à l’exploitation
Les deux cas d’étude choisis pour les phases de conception et de construction ont été un équipement scolaire (un lycée en Île-de-France) et un immeuble de bureaux (le siège social d’une grande entreprise). Le troisième projet étudié est un bâtiment universitaire (une école d’ingénierie en Île‑de‑France).
Tableau 1. Description des cas d’étude
Type de Projet |
Public |
Privé |
Public |
Fonction |
Lycée |
Bureaux |
Bâtiment universitaire |
Surface |
13 450 m² |
74 000 m² |
48 000 m² |
Emplacement |
Île-de-France |
Île-de-France |
Île-de-France |
Dates de début et de fin |
2018- en cours |
2016- 2022 |
2012- 2017 |
Système de classification des données |
UNIFORMAT II |
UNIFORMAT II |
UNIFORMAT II |
Phase de début du BIM |
Phase concours/ phase APS |
Phase APD/APS |
Fin APD/Phase d’exécution |
Position du BIM manager |
Agence d’architecture |
Maîtrise d’ouvrage |
Bureaux d’études techniques (BET) |
Mission BIM de l’entreprise ALTO Ingénierie |
Production des maquettes et BE Environnement |
Production des maquettes et AMO Environnement |
Production des maquettes : plomberie, chauffage, ventilation climatisation, électricité et BIM management. |
Source : auteure
La thèse CIFRE a donné lieu à une observation participante au long cours, qui permet une immersion totale du chercheur dans son terrain pour en saisir toutes les subtilités (Bastien, 2007). Nous avons ainsi pu observer un ensemble de réunions de projets, notamment pour les cas d’étude en phases de conception et de construction. Ces observations ont été compilées et enregistrées par le biais d’un journal de bord pendant quatre ans entre janvier 2019 et janvier 2023. Cette méthode a permis l’annotation des réflexions principales, de la qualité des échanges, des préoccupations, des doutes, des idées, etc. provenant de la participation à ces projets (Laszczuk et Garreau, 2018). Les observations ont été complétées par des analyses documentaires et la réalisation de quinze entretiens semi-directifs. Pour la préparation de ces derniers, nous nous sommes appuyée sur l’analyse de toute la documentation BIM2 des cas d’étude analysés. Les questions posées ont permis d’obtenir des réponses détaillées concernant les expériences, les perceptions, les opinions et les connaissances des acteurs du projet.
L’analyse documentaire a été menée en parallèle des entretiens semi-directifs. Dans cette analyse, divers documents ont été pris en considération, comme le cahier des charges BIM, le protocole BIM, la charte BIM Exploitation, ainsi que certains documents spécifiques à chaque étude de cas. Les entretiens ont été conduits avec le BIM manager, la maîtrise d’ouvrage (MOA), le chargé d’études du bureau d’études environnement, le chef de projet du bureau d’études techniques (BET) et l’assistant BIM à la maîtrise d’ouvrage (AMO BIM) pour le premier cas d’étude. Pour le deuxième cas, les entretiens ont concerné le BIM manager, un responsable de la cellule de synthèse, le chef de projet de l’agence d’architecture, le chef de projet du BET et la personne en charge des OPR (opérations préalables à la réception des travaux) dans l’agence d’architecture. Quant au troisième cas d’étude, les entretiens ont été menés avec l’exploitant, le référent BIM chez la MOA, le BIM manager, le BET et l’architecte du projet. Les trois projets partagent une configuration similaire, impliquant un BIM manager, des coordinateurs BIM, des modeleurs BIM, ainsi qu’une convention ou un protocole BIM.
En ce qui concerne l’analyse documentaire, nous avons listé les usages BIM par projet. Ces usages sont définis dans une liste intégrée au protocole BIM. Ils déterminent les principales raisons de l’adoption du BIM dans un projet donné. En France, BuildingSmart France les a classés en catégories thématiques : collecte, génération ou modélisation, analyse, communication ou réalisation (BuildingSmart France, Mediaconstruct, 2021). Toutefois, ces usages n’ont pas entièrement répondu aux besoins de notre analyse. Ils incluaient les diverses tâches à accomplir tout au long du projet à partir du guide établi par BuildingSmart France, sans nécessairement prendre en compte les objectifs et les obstacles spécifiques des différents intervenants. Ainsi, les listes des cas d’usage étaient assez standardisées, avec peu de variations d’un projet à l’autre. Malgré cela, ces usages ont été pertinents lors de l’analyse documentaire, car ils ont pu révéler certaines informations intéressantes sur la récupération des données des maquettes numériques pour les certifications environnementales dans le premier projet, et sur les enjeux BIM en exploitation dans les trois projets.
L’impact du BIM en tant qu’innovation sur le système d’acteurs tout au long du projet
Les trois cas d’étude mettent en lumière des situations ayant un impact sur le développement BIM du projet et découlant des interactions sociales entre les participants du projet. Dans ce cadre, nous avons repéré des obstacles technologiques tels que l’absence d’interopérabilité entre les modèles BIM ou le manque de données utilisables. L’analyse des trois cas d’étude a révélé que, dans ces projets, les obstacles à l’origine du manque d’interopérabilité ou des manques de continuité de l’information ont des causes similaires dans toutes les phases, allant au-delà des entraves technologiques.
Les études axées sur l’adoption du BIM à une échelle « macro » sont particulièrement pertinentes dans nos analyses, car elles examinent l’interaction du BIM avec des contextes tels que l’éducation ou la réglementation. Dans ce cadre, B. Succar identifie trois « domaines3 » principaux qui, selon lui, impactent le plus les démarches BIM : la technologie, les processus et les politiques (Succar et al., 2012). Ces domaines sont décrits par l’auteur comme les trois champs clés à analyser dans l’adoption du BIM à une échelle « macro ». Nos observations ont permis d’analyser l’impact des décisions prises à l’échelle « macro » ou « méso » sur les acteurs du projet et de montrer comment ces impacts se manifestent dans chaque phase du projet.
Afin d’étudier les similitudes entre les obstacles rencontrés tout au long d’un projet BIM, nous avons appliqué une catégorisation basée sur les travaux de recherche portant sur les barrières à l’innovation dans l’adoption de nouvelles technologies. Ces obstacles à l’innovation font référence aux difficultés auxquelles les professionnels sont confrontés lorsqu’ils intègrent une nouvelle technologie. En examinant ces difficultés, nous avons mieux appréhendé les entraves au transfert de l’information dans les projets BIM. Une étude sur les obstacles à l’innovation dans le contexte managérial en France, menée par V. Dos Santos Paulino et N. Tahri, a identifié quatre catégories d’obstacles : ceux liés à la connaissance et aux compétences, au marché, aux contraintes économiques, et d’autres obstacles externes liés au contexte ou au langage (Dos Santos Paulino et Tahri, 2014). Ces catégories d’obstacles, souvent observées dans les recherches sur la mise en œuvre de l’innovation, ne se limitent pas au contexte français, comme le montrent d’autres études internationales (Arza et López, 2021 ; Bukstein et al., 2019 ; D’Este et al., 2012 ; Zahler et al., 2018). Cette catégorisation des obstacles a été initialement utilisée pour identifier les barrières qui affectent la continuité informationnelle dans le cas d’étude portant sur la phase d’exploitation. Cependant, nous avons constaté que ces problématiques étaient également présentes dans le manque de continuité informationnelle pendant les phases précédentes. Nous avons ainsi cherché à identifier dans le discours des acteurs pendant les réunions, mais aussi dans les entretiens, des récits mettant en exergue les réticences humaines impactant l’usage du BIM et le déroulement du projet.
Le manque de compétences
Lors de notre observation des cas d’étude, il a été constaté que l’absence de compétences, dans ces projets, entrave, par exemple, la prise en main des outils. Même si les outils sont aptes à communiquer entre eux, leur efficacité repose sur la maîtrise qu’en ont les utilisateurs. Par la suite, nous mettrons en lumière différentes situations rencontrées, tant au stade de la conception qu’à celui de l’exploitation.
Situations rencontrées |
Impact |
Pendant les phases de conception, certains chefs de projet ne sont pas capables d’utiliser les outils BIM du projet, et certaines modifications effectuées dans les plans 2D ne sont pas présentes dans les maquettes BIM. |
Les acteurs utilisent différents logiciels pour faire les modifications du projet (cas d’étude 1). |
En phase d’exploitation, l’exploitant n’a pas la compétence requise pour extraire les données des modèles numériques et les incorporer dans ses outils d’exploitation. |
Les outils BIM et d’exploitation ne communiquent pas (cas d’étude 3). |
En phase d’exploitation, les exploitants ont besoin d’une cellule BIM dédiée à la mise à jour de la maquette numérique en cas de modifications apportées à la structure du bâtiment. |
Les mises à jour en 2D ne sont pas transmises au modèle BIM (cas d’étude 3). |
Le manque de compétences BIM empêche la continuité informationnelle entre les acteurs dans les projets BIM, du fait probablement du manque d’intégration du BIM dans les programmes d’enseignement des écoles d’architecture et d’ingénierie, ainsi que dans la suite des parcours professionnels. Selon A. Besné et M. et M. Mandhar, cette intégration est entravée par la perception du BIM comme simple outil plutôt que comme changement méthodologique (Besné et al., 2021 ; Mandhar et Mandhar, 2013).
L’observation des cas d’étude montre que, souvent, une seule personne, généralement le BIM manager, possède la majeure partie des compétences BIM. Par exemple, dans le cas d’étude 3, certaines entreprises, manquant de compétences, ont dû sous-traiter cette mission. Une fois le contrat terminé, elles ne pouvaient plus travailler avec les maquettes ou obtenir les informations nécessaires. Ce problème se retrouve également entre les modeleurs et les chefs de projet des cas d’étude 1 et 2, notamment dans les bureaux d’études techniques, où souvent seul le modeleur possède des compétences BIM. Ainsi, le monopole de compétences par certains acteurs empêche leur transmission, car les connaissances tacites acquises individuellement sont souvent difficiles à transférer (Law, 2014). P. Attewell suggère que les entreprises ont tendance à retarder l’adoption de nouvelles technologies jusqu’à ce qu’elles maîtrisent les compétences nécessaires (Attewell, 1992). Dans ce contexte, B. Succar souligne que les institutions académiques jouent un rôle clé dans l’adoption du BIM à l’échelle « macro », et il met en valeur le rôle des programmes éducatifs dans cette adoption (Succar et Kassem, 2015).
Le manque de compétences BIM dans le secteur pourrait également être lié à une résistance culturelle à l’innovation, déjà identifiée par différents acteurs (Aftab et al., 2023 ; Ahmed, 2018 ; Kassem, 2015). Selon ces auteurs, le manque de connaissances des clients est renforcé par un déficit de compétences parmi les professionnels, créant un cercle vicieux pour le BIM, notamment en ce qui concerne la gestion et l’exploitation des bâtiments. Par ailleurs, É. Hochscheid et G. Halin soulignent que la montée en compétences BIM est entravée par divers facteurs, notamment culturels, tels que l’attachement aux méthodes traditionnelles (É. Hochscheid et Halin, 2018). La littérature actuelle signale également la réticence des exploitants à se former, percevant le BIM comme une tâche supplémentaire (Becerik-Gerber et al., 2012 ; Rekve et Hjelseth, 2021 ; Singh et Kumar, 2023). Ainsi, ce manque de compétences apparaît comme un frein majeur à l’adoption de nouvelles technologies, comme c’est le cas du BIM.
Le manque d’investissement économique
Le manque d’investissement économique peut entraver également le transfert d’information entre les acteurs et les outils. Souvent, les entreprises du projet doivent acquérir des plugins pour rendre les outils compatibles ou allouer un budget supplémentaire pour acheter les outils appropriés et offrir des formations à leurs salariés. Ces formations permettent de renforcer les compétences des participants et de surmonter les défis dus au manque d’expertise. Dans le troisième cas d’étude, le manque d’investissement économique s’est avéré être un obstacle à l’interopérabilité, tant durant la conception qu’en phase d’exploitation.
Situations rencontrées |
Impact |
Les architectes affirment qu’il n’y avait pas assez de budget dans le projet pour les tâches dédiées à l’introduction de l’information dans les maquettes numériques en phase conception. |
La récupération des informations par les autres intervenants du projet pour les simulations, études économiques et certifications a été impactée (cas d’étude 1). |
Au cours des phases de conception et de construction, le client a décidé de ne pas allouer un budget supplémentaire au BIM. Certaines entreprises décident alors de ne pas utiliser les outils BIM. Cela a entraîné des pertes d’informations lors du partage de documents entre ces entreprises et celles qui utilisent des outils BIM et dont l’information a été introduite par le BIM manager plus tard. |
L’interopérabilité est impactée car tous les acteurs ne peuvent pas travailler en BIM et utilisent d’autres outils qui ne sont pas complètement interopérables (cas d’étude 3). |
En phase d’exploitation, le client a décidé de ne pas investir dans une cellule BIM dédiée et les outils informatiques nécessaires. En conséquence, les maquettes numériques fournies n’ont pas été utilisées. |
L’interopérabilité est impactée parce qu’il n’y a pas d’acteurs pour basculer les informations d’un outil à un autre et vérifier l’interopérabilité entre ces outils (cas d’étude 3). |
Le marché BIM est fortement fragmenté. Des entreprises majeures comme Autodesk et Graphisoft occupent une grande part du marché, ce qui pose des défis en matière d’interopérabilité (Tomek et Matějka, 2014). Ces défis englobent la difficulté d’intégration des données entre différentes plateformes, la nécessité de développer des connecteurs pour assurer une communication fluide entre les outils, et la dépendance à une gamme spécifique de logiciels plus chers proposés par ces grandes entreprises. Les petites et moyennes entreprises, tout en ayant l’avantage de la flexibilité et de la rapidité d’adaptation, se heurtent à des obstacles tels que les restrictions financières, le manque d’accès aux dernières technologies et la concurrence accrue sur un marché dominé par des acteurs majeurs (Carayannis et al., 2006). Ces défis impactent leur capacité à adopter le BIM comme pratique habituelle.
Le manque de management intégré
La collaboration au sein des projets BIM dépend aussi de la cohérence avec laquelle les acteurs incorporent les données tout au long des phases. Un manque de communication entre les acteurs de différentes phases peut nuire à ce processus. Dans les cas d’étude 2 et 3, nous avons constaté ce problème : le manque de communication entre les participants a conduit à des maquettes BIM soit inaccessibles, soit incomplètes en termes d’information.
Situations rencontrées |
Impact |
Au cours de la phase de conception, le BIM manager a peu organisé de réunions avec l’équipe de concepteurs et s’est tenu à l’écart du processus. Par conséquent, au début de la construction, les maquettes ont présenté des problèmes car elles n’avaient pas été suffisamment contrôlées. |
Les maquettes BIM ne sont pas compatibles les unes avec les autres (cas d’étude 2). |
Au cours de la phase d’exploitation, lorsque l’exploitant est arrivé sur le projet, il n’a pas eu la possibilité de poser des questions aux concepteurs concernant les maquettes. |
L’information est introuvable et les exploitants ne savent pas à qui s’adresser (cas d’étude 3). |
La littérature actuelle explore le lien entre le BIM et les méthodes de gestion intégrées dans la construction. Cette combinaison vise à améliorer la gestion des projets et à éviter certains problèmes d’interopérabilité ou de récupération des données. Les approches intégrées actuelles incluent l’IPD (Integrated Project Delivery) et l’IDP (Integrated Design Process). Ces méthodes, axées sur une collaboration renforcée, soulignent l’importance de l’intégration de tous les acteurs à chaque étape du projet, dès le début (Farias, 2013). Parmi ces méthodes de collaboration renforcée G. Lasnier affirme que le lean management4 vise également à engager tous les acteurs et à éliminer les gaspillages dès le départ plutôt qu’après (Lasnier, 2007 ; Nascimento et al., 2018). Les méthodes visant à améliorer l’efficacité pendant la construction s’inspirent souvent des pratiques d’autres secteurs industriels, comme la construction automobile, et intègrent des approches tels que le lean management dans les projets BIM (Boton et Forgues, 2018).
Dans ce contexte, la norme ISO 19650 souligne l’importance de la participation de tous les acteurs, y compris les exploitants, dès le début (ISO, 2019). P. Piroozfar confirme que la participation de l’exploitant est essentielle à la conception intégrée (Piroozfar et al., 2019). Par ailleurs, les approches qui englobent l’intégralité du cycle de vie du projet et la participation de l’exploitant deviennent de plus en plus fréquentes dans les partenariats public-privé en Europe (Lienhard, 2006).
Le manque de suivi des guides et des standards
La rationalisation dans les projets BIM se concrétise par l’élaboration de spécifications, d’accords, de protocoles, etc., ce qui se traduit par une augmentation de la charge de travail informationnelle et un changement de la méthodologie de travail. Actuellement, de nombreux guides et normes internationales sont disponibles pour orienter les professionnels du secteur de la construction vers des pratiques favorisant la collaboration et l’interopérabilité. Toutefois, dans nos trois cas d’étude, les directives ne sont pas toujours suivies, soit parce qu’elles ne sont pas respectées, soit parce que les acteurs affirment ne pas être au courant de ces standards.
Situations rencontrées |
Impact |
En phase de conception, certaines maquettes contenaient des objets modélisés en double ou des éléments qui n’avaient pas été supprimés correctement, ce qui a eu une incidence dans l’extraction des quantitatifs. |
Continuité informationnelle entre les acteurs (cas d’étude 1 et 2). |
En phase de construction, l’agence d’architecture a alerté sur le fait que la maquette numérique n’est pas considérée comme une « pièce contractuelle » contenant toutes les informations nécessaires, car, pour elle, les plans PDF extraits des maquettes sont les seuls livrables officiels. |
Continuité informationnelle entre les acteurs et entre les phases (cas d’étude 2). |
Pendant la phase d’exploitation, les maquettes étaient incomplètes et certaines informations n’étaient que partiellement saisies, car les acteurs des phases précédentes n’avaient pas suivi la norme ISO 19650, ce qui a obligé les exploitants à compléter ces données en se basant sur le DOE ou lors des interventions nécessaires. |
Continuité informationnelle entre les phases (cas d’étude 3). |
La réglementation autour du BIM est structurée par la norme ISO 19650, qui détaille les exigences pour assurer la continuité de l’information à travers le cycle de vie d’un projet. Cependant, un défi majeur se pose : les normes ISO, malgré leur portée internationale, n’ont pas de caractère obligatoire. Cette distinction sème des confusions juridiques sur la manière dont le BIM devrait être réglementé. Aujourd’hui, de nombreux pays, n’ont pas officiellement rendu le BIM obligatoire. En France, au lieu d’adopter une approche coercitive, le gouvernement a choisi de soutenir l’industrie en rédigeant des guides et en mettant à disposition des outils pour faciliter l’adoption du BIM (Bellenger et Blandin, 2019 ; Eadie et al., 2015).
Cependant, un obstacle persistant réside dans la communication de ces standards. Les lignes directrices établies par des organisations telles que BuildingSMART France ne sont pas toujours diffusées aux entreprises concernées. Ce déficit de communication est souvent identifié comme une barrière à l’innovation, surtout si le cadre réglementaire est perçu comme complexe ou dissuasif (Mohnen et Rosa, 2001). Ces cas d’étude montrent un écart entre les normes BIM établies et la compréhension qu’en ont les professionnels. Certains n’ont peut-être pas accès aux normes ISO, d’autres peuvent estimer que ces normes ne répondent pas à tous leurs besoins, ou encore que l’absence de force juridique les rend moins pertinentes.
Le rôle du BIM manager et les conflits de pouvoir
Le BIM manager est la personne qui doit assurer la communication entre les maquettes et l’interopérabilité entre les outils du projet. Si le BIM manager n’assume pas complètement son rôle, le transfert des informations et des maquettes peut être impacté tout au long du projet.
Situations rencontrées |
Impact |
Au cours de la phase de conception, le bureau d’études environnement a demandé aux architectes d’intégrer les données des matériaux pour effectuer des analyses. Cependant, l’architecte, qui est également le BIM manager, ne souhaitait pas répondre à cette demande. |
Les outils d’analyse de cycle de vie et les outils BIM ne sont pas interopérables si l’information n’est pas bien structurée (cas d’étude 1). |
Au cours de la phase de conception, le BIM manager n’était pas en communication avec le reste des acteurs du projet. |
Le manque de connaissance des problématiques du projet par le BIM manager a entraîné un problème de géoréférencement5 lors de la phase de construction (cas d’étude 2). |
Au cours de la phase d’exécution, le BIM manager, occupant une position d’autorité au sein du projet, a décidé de ne pas inclure certaines informations essentielles pour l’exploitation telles que les revêtements de sol, qui ne figuraient pas dans la maquette numérique. Au lieu d’ajouter ces informations lui-même ou de demander aux architectes de le faire, il a décidé de les laisser manquantes. |
La gestion BIM du bâtiment n’est pas possible, car les outils d’exploitation, pour être performants, ont besoin de l’intégration de certaines données dans les phases précédentes (cas d’étude 3). |
Les défis liés à la collaboration se manifestent à diverses étapes de ces projets, de la conception à l’exploitation. Le rôle du BIM manager en tant que gestionnaire du projet, selon C. Boton et D. Forgues, est d’assurer une mise en œuvre optimale du projet (Boton et Forgues, 2018). En tant que manager, il doit garantir la communication des informations entre tous les intervenants, étant au centre de tous les échanges. Selon la littérature sur les fonctions des managers (Desmarais et Chatillon, 2010), il joue un rôle central dans l’interprétation et la coordination des attentes des différents acteurs face aux réalités du projet. Sans lui, des complications liées à la géométrie et à l’information pourraient surgir, comme des problèmes de géoréférencement ou de qualité des données du modèle.
Le rôle de BIM manager renforce la capacité d’arbitrage parmi les divers acteurs. L’entreprise endossant ce rôle bénéficie d’une plus grande influence décisionnelle. Bien que les projets BIM soient fréquemment perçus comme des initiatives de collaboration et d’intégration des approches de coconstruction, comme souligné par E.-C. Forgues, la réalité montre que la structure hiérarchique du BIM entrave la dynamique de prise de décision collaborative mise en avant par C. Leyrie et S. Boivin. Dans cette hiérarchie, la responsabilité de décider revient souvent au BIM manager ou au client (E.-C. Forgues et al., 2016 ; Leyrie et Boivin, 2017). Ainsi, nos observations suggèrent que, dans ces cas d’étude, la participation directe du BIM manager aux négociations dans les projets a affecté sa capacité à rester impartial.
La sémantique
La sémantique joue un rôle crucial dans l’interopérabilité des outils. Elle est fréquemment évoquée dans les études portant sur les ontologies et le paramétrage des logiciels. Toutefois, la problématique des divergences sémantiques liées aux vocabulaires propres à chaque métier est rarement abordée : ces variations lexicales peuvent affecter la façon dont les utilisateurs définissent les paramètres, ce qui compromet l’interopérabilité entre les outils BIM.
Situations rencontrées |
Impact |
Pendant la phase de conception, les concepteurs ont incorporé plusieurs paramètres pour fournir les informations sur les matériaux telles que les finitions, les matériaux de construction, les revêtements, etc. Cette pluralité de paramètres rend difficile aux exploitants l’extraction des informations nécessaires pour la gestion des bâtiments. |
Continuité informationnelle entre les acteurs (cas d’étude 3 et 1). |
Pendant la phase d’exploitation, les exploitants ont eu accès au paramètre « date » des équipements, mais ils ne disposaient pas d’informations précises pour distinguer s’il s’agissait de la date d’installation ou de mise en service. |
Continuité informationnelle entre les phases (cas d’étude 3). |
E. Bond et M. Houston ont identifié les barrières culturelles et de langage comme un frein majeur à l’adoption de nouvelles technologies (Bond et Houston, 2003). Pour eux, l’idéal n’est pas de supprimer la spécialisation, mais d’encourager une interaction enrichie entre spécialistes pour faciliter la collaboration. Dans le domaine de la construction, les différences sémantiques causent souvent des ruptures d’information entre les phases du projet. Les barrières linguistiques entravent l’innovation, en particulier lors de collaborations entre différentes cultures. Dans les projets BIM, l’importance du langage se situe au niveau sémantique, où une bonne compréhension est cruciale pour l’interopérabilité (Bishr, 1998 ; Nadis, 1996). Depuis les années 1990, des travaux cherchent à traduire automatiquement la terminologie entre domaines (Chen et al., 2018) et à comprendre les barrières contextuelles (Dougherty, 1992). Les difficultés de sémantique que nous avons observées dans les cas d’étude sont discutées par G. Gaglio, qui fait référence à l’affirmation de G. Simmel selon laquelle « si une porte représente principalement un symbole de clôture de l’espace domestique, elle est également une ouverture vers le monde extérieur » (Gaglio, 2012). En conséquence, chaque métier, selon son point de vue, peut interpréter les données ou nommer les paramètres différemment. En somme, pour les technologies BIM, des normes communes à toutes les phases pourraient pallier les obstacles sémantiques.
La propriété intellectuelle
À l’heure actuelle, il y a une absence de réglementation claire sur la propriété intellectuelle des maquettes numériques et des informations qu’elles contiennent, en particulier lorsque différentes parties ont contribué à leur création. Face à cette situation, certaines entreprises hésitent à partager les fichiers sources de leurs maquettes pour préserver leurs droits. Cela nuit cependant à l’interopérabilité, car le format partagé doit être reconverti et intégré dans les logiciels des autres acteurs, entraînant souvent une perte d’informations.
Situations rencontrées |
Impact |
En phase de conception et de construction, le partage de fichiers non modifiables dans la plateforme collaborative est accepté entre les acteurs de la maitrise d’œuvre. Cependant, certains concepteurs sont réticents à partager leurs fichiers REVIT natifs, car cela pourrait compromettre leur propriété intellectuelle en permettant à d’autres entreprises d’utiliser leurs développements. |
Continuité informationnelle entre les acteurs (cas d’étude 2). |
La propriété intellectuelle est une préoccupation majeure dans la collaboration BIM, comme le souligne M. Lefauconnier en la décrivant comme un ensemble de droits liés à l’innovation et à la création (Lefauconnier, 2017). Dans nos observations, au sein des bureaux d’études, la tension surgit lorsque leurs fichiers natifs sont partagés avec les entreprises de construction. Bien que la coopération favorise l’innovation (Le Roy et al., 2013), le BIM, étant dans une « phase d’objet frontière6 », est confronté à une réglementation floue (Flichy, 2017). Par ailleurs, dans ce cas d’étude, l’agence d’architecture s’interroge sur les responsabilités relatives à la propriété intellectuelle du modèle BIM en tant que document contractuel, cherchant à comprendre si des erreurs dans la maquette pourraient entraîner des responsabilités et des pénalités. L’ouvrage d’A. Bellenger et A. Blandin note l’absence de réglementation pour le BIM en France (Bellenger et Blandin, 2019). Cette absence, combinée à des processus organisationnels changeants, produit de la méfiance, des doutes concernant la réglementation et un manque de partage qui entrave la collaboration BIM.
Le décalage entre innovation et transformation sociétale dans les projets BIM
Outre les obstacles à l’interopérabilité et au partage des données énoncés précédemment, l’analyse des cas d’étude a révélé une réticence des acteurs face à la technologie BIM. Les intervenants interrogés au cours des entretiens menés à différentes phases ont évoqué leur méfiance à l’égard des nouvelles technologies disponibles sur le marché. Cette réticence est alimentée par une représentation parfois irréaliste du BIM véhiculée lors de démarches marketing, publicités ou conférences auxquelles ils ont assisté. Les avis des spécialistes en exploitation et maintenance des bâtiments enquêtés soulignent : « Dans le BIM, beaucoup de choses semblent relever de la science-fiction », ou : « Certains consultants vendent quelque chose d’irréaliste ; ils vendent la lune parce que pour eux la lune est accessible mais pour les autres elle ne l’est pas. » Ou encore : « Aujourd’hui, dans le domaine de la gestion des bâtiments, tout le monde parle de réalité virtuelle mais, en réalité, ces technologies sont encore peu appliquées et leur mise en place est complexe. »
Dans ces projets, les professionnels soulignent un décalage du développement des outils BIM entre la réalité du terrain et le marketing du BIM. Il est difficile aujourd’hui de démêler ce qui est réellement applicable dans le monde professionnel du BIM et ce qui n’est que projection ou même fantaisie. Ainsi, dans son article « La réalité du BIM », S. Fox soutient que ce que les conférences et médias spécialisés présentent ne reflète pas toujours la réalité du terrain. Cet auteur offre une vision plus réaliste du BIM, contrairement aux perspectives influencées par le marketing (Fox, 2014). Dans ce contexte, il semble nécessaire que les développeurs alignent leurs promesses marketing avec la réalité du terrain, tout comme il importe que la formation au BIM dans les écoles d’architecture et d’ingénierie soit ancrée dans la réalité des projets de construction. Dans ce contexte, H. Abdirad et C. Dossick demandent que l’enseignement du BIM dans les écoles d’architecture et d’ingénierie ne soit pas détaché du contexte réaliste des projets de construction et que les étudiants travaillent avec des informations de cas réels (Abdirad et Dossick, 2016).
Par ailleurs, un autre problème soulevé est le décalage entre l’évolution des transformations technologiques et celle des transformations sociétales qui les accompagnent. Comme l’explique M. Castells, l’introduction des nouvelles technologies de l’information dans le domaine de la construction est étroitement liée à la transformation de la société pendant « l’ère de l’information » (Castells, 2001). Pourtant, la vitesse à laquelle l’informatique progresse peut souvent dépasser la capacité des individus à se doter des compétences nécessaires ou à anticiper leurs besoins futurs. Ce sujet a été abordé lors de l’analyse du troisième cas d’étude. Ce dernier a fait partie des projets analysés par un groupe de recherche axé sur l’économie circulaire et la capitalisation des données dans les projets BIM7. L’un des principaux enjeux de ce groupe de recherche était de prévoir les matériaux recyclables à l’avenir, d’identifier les données essentielles pour les futures analyses de l’économie circulaire et d’anticiper l’évolution des besoins.
L’implémentation des nouvelles technologies dans le domaine de la construction est étroitement liée à l’évolution de la société à l’ère de l’information. Les gestionnaires de bâtiments ne peuvent pas encore prévoir leurs besoins futurs ni les outils qui seront développés, ce qui engendre une grande incertitude sur les exigences à fixer pour une gestion efficace à long terme. Cette incertitude impacte également les simulations réalisées avec la maquette numérique. Par exemple, bien que nous connaissions aujourd’hui les propriétés nécessaires pour analyser la qualité de l’air, de nouveaux matériaux polluants pourraient émerger dans les années à venir, ce qui changerait les calculs. Par ailleurs, des questions comme l’intelligence artificielle, les bâtiments durables et l’internet des objets seront cruciales pour l’avenir de l’exploitation et de la maintenance des bâtiments, mais il est difficile de prévoir l’impact de ces évolutions et des technologies associées.
Enfin, il convient d’aborder du point de vue de l’innovation la notion de « préparation sociétale » (societal readiness), également connue sous l’acronyme SRL (societal readiness levels8), utilisée dans les travaux de recherche sur l’adoption sociale d’autres technologies, comme c’est le cas de l’intelligence artificielle ou de la réalité augmentée (Mendoza-Ramírez et al., 2023). Une telle approche pourrait permettre de mieux appréhender la maturité sociétale des pratiques BIM, en tenant compte non seulement des avancées technologiques, mais également des interactions sociales, des dynamiques de collaboration et de l’acceptation des acteurs du secteur de la construction. Dans les démarches BIM, les grilles de maturité BIM sont principalement utilisées à l’échelle du projet, mais il reste encore du travail à accomplir pour développer cette maturité à l’échelle « macro » proposée par B. Succar et pour appliquer cette analyse aux institutions éducatives, aux responsables politiques à toutes les échelles du territoire, ainsi qu’aux associations du domaine de la construction (Kassem et Ahmed, 2022 ; Kassem et Succar, 2017 ; Nikologianni et al., 2022). Il existe déjà des discussions et des recherches autour de l’application des concepts SRL dans le domaine de l’innovation sociotechnique (Botín-Sanabria et al., 2022). En adaptant cette approche aux spécificités de la technologie BIM, il serait possible d’obtenir une évaluation plus complète de son intégration dans la société et de son potentiel d’adoption à grande échelle. Cette approche élargirait la portée de l’évaluation au-delà des seules avancées technologiques, tenant compte des aspects sociaux et de la dynamique de collaboration à toutes les échelles.
La collaboration face aux obstacles dans la mise en œuvre du BIM
Les obstacles qui émergent de l’analyse des cas d’étude montrent que la collaboration entre les acteurs du projet est essentielle pour assurer une interopérabilité au-delà des contraintes purement techniques des logiciels BIM. La question de la collaboration émerge à plusieurs reprises dans l’analyse des observations des cas d’étude, notamment en ce qui concerne le management intégré, les conflits de pouvoir et la propriété intellectuelle pendant le partage de documentation dans un processus collaboratif. La notion de collaboration est l’un des sujets les plus abordés dans le domaine des sciences de gestion dans les projets BIM. Une grande partie des obstacles, abordés dans les analyses précédentes, à la continuité informationnelle au sein du projet ont pour origine des manques de collaboration ou de compréhension de la nature coopérative de cette action. La pratique collaborative implique inévitablement la coopération, la négociation des objectifs communs et la gestion des différences (Sperling, 1994 ; Sundet et al., 2016). Cependant, cette façon de faire n’était pas présente dans une bonne partie des situations analysées précédemment.
Par ailleurs, l’interopérabilité est l’un des principaux freins à la continuité informationnelle soulevés par les acteurs dans les recherches en BIM et elle est souvent perçue comme un enjeu plus technologique que social. Toutefois, il convient de noter que l’interopérabilité ne se limite pas à un simple aspect technologique, mais qu’elle a également une incidence directe sur la collaboration entre les différents intervenants tout au long du projet (Sattler et al., 2019). En ce sens, l’interopérabilité est la « capacité de deux systèmes ou composants, ou plus, à échanger des informations et à utiliser les informations qui ont été échangées » (Grilo et Jardim-Goncalves, 2010). À travers les cas d’étude analysés, nous avons identifié de nombreux obstacles à ces échanges et un manque de communication entre les outils dans la mise en œuvre d’un projet BIM, qui vont au-delà des problématiques logicielles. Ces obstacles n’étaient pas liés aux défis techniques, mais à des aspects tels que la gestion du projet, le vocabulaire adopté par les différents acteurs ou l’absence d’adhésion aux standards établis.
Bien que les documents de lancement des projets BIM tels que les cahiers des charges ou les protocoles visent à établir un processus de collaboration, nous avons observé que la communication entre les acteurs n’est pas toujours assurée dans la pratique. Dans les projets analysés, nous constatons que le processus de partage de données est de l’ordre d’une coordination non coopérative, tandis que le processus BIM représente, en théorie, une démarche de coopération dans laquelle les acteurs doivent intégrer les enjeux des autres intervenants. Dans ce contexte, S. Kubicki parle d’une action collective contrainte par l’interdépendance des acteurs du projet (Boton et Kubicki, 2014). Plusieurs recherches actuelles portent sur l’analyse de la collaboration dans les projets BIM en France, mettant en lumière diverses perspectives sur ce processus complexe (Ben Rajeb et Leclercq, 2019 ; Calixte et al., 2019 ; D. Forgues et al., 2011). Ainsi, la terminologie utilisée pour définir le degré de collaboration ou de coopération dans les projets BIM reste sujette à débat.
Conclusion
Les résultats ont permis d’observer que, dans les trois cas d’étude, le BIM, en tant que technologie innovante, produit une transformation sociale qui fait émerger des obstacles en lien avec le manque de compétences BIM, l’insuffisance d’investissement économique, une gestion de projet qui n’intègre pas tous les acteurs, le non-respect des guides et des normes, ainsi que les conflits de pouvoir. Ces obstacles, communs à d’autres processus d’adoption de technologies innovantes, ont impacté l’interopérabilité des outils, la collaboration au sein du projet et l’adoption du BIM dans ces projets. Cependant, les obstacles qui émergent ne sont pas nécessairement négatifs. Toute innovation n’est pas automatiquement bénéfique, et ces réticences et freins contribuent également à adapter ou à modifier les nouvelles technologies. Par ailleurs, les analyses ont permis de mettre en valeur la transversalité de ces obstacles, touchant tous les acteurs et toutes les étapes, au-delà de la segmentation traditionnelle par phase et par type d’acteur, ce qui limite souvent la compréhension des problématiques et des enjeux globaux. Ces résultats soulignent l’importance d’analyser les projets de manière transversale à toutes les phases, tout comme les recherches sur l’adoption du BIM mettent en évidence l’intérêt d’étudier ces obstacles aux échelles macro, méso et micro.
Par ailleurs, nous avons identifié une réticence des acteurs du secteur de la construction envers le BIM, en partie due à des attentes déconnectées de la réalité. Cette méfiance apparaît aussi comme une des raisons qui freinent l’adoption de nouvelles technologies et s’explique par exemple par l’écart entre les promesses faites par le marketing des outils et la véritable applicabilité de ces outils dans le contexte professionnel. Actuellement, les développeurs des outils BIM ont tendance à ne pas aligner leurs promesses avec la réalité du terrain. Enfin, nous avons relevé le défi de l’adaptation du BIM à l’évolution de la société et des besoins futurs. Les besoins des gestionnaires des bâtiments évoluent avec le temps, et il est difficile d’anticiper quelles données et quels outils seront nécessaires dans les décennies à venir. Cette incertitude complexifie la planification à long terme et la généralisation du BIM tout au long du projet.
Les limites de ce travail résident dans le fait que l’étude porte uniquement sur des projets développés par des entreprises avec une maturité BIM similaire et situées en Île-de-France, ce qui pourrait entraîner des obstacles similaires. Pour mieux cerner les défis déjà identifiés et découvrir de nouvelles problématiques, il serait pertinent, dans des études ultérieures, d’élargir l’échantillon à des projets plus variés.
En conclusion, ces études mettent en lumière l’importance de prendre en compte non seulement les aspects techniques et managériaux, mais aussi les implications sociales de l’innovation lors de la mise en œuvre du BIM. La collaboration entre les acteurs, la gestion intégrée, la communication efficace entre les acteurs et l’anticipation des évolutions technologiques sont des éléments qui peuvent être utiles pour surmonter les défis actuels et qui pourraient également contribuer à l’amélioration des processus de construction, y compris dans les projets qui ne mobilisent pas le BIM.