Le débat récent sur la notion de « maîtrise d’usage » témoigne d’une préoccupation accrue à l’égard des usages et de la pertinence des ouvrages dans le secteur de la construction et de l’urbanisme. Il traduit aussi une interrogation sur l’implication des destinataires des projets dans les processus de production et sur la capacité des acteurs à élargir et à faire évoluer leurs compétences. Ces préoccupations sont au cœur des réflexions que Ramau mène sur l’organisation de projet et les processus de conception depuis sa création1. Elles ont eu un écho différent mais tout aussi important dans les travaux sur la ville durable engagés à partir de 2011. En effet, le réseau explore alors l’évolution des pratiques professionnelles dans son rapport à la participation citoyenne, à la diffusion de nouveaux modèles et à la gestion du cadre bâti et aménagé2. Quand bien même le terme « maîtrise d’usage » peut alors paraître justifié pour rendre compte du portage des exigences nouvelles et de la montée en puissance de l’expertise d’usage dans la conception architecturale et urbaine, nous pensons qu’il est inapproprié en ce qui concerne la plupart des pratiques professionnelles en cours, induisant en erreur quant à la symétrie statutaire et de pouvoir avec la maîtrise d’ouvrage qu’il laisse supposer. Quelles seraient, dès lors, la désignation adéquate mais aussi, et surtout, la légitimité et les intentions propres de cet acteur tiers qui utilise(ra) l’ouvrage et bénéficie(ra) des services dont celui-ci est le support ?
Nous proposons d’examiner cette question non pas dans le domaine de la fabrication des projets urbains, mais dans celui des espaces construits et aménagés pour les entreprises, administrations et autres organisations de travail. Dans quelles conditions y est posée la question d’un acteur distinct du maître d’ouvrage et du maître d’œuvre ? Quel est le rôle effectif ou souhaité de cet acteur ? Comment les points de vue des milieux professionnels et scientifiques sur la question du portage des exigences liées aux usages ont-ils évolué ces dernières années ? Quelles compétences requiert ce portage ? De quelle façon les processus de projet et les pratiques professionnelles se sont-ils, le cas échéant, adaptés à ces exigences nouvelles ? Quels sont les obstacles à une institutionnalisation d’un troisième protagoniste dans l’organisation des projets ?
Le présent article a pour ambition d’éclairer la façon dont l’organisation de projet est travaillée par la figure de l’« utilisateur » ou du « bénéficiaire3 » (selon le point de vue adopté) du cadre bâti et aménagé. Après une première partie exposant la problématique, nous examinons la manière dont la question des usages et celle de leur prise en considération par les systèmes d’acteurs sont abordées dans les travaux correspondants. La mobilisation de recherches menées dans les pays anglo-saxons permet d’élargir les perspectives du débat en France, qui reste dominé par un raisonnement à partir du découpage maîtrise d’ouvrage/maîtrise d’œuvre. La troisième partie porte sur des pratiques et expériences observées dans des projets où l’« utilisateur-bénéficiaire » a occupé une fonction reconnue. Elle précise notamment la dimension organisationnelle de ces approches et les compétences déployées. Notre analyse prend appui sur trois opérations immobilières, en France et au Royaume-Uni, issues de nos différents corpus de recherches antérieures. La quatrième partie précise les logiques qui sous-tendent le choix d’une implication de l’« utilisateur-bénéficiaire » dans les démarches de projet. La dernière partie, enfin, discute les obstacles et les perspectives d’une reconnaissance d’une entité tierce dans les opérations architecturales et urbaines.
La perméabilité entre deux arènes de négociation de la production architecturale
La conception et la réalisation des lieux de travail apparaissent à plusieurs égards comme un domaine spécifique, différent de celui de l’habitat et des projets urbains. En effet, l’imbrication des dimensions organisationnelles relatives au développement et à la gestion opérationnelle de l’activité productive, d’une part, et, d’autre part, les dimensions spatiales liées à la définition et à la mise en œuvre du cadre bâti comme ressource pour cette activité constitue un champ d’intervention complexe. Celui-ci mêle de nombreux intérêts, notamment économiques, managériaux, sociaux, productifs, et mobilise une multiplicité de compétences et d’acteurs. À cela s’ajoute le fait que la compréhension de l’activité productive implique, dans de nombreux cas, d’appréhender également les interactions que l’« utilisateur », individuel et collectif, entretient avec d’autres groupes sociaux, désignés comme clients, usagers, patients, consommateurs ou visiteurs. Cet aspect tend à complexifier davantage encore la démarche de définition du cadre bâti. La conception architecturale, en tant qu’elle ambitionne d’articuler les différentes dimensions qui participent du projet de transformation d’un dispositif spatio-organisationnel en entreprise, est de ce fait appelée à opérer de multiples compromis.
L’idée de projet négocié, apparue dans des travaux portant sur divers domaines de la construction (Novarina, 2000 ; Chombart de Lauwe, 2012), prend ici tout son sens. Si le phénomène de la négociation est abordé dans de nombreux travaux sous l’angle de la coopération interprofessionnelle (Evette, 2001 ; Chadoin, 2007 ; Biau et Tapie, 2009), dans le domaine des espaces de travail il ne se limite pas à l’arène occupée par la maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d’œuvre et leurs acteurs associés. Les négociations se développent aussi au sein de l’entreprise qui utilisera le produit de la conception. Les interrogations, contestations et revendications concernant les modalités d’occupation et d’exploitation du bâtiment sont l’expression la plus évidente de ce phénomène. Mais la question des attentes et des besoins vis-à-vis du processus de conception et de l’espace en général existe aussi, parfois de façon plus voilée, à travers les négociations sociales et celles sur la stratégie entrepreneuriale, le sens de l’action collective, la sécurité et la santé au travail, etc. (Fenker, 2003 ; Dale et Burrell, 2008 ; Maclouf, 2011). Du point de vue des usages, il convient donc d’appréhender la conception des lieux de travail comme une activité qui se déroule dans une arène élargie, ou du moins dans des arènes qui sont, à des degrés variables, reliées, voire interdépendantes. La perméabilité de ces arènes pourrait, de ce point de vue, constituer un enjeu fort des processus décisionnel et opérationnel de la conception, en particulier à travers la question de la mobilisation des savoirs et compétences situés dans le domaine de l’organisation du travail.
Cependant, la question de la perméabilité ne se pose pas uniquement dans le sens d’une amélioration des processus de définition et de mise en œuvre du cadre bâti. Elle se pose aussi à travers l’appréciation que l’« utilisateur-bénéficiaire » peut faire de la qualité du bâtiment et de la pertinence de celui-ci pour l’activité de travail après sa mise en service. Un pan entier de recherches en France et à l’étranger, notamment dans les disciplines de la sociologie du travail, de la psychosociologie, de la psychologie clinique, de l’ergonomie ou encore dans le champ de l’architecture, a exploré la question très complexe des effets réciproques entre l’activité et l’espace de travail4. Une idée centrale s’est dégagée de nombreux travaux : celle d’un lien entre la nature des relations de travail, le contenu des tâches et le vécu de l’espace (Evette et Lautier, 1994). Ainsi, il est apparu que la qualité intrinsèque que l’espace peut offrir à l’accomplissement de l’activité ne détermine pas seule l’expérience et le ressenti du travailleur. Les représentations des rapports sociaux, de la propre place du travailleur dans l’organisation, de la signification du travail dans l’accomplissement de soi influent tout autant sur l’appréciation que celui-ci peut avoir de l’espace. Sur la base de ces acquis, certains travaux ont analysé d’autres liens entre l’activité de travail et l’espace, mettant au jour les corrélations entre la participation des « utilisateurs-bénéficiaires » au processus de conception et leur vécu des situations de travail au regard de l’espace (Fenker, 2008 ; Alexander et Price, 2014)5.
En raison de l’insuffisance des savoirs et des savoir-faire ou du fait que les finalités se situent ailleurs qu’au niveau du fonctionnement de l’entreprise, la prise en considération de cette arène élargie constitue souvent un angle mort dans l’organisation des projets architecturaux et immobiliers des lieux de travail. Seulement, dans les cas assez rares où la stratégie d’une entreprise établit clairement un lien entre ses objectifs en matière d’espace et ses choix essentiels, l’engagement dans une même arène d’une pluralité d’acteurs, avec des savoirs sur la production du cadre bâti et d’autres sur l’activité productive, est plus systématiquement recherché. La transversalité entre les compétences mobilisées tout comme la continuité dans le temps de leurs interactions deviennent alors des enjeux forts. Cependant, les points de vue sur les manières d’y parvenir et sur les acteurs qui seraient porteurs de ces savoirs divergent considérablement.
Le portage de la question des usages dans l’ingénierie de projet
La problématique des corrélations entre les interactions et réflexions au cours du processus de conception et celles qui orientent l’activité de travail et son rapport à l’espace est très peu abordée de manière concomitante dans la recherche architecturale et urbaine en France. Les travaux se polarisent essentiellement sur deux objets distincts, sans que leur interdépendance soit véritablement questionnée. D’un côté, il y a les travaux sur les interrelations entre l’espace et l’activité de travail, entre l’homme et son environnement, mentionnés plus haut. Ils privilégient l’analyse des modes de vie et de travail, des phénomènes d’usage, d’appropriation et de gestion de l’espace, ainsi que l’effet de celui-ci sur les activités et le vécu des situations de travail. De l’autre, il y a les travaux qui portent sur les processus et les acteurs de la fabrication du cadre bâti et aménagé. Depuis une vingtaine d’années, parmi les axes d’analyse les plus fructueux, se trouvent celui des modalités d’adaptation des pratiques professionnelles et celui des positions des acteurs dans les dispositifs de projet par rapport à l’évolution des cadres d’action. De quelle façon la thématique des usages et du portage de celle-ci dans les projets y est-elle présente ? Cette question est examinée à partir de trois thèmes : les interrogations sur la pertinence et la transformation des savoirs et des compétences des acteurs habituels du projet face à des enjeux et des préoccupations nouveaux ; les démarches et processus de projet qui expérimentent des dispositifs d’implication des publics « concernés » ; l’adaptation des organisations de projet à la montée des logiques de service dans les relations entre les acteurs.
La transformation des savoirs et des compétences des acteurs professionnels
Les travaux relatifs à ce thème ont mis en lumière les modalités de transformation des savoirs et des compétences des acteurs professionnels. Ces processus sont appréhendés dans leur lien avec l’apparition de nouvelles exigences et préoccupations sociales et sociétales, qui exercent leur influence sur les cadres d’action. L’évolution de ces cadres serait notamment caractérisée par : la complexification des objets de la conception (Arab, 2007 ; Godier, 2009), notamment sous l’injonction de leur insertion urbaine et paysagère, de leur performance énergétique et de leur impact environnemental ; le débat sur la légitimité de l’action publique et le recours accru à des procédures de délibération visant à impliquer les parties intéressées à la décision (Blondiaux, 2001) ; la montée des préoccupations liées au développement durable en ce que celui-ci incite à des approches dépassant les logiques sectorielle, séquentielle et uni scalaire (Berke, 2002).
Selon ces travaux, dont certains auteurs sont membres ou proches de Ramau, les systèmes d’acteurs tendent à s’adapter à cette évolution par la diversification des savoirs et des expertises mobilisés dans les opérations. Cela conduit notamment à un accroissement du nombre d’intervenants, au niveau tant de la maîtrise d’ouvrage que de la maîtrise d’œuvre (Courdurier et Tapie, 2003 ; Bonnet et al., 2001). L’élargissement des expertises tend aussi à favoriser le recours à des compétences processuelles. En effet, avec la multiplication des co- et sous-traitants, la conduite de projet est confrontée à un besoin accru de missions de coordination et d’accompagnement (Biau et Tapie, 2009). Les savoirs et savoir-faire ont tendance à se contextualiser, à s’appliquer à des échelles locales. Les acteurs développent également des compétences visant une meilleure compréhension et prise en considération des attentes et des modes de vie des groupes dont le cadre de vie et de travail est transformé par la conception (Biau et Evette, 2008).
Sur le plan du déroulement des projets, l’attention aux usages et aux pratiques sociales existant au sein d’un territoire ou d’un groupe d’utilisateurs singulier est particulièrement développée dans l’élaboration de diagnostics et d’études d’impact qui mettent en évidence les différents aspects du contexte environnemental, social et économique dans lequel se déploieront les modes de vie et usages envisagés. Ces études préliminaires se sont multipliées ces dernières années. Certains auteurs ont néanmoins observé un manque d’articulation entre les analyses faites en amont, les orientations programmatiques et la conception (Zetlaoui-Léger, 2009).
Depuis leur début, les Cahiers Ramau ont largement contribué à la diffusion de ces questionnements. La thématique des expertises et de leur distribution dans les systèmes d’acteurs a été au cœur de plusieurs publications, notamment à partir des objets d’analyse tels que l’inter-professionnalité (Cahier 2) et la qualité architecturale, qui comprend la qualité d’usage (Cahier 5). À l’instar d’autres travaux cités précédemment, les débats au sein du réseau se sont focalisés sur la façon dont l’apparition de nouveaux enjeux et cadres de pensée interroge les pratiques professionnelles. Il est montré comment les acteurs de la conception parviennent à améliorer leur capacité à prendre en compte certains enjeux, y compris ceux qui concernent directement les bénéficiaires, leurs modes de vie et leurs relations avec le cadre bâti. Les travaux soulignent ainsi le fait que l’expertise de l’acteur professionnel se substitue au portage de la question des usages par le bénéficiaire. L’implication active de ce dernier n’est véritablement apparue qu’à partir du thème de la participation citoyenne, à l’exception des travaux sur les partenariats public-privé et le facilities management, en 2007 et 20086. La notion de savoirs d’usage n’apparaît par exemple qu’à partir du Cahier 6.
Les dispositifs d’implication des publics concernés
C’est dans le cadre des programmes scientifiques successifs, entamés à partir de 2010, sur les incertitudes que le développement durable fait peser sur les activités de conception que les travaux de Ramau se sont fait l’écho des expérimentations de dispositifs d’implication des publics concernés par la question des usages de l’espace dans les démarches et processus des projets architecturaux et urbains (Cahier 6). Ces travaux ont souvent fait état d’ambitions accrues en matière de participation dans des collectivités ayant une expérience de longue date dans le cadre de la politique de la ville, mais aussi dans l’élaboration des Agendas 21, par exemple. La volonté de certaines maîtrises d’ouvrage urbaines et architecturales doit aussi composer avec des difficultés liées au décalage entre des savoir-faire et des cultures professionnelles du projet, d’une part, et, d’autre part, le portage politique et l’engagement des élus dans les projets. La question centrale de la participation renvoie le plus souvent à l’action politique et au rapport des pouvoirs publics aux habitants, citoyens, associations, auto-promoteurs, etc. (Cahier 6). Le domaine des entreprises et de leurs espaces n’y est pas traité7.
La montée des logiques de service dans le domaine de la construction
La prise de conscience d’un renversement des modèles de la place du bénéficiaire et de la question des usages dans l’organisation de projet est plus clairement apparue avec le développement des logiques de service dans différents secteurs économiques. Les travaux de certains économistes sur l’immobilier d’entreprise ont initié cette lecture des phénomènes dans le milieu de la recherche architecturale et urbaine en France. Ils ont contribué à la compréhension du fait que l’on n’attend plus du secteur de la construction un simple accroissement du stock des bâtiments et des équipements, mais plutôt « une optimisation du service rendu par les ouvrages à construire ou existants, pour une économie plus efficace et plus “durable” » (Carassus, 2002). Cette perspective éclaire certains aspects de la répartition des rôles entre les acteurs. Dans une économie tournée vers les services, l’idée est en effet largement admise que l’efficacité attendue des biens matériels et immatériels ainsi que les conditions de leur utilisation sont codéfinies entre prestataires et bénéficiaires du service (Tertre du, 2013). Considérer les édifices comme des moyens et des supports de services transforme ainsi profondément les méthodes et les processus de leur conception, mais aussi les modalités de la coopération entre les acteurs.
C’est pour souligner et rendre compte de ce bouleversement que nous privilégions l’appellation « bénéficiaire ». Le terme « utilisateur » met l’accent sur la relation à l’objet, sur son appropriation, tandis que « bénéficiaire » renvoie au service que doit rendre le bâtiment par rapport à une activité et à une attente. Il nous semble ainsi mieux mettre en lumière le rôle actif du bénéficiaire dans les processus de définition et de production du service attendu du bâtiment.
L’expression « facilities management » (FM) désigne la gestion stratégique des moyens et des services nécessaires aux organisations pour qu’elles puissent s’adonner pleinement à leur cœur de métier (Nutt et McLennan, 2000). Le fait de ne plus chercher à procurer un équipement mais l’offre d’un usage déplace la préoccupation du FM vers les comportements des organisations clientes et l’accessibilité aux services. Dans sa dimension stratégique, le FM cherche ainsi à saisir, au-delà de la demande telle qu’exprimée, la nature et la pertinence des services nécessaires. D’où l’intérêt de comprendre l’activité du client, notamment son cœur de métier, et les contextes qui conditionnent son évolution afin d’anticiper la contribution des équipements et services aux objectifs poursuivis et de se placer dans une démarche d’amélioration continue et d’innovation.
Le modèle serviciel bouscule également les modalités d’implication du FM dans la conception des ouvrages et des équipements, dès lors que la prise en compte de la durée de l’équipement, les coûts de fonctionnement et de maintenance ainsi que l’ensemble des facteurs relevant du FM deviennent prépondérants dans les exigences du projet. Le FM peut intervenir aux côtés du bénéficiaire, mais il peut aussi être commanditaire en sous-traitance de la maîtrise d’ouvrage, conseiller auprès des prestataires ou prestataire général, suivant la place visée dans l’activité de conception, de production et de fourniture des services. Dans une démarche de conception qui assume une dimension de service accrue, les acteurs de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’œuvre auront à repenser les principes sur lesquels ils ont l’habitude de fonder leurs pratiques et à s’engager dans une logique de coproduction des services qui intègre pleinement le FM et le bénéficiaire8.
La montée du FM met en exergue un rapport au bâtiment et une temporalité de celui-ci qui échappent à la maîtrise d’ouvrage. L’appréciation de l’offre de service par le bénéficiaire et l’évaluation de la pertinence du cadre bâti du point de vue de l’activité sont des enjeux qui se situent ou se dénouent essentiellement à partir de la mise en service du cadre bâti et aménagé. En effet, l’existence et les moyens d’intervention de la maîtrise d’ouvrage sont limités à la durée du projet. Le fait qu’il n’y ait pas de fonction de maîtrise d’ouvrage en dehors du projet interroge celle-ci dans ses compétences et dans sa légitimité à porter ces enjeux. Même dans une entreprise avec une direction immobilière habituée à exercer la fonction de maîtrise d’ouvrage, le lien avec les directions opérationnelles s’avère dans de nombreux cas assez faible, et le suivi des opérations ne dépasse que rarement le stade de la mise en fonctionnement du bâtiment. Dans de nombreuses entreprises, la fonction du FM est même clairement séparée de celle de la direction de l’immobilier.
Le rôle consistant à porter les intérêts du bénéficiaire peut-il alors être dévolu au facilities management ? Celui-ci a développé un appareil méthodologique conséquent qui permet une meilleure appréciation des moyens à mettre en œuvre pour optimiser les mises en relation entre usages et conception, en intégrant notamment les préoccupations des bénéficiaires. Il propose aussi, dans ce domaine, une véritable gestion appuyée sur la capitalisation d’expériences, capable d’anticipation et disposant d’instruments de mesure des aspects économiques. Il faut cependant tenir compte du fait que le FM, qu’il soit placé aux côtés du bénéficiaire ou auprès de la maîtrise d’ouvrage, est nécessairement réduit à son rôle de prestataire de services. Il ne peut éprouver l’utilité du service à la place du bénéficiaire, ni faire un usage de l’espace en rapport avec l’activité, que ce soit sur le plan organisationnel, managérial, social ou politique. La question d’une autonomie de jugement et de la poursuite de finalités hic et nunc, non solubles dans les objectifs du FM, reste valable9.
Certains travaux ont aussi montré des formes de rapprochement, voire d’hybridation, entre les groupes d’acteurs dans le cadre de procédures de dévolution des marchés publics apparues depuis une dizaine d’années, comme le partenariat public-privé (PPP), et, plus récemment, le dialogue compétitif. Le rôle du bénéficiaire semble, dans ces approches, surtout analysé dans la perspective d’un prolongement des compétences de la maîtrise d’ouvrage.
D’autres recherches récentes au Royaume-Uni dans le secteur de la construction des infrastructures ont, au contraire, mis en évidence l’intérêt d’élargir la vision du rôle du bénéficiaire dans la fabrication du cadre bâti, en particulier à partir de la notion de « strong owner » (Morris et Hough, 1987). Nous nous référons ici aux recherches sur des projets majeurs (Hui, Davis-Blake et Broschak, 2008 ; Merrow, 2011) qui ont montré l’importance des « owners10 » dans la réalisation de projets d’ingénierie complexes. Des recherches ultérieures ont conceptualisé les rôles distinctifs de ces « owners », d’une part, et des prestataires de services (entrepreneurs, architectes, etc.), d’autre part, dans les processus de conception (Winch et Leiringer, 2016 ; Winch, 2014) qui requièrent la mise en place d’organisations temporaires de projet. Cela a abouti au « modèle des trois domaines » que recouvre la conduite de projet (figure 1). Ce modèle montre l’interaction entre trois types d’organisations : « owner », prestataire et organisation temporaire de projet.
Ces recherches ont un double intérêt pour notre analyse. Le premier est que le « owner » joue un rôle beaucoup plus large que celui habituellement défini par le terme « client ». Les « owners » sont les principaux bénéficiaires des services fournis par le nouvel actif physique (école, hôpital, etc.). Pour obtenir ces avantages, ils doivent également agir en tant qu’investisseurs et opérateurs. Alors que les investissements proviennent généralement de sources externes à l’organisation du bénéficiaire (subventions publiques, profits ou prêts du secteur privé), celle-ci est habituellement responsable de la définition des attendus du projet et d’une utilisation efficace du bâtiment réalisé. L’obtention des services se fait en exploitant l’actif tout au long de son cycle de vie (l’enseignement dans une école, les soins dans un hôpital, etc.). Le rôle du « client » est, au contraire, limité légalement à la phase de projet.
Un éclairage par les pratiques opérationnelles
Selon quelles modalités concrètes la question des usages et des pratiques sociales au sein de l’organisation du bénéficiaire est-elle prise en considération dans les ingénieries de projet et dans les pratiques des différents intervenants sur la conception ? Quelles sont les modalités de coopérations et de négociations générées dans ces démarches ? Donnent-elles lieu à la mise en œuvre de dispositifs opérationnels spécifiques ? Est-ce que ces dispositifs évoluent au cours des projets ou sur un temps plus long ? Les conséquences sont-elles avérées comme ayant un effet réel sur la prise en compte de l’usage ?
Pour apporter des éléments de réponse à ces interrogations, nous présentons trois opérations, deux en France et une en Angleterre, dans lesquelles le bénéficiaire a joué un rôle significatif.
La restructuration d’un palais de justice
L’opération de restructuration de la partie ancienne du palais de justice de Bordeaux se déroule entre 1998 et 200911. Dans le contexte d’une maîtrise d’ouvrage éclatée entre une direction de l’équipement sous l’autorité de la chancellerie et une entité régionale chargée du suivi des opérations, est mis en place un comité de pilotage auquel sont intégrées ces deux entités ainsi que des représentants des différentes juridictions utilisatrices du palais. En raison de leur indépendance, ces juridictions participent à la prise de décisions en matière de programmation et d’occupation des locaux, la maîtrise d’ouvrage n’ayant aucun pouvoir pour imposer son point de vue. Un autre acteur, qui va occuper un rôle central dans la conduite de l’opération, fait également partie de ce comité : il s’agit du magistrat délégué à l’équipement (MDE), qui a une fonction de conseiller du premier président de la cour d’appel. Ce dernier a une responsabilité vis-à-vis de la gestion des équipements de son ressort, comparable à celle d’un chef d’établissement. Dans le cadre du comité de pilotage de l’opération de restructuration, le MDE assure l’articulation entre le fonctionnement des juridictions et la réalisation de l’opération. Son rôle consiste notamment à accompagner la négociation de compromis entre les juridictions et le maître d’ouvrage12.
Les interactions et prises de décision au sein de ce comité se déroulent sur fonds de changements successifs des éléments programmatiques et du cadre législatif13, dans les phases allant de la faisabilité jusqu’à l’appel d’offres de travaux. Cette période a été marquée par d’intenses négociations entre les juridictions et des recherches de compromis avec la maîtrise d’ouvrage pour intégrer des éléments programmatiques nouveaux dans l’opération, parfois à des stades avancés du processus de conception. Le MDE considère que l’élaboration de compromis est une dimension essentielle de la conduite qui permet un avancement du projet en tenant compte des contraintes techniques et des demandes des juridictions. Il valorise les moments d’itération dans lesquels les juridictions sont parties prenantes de la recherche de solutions et pas seulement des « sources d’information ». Il questionne ainsi la représentation dominante de la conduite d’opération véhiculée au sein de l’entité ministérielle chargée de la maîtrise d’ouvrage. Celle-ci est fort contrariée par l’apparition d’événements qui vont à l’encontre de sa représentation d’une conduite efficace : la progression linéaire du processus de projet. Le chef de projet de la maîtrise d’ouvrage confirme cependant la pertinence de la position du MDE et précise qu’il ne pourrait pas lui-même prendre cette place dans les négociations en raison de son manque d’autorité vis-à-vis des juridictions.
L’apport du MDE se trouve clairement dans le domaine de la conduite de l’opération. Il a réussi à ouvrir le processus à des moments cruciaux durant lesquels une réarticulation entre les logiques immobilières et organisationnelles du projet devenait nécessaire. Il a ainsi eu un effet sur la qualité du processus de projet en organisant une forme d’itération entre les acteurs. Il a également contribué à la définition du dispositif spatio-organisationnel en œuvrant à la prise en compte des nouveaux dispositifs législatifs dans le fonctionnement institutionnel, simultanément à la conception de l’espace.
L’édification d’un bâtiment de recherche
La construction d’un bâtiment dédié à la recherche scientifique pour le Laboratoire d’écologie et de génomique forestière (LEGF) à Champenoux, près de Nancy14, achevée en 2012, intervient dans un contexte sociétal, scientifique et économique agité15. En effet, le secteur de la recherche biomoléculaire est traversé par une transformation des méthodes de recherche (automatisation et numérisation de certaines activités d’analyse, interdisciplinarité) et de l’organisation des unités de recherche (concentration des ressources humaines et accroissement des partenariats entre plusieurs institutions, y compris entre acteurs publics et privés). La maîtrise d’ouvrage de ce projet est assurée par l’Institut national de la recherche en agronomie (Inra), qui dispose des compétences techniques pour la réalisation d’infrastructures de recherche de très haut niveau, et qui a bien conscience des enjeux scientifiques et institutionnels du développement de l’activité de ce laboratoire. C’est pourtant dans une coordination étroite avec la direction du site de Champenoux et celle des deux principales unités de recherche concernées que la direction des affaires immobilières de l’Inra conduit l’opération. Cette posture collaborative semble guidée par le fait que le projet de création du LEGF s’inscrit dans un partenariat régional avec l’université de Lorraine dans lequel la direction du site s’est fortement investie. La mise en place de ce laboratoire, qui doit émerger à partir de deux disciplines scientifiques traditionnellement cloisonnées, répond aussi à l’objectif de prendre en charge le pilotage scientifique du partenariat avec l’université. La réalisation d’un bâtiment regroupant des équipements technologiques de pointe, sur trois plateformes d’expérimentation, est partie intégrante de cette stratégie institutionnelle et partenariale.
La présence des bénéficiaires – la direction du site et celle des deux unités de recherche – vise à satisfaire deux intérêts : s’assurer de la pertinence des choix en matière d’architecture et d’équipements au regard des finalités institutionnelles et du projet d’établissement, et veiller à ce que la configuration des plateformes donne lieu à des entités spatio-organisationnelles en cohérence avec les objectifs scientifiques poursuivis par le nouveau laboratoire et ses équipes. Cette présence a surtout été effective dans la phase des études de faisabilité et de programmation. Les bénéficiaires ont été beaucoup moins impliqués au stade de la conception, ce qui a généré des inattentions au niveau de l’articulation fine des orientations programmatiques et de l’agencement du bâtiment. Le constat des risques et de certaines erreurs commises, notamment au sujet de la maîtrise des zones de confinement, a suscité une nouvelle mobilisation renforcée plus en aval du projet.
L’analyse de cette opération permet de constater une faiblesse en matière de conduite de projet, de la part de la maîtrise d’ouvrage, mais aussi des bénéficiaires. L’erreur a été de penser la mobilisation des savoirs et des savoir-faire de manière trop sectorielle et séquentielle, et de donner la prépondérance de manière alternative à chacun des rôles : d’abord les aspects organisationnels et politiques au niveau de la définition du projet scientifique et de sa dimension spatiale, ensuite les compétences liées à la conception-réalisation de l’édifice. Les compétences qu’ont apportées les bénéficiaires se situent à la fois sur le plan politique (défense des intérêts au niveau du site) et sur le plan technique et organisationnel de l’activité scientifique à venir (maîtrise des techniques expérimentales et de leurs contraintes spatiales, organisation du travail des équipes dans un contexte d’interdisciplinarité croissante). Leur implication continue dans le processus décisionnel – donc y compris au moment crucial de la formalisation de la réponse au programme – aurait pu éviter les déconvenues.
L’extension d’un campus universitaire16
L’université de York – l’une des dix meilleures du Royaume-Uni – compte parmi les petites institutions fondées lors de la vaste expansion du système universitaire britannique au cours des années 1960. Construit à la périphérie de York, le campus est organisé en sept collèges disposés autour d’un lac artificiel. Trois catégories de bâtiments ont été réalisées à l’origine. La première concerne des bâtiments simples, robustes et peu flexibles tels que des résidences universitaires organisées en unités regroupant six chambres pour étudier et dormir. La deuxième s’applique à des bâtiments simples et robustes offrant une grande flexibilité pour loger les départements d’enseignement. Construits sur un seul étage surélevé et dotés d’un éclairage naturel zénithal, ils facilitent l’adaptation des installations techniques et des reconfigurations internes. Les bâtiments symboliques avec une architecture singulière forment la dernière catégorie : il s’agit à la fois de constructions neuves, dont le hall central et la bibliothèque, et de rénovations d’édifices existants répertoriés.
Le développement du parc immobilier a connu trois phases. La première, allant de 1962 à 1972, est marquée par une expansion rapide suivant le plan directeur. Elle comprend principalement des nouvelles opérations utilisant un système de construction préfabriquée pour les bâtiments simples et des réalisations singulières pour les bâtiments symboliques. La phase suivante, de 1973 à 1992, a consisté en la consolidation et l’adaptation des constructions de la première phase afin de répondre à l’évolution des besoins dans un contexte de contraintes financières importantes. La période de 1993 à 1998 correspond à une nouvelle expansion dans des zones « stratégiques », avec des constructions neuves et des rénovations utilisant des matériaux et des procédures de commande traditionnels.
Les principaux acteurs des trois phases étaient le propriétaire, représenté par la personne initiatrice du projet, les architectes, avec une continuité des personnes impliquées, et l’entreprise de travaux locale. Le programme a été globalement considéré comme un succès : les bâtiments de la phase 1, respectant délais et coûts grâce au choix de la préfabrication, ont reçu un accueil favorable dans le monde de l’architecture.
L’engagement dans la préfabrication avait commencé à décliner avant même la fin de la première phase, quand ses coûts ont augmenté par rapport aux méthodes traditionnelles. Le passage de l’emploi de panneaux préfabriqués à celui de parpaings s’est poursuivi pour les nouvelles constructions au cours des phases ultérieures, car un critère de conception important était devenu que les nouveaux bâtiments ne devaient pas ressembler aux bâtiments existants. Les faibles performances thermiques et la maintenance relativement coûteuse du système de préfabrication ont favorisé l’utilisation de la maçonnerie traditionnelle pour le revêtement extérieur, avec des toits en pente et en tuiles.
Malgré la continuité des personnes et des partenariats tout au long des trente-cinq années du programme, presque aucune démarche pour comprendre la pertinence des bâtiments du point de vue des usages n’a été entreprise. Deux exceptions doivent être mentionnées, en dehors des coûts de consommation de l’énergie, qui ont été régulièrement relevés : une étude sur l’utilisation des laboratoires en 1967 et une enquête auprès des étudiants en 1983 indiquant globalement un niveau de satisfaction élevé. Ce n’est qu’en 1995 que le plan directeur original de 1962 a été revisité et sa pertinence examinée. Des évaluations détaillées des usages de certains bâtiments ont été réalisées à l’aide de la méthode « Building Use Studies ». À ce moment, le domaine comptait 1,5 million de mètres carrés de construction sur un campus de 9,2 hectares.
La vocation du campus de l’université de York s’est précisée au fil des années. Alors que celle des résidences universitaires est restée sensiblement la même tout au long de l’existence du site, la vocation des bâtiments d’enseignement a évolué. L’accent a davantage été mis sur la qualité des constructions lors des développements ultérieurs, quand le bénéficiaire a voulu distinguer les nouveaux bâtiments de l’existant. Un soin particulier a également été apporté aux édifices symboliques, comprenant la rénovation de bâtiments répertoriés de différentes époques architecturales.
Divers enseignements peuvent être tirés de l’expérience de l’université depuis plus de trente ans :
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Le développement du projet s’inscrit dans une stratégie d’établissement claire de la part du bénéficiaire. Celle-ci contient une dimension patrimoniale articulée à la volonté de favoriser le développement d’un lieu d’apprentissage, de diffusion des connaissances au plus haut niveau et d’inclusion.
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Un cadre transparent pour le développement du site est nécessaire. En définissant les attentes, les procédures et les critères d’efficacité, il peut guider les décisions, les évaluations et les améliorations. Les organismes de financement de l’université ont clairement défini les niveaux de dépenses acceptables. Le plan de développement de 1962 et sa mise à jour de 1995 ont constitué un cadre d’action approprié.
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La présence d’un porteur de projet du côté du bénéficiaire, capable de formuler avec autorité les points essentiels du cahier des charges, paraît indispensable. Au cours de la phase 1, c’est le vice-chancelier lui-même qui a fourni une vision de ce que la nouvelle université défendait par le biais du plan de développement. Il a su dire aux décideurs ce qu’il « ne voulait pas ». Les projets menés au cours de la troisième phase avaient clairement des sponsors au niveau des départements. Ainsi, le mécène du département de psychologie a résumé ainsi la vocation du nouvel espace devant abriter sa discipline : « un bâtiment architectural distinct, autonome, doté de sa propre porte d’entrée et d’une architecture qui ne devait pas ressembler à l’édifice James College17 ». La vocation du bâtiment pour le département de l’informatique était de « stimuler l’imagination des chercheurs, de répondre à l’enthousiasme des étudiants, d’indiquer au visiteur que le département avait un caractère intellectuel, de créer un sentiment d’appartenance pour ceux qui y travaillent et de refléter le meilleur du design et de l’artisanat britanniques ».
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Les installations doivent être capables d’adaptation et de changement, leur utilisation future étant impossible à prévoir : « L’avenir d’une organisation aussi complexe et susceptible de changer qu’est une université ne peut être prédit que dans les grandes lignes. » Même les installations aussi communes qu’une résidence pour étudiants ont dû s’adapter à deux transformations distinctes : l’abandon de logements réservés aux personnes de même sexe (avec des conséquences importantes pour les équipements sanitaires tels que les douches) et la conversion de toutes les chambres partagées en chambres simples. Ces changements ont été motivés à la fois par la revendication des étudiants et l’attention croissante portée au marché des conférences organisées pendant les vacances. Ce dernier phénomène a également conduit à une amélioration constante de la spécification du logement des étudiants au cours de la période.
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Les retours d’expérience réguliers sur les usages sont essentiels, afin que des enseignements puissent être apportés aux futurs projets. Même pour un critère de performance aussi central que la consommation d’énergie, les données ne sont pas ventilées par immeuble, mais uniquement disponibles pour l’université dans son ensemble. Les données devraient ensuite être soumises à une révision continue.
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La cohérence du financement à moyen terme est essentielle. Il faut jusqu’à cinq ans pour concrétiser les projets, et des horizons de financement plus courts conduisent à l’abandon des travaux.
Les trois opérations que nous venons de décrire permettent de comprendre le rôle distinct du bénéficiaire par rapport au maître d’ouvrage. Il s’agit d’un rôle actif qui se situe à la fois au niveau de la définition de l’objet, lors de la conception, et au niveau de la conduite et du déroulement de l’opération. Si le maître d’ouvrage conserve la responsabilité juridique et opérationnelle du projet, certaines compétences du bénéficiaire lui échappent, soit en raison de sa coupure vis-à-vis des usages et des pratiques sociales au sein de la structure concernée, soit en raison d’un positionnement institutionnel ou d’un poids politique faibles, incompatibles avec les exigences du projet en termes de coordination et de prise de décision.
Le rôle et la valeur du bénéficiaire dans le projet
Sur la base de quelles valeurs ou de quels objectifs le bénéficiaire occupe-t-il une place dans les opérations architecturales ?
Les logiques sur lesquelles s’appuient les démarches visant une implication du bénéficiaire dans les processus de conception architecturale s’avèrent multiples. Celle qui est le plus couramment à l’œuvre situe le rôle du bénéficiaire au niveau de l’apport d’informations afin de permettre une meilleure compréhension des usages de l’espace et des modes de fonctionnement du système sociotechnique du bénéficiaire. En transmettant cette connaissance aux acteurs professionnels, il s’agit d’informer le processus de conception dans la perspective d’une amélioration de la production : pertinence du produit, coût, délai, etc. En excluant le bénéficiaire du processus de décision, un grand nombre d’approches restent ainsi centrées sur la notion d’expert, dont le travail, certes enrichi par la connaissance de certains aspects concernant le bénéficiaire, reste rattaché au domaine de la construction. S’il existe une forme de participation du bénéficiaire au processus de décision et d’élaboration du dispositif spatial, c’est d’abord en raison d’une forte complexité technique de l’objet à concevoir, ou en raison de situations où la décision pourrait avoir des répercussions difficilement mesurables en termes d’acceptabilité sociale. La prise de décision s’apparente alors à une forme d’arbitrage qui transfère au bénéficiaire une part ou la totalité de la responsabilité des conséquences des décisions prises au cours du processus de conception sur le système social du bénéficiaire.
L’implication du bénéficiaire répond aussi à la perspective, pour celui-ci, de pouvoir apprécier les dimensions économiques du projet. Au-delà de l’aspect purement financier de l’investissement immobilier, il est nécessaire de mener un travail d’évaluation de la valeur ajoutée d’une opération par le bénéficiaire. Le cadre d’analyse introduit par Spencer et Winch (2002) suggère que les avantages qu’un bénéficiaire peut tirer de son engagement dans une définition plus précise des attendus d’une opération peuvent être catégorisés en quatre groupes : avantages financiers, commerciaux internes, pour les parties prenantes et pour les ressources humaines.
D’autres logiques sont davantage orientées vers une coopération entre bénéficiaires et acteurs professionnels. Elles considèrent les négociations et interactions comme un moyen de développement réciproque des connaissances utiles pour la progression du projet. Dans cette perspective, le processus du projet architectural est appréhendé comme une exploration conjointe des possibles, permettant d’affiner le projet social en même temps que la définition des dispositifs architecturaux. L’organisation du projet ambitionne alors un processus dialectique, voire itératif, entre les dimensions organisationnelle et spatiale, engageant souvent une action coordonnée des protagonistes, tant sur le plan décisionnel que sur le plan informationnel. Ainsi, du point de vue du bénéficiaire, son implication dans l’élaboration du projet peut être considérée comme une contribution à la réduction des écarts de compréhension des enjeux et finalités de la démarche entre différents niveaux et groupes d’acteurs impliqués dans son activité, comme une évaluation de la pertinence des choix pendant la conception et comme une prise de décision par un groupe de bénéficiaires élargi.
L’idée de réciprocité des effets de la coopération se traduit du côté des acteurs professionnels – outre l’objectif de fiabilisation des décisions – par certaines ambitions en termes d’apprentissage. Celles-ci peuvent se situer dans le domaine des savoirs thématiques, directement liés à la spécificité de l’objet à concevoir et des groupes sociaux qui en tirent bénéfice. Elles peuvent également viser un apprentissage en matière de conduite de projet, d’amélioration des outils et des méthodes de travail transférables à d’autres situations d’intervention. La question de l’apprentissage peut concerner aussi bien les acteurs de la maîtrise d’ouvrage que ceux de la maîtrise d’œuvre.
Certaines approches ont des visées qui vont au-delà de l’amélioration des résultats de la conception. Dans cette logique, l’objectif consiste à susciter des formes d’appropriation de l’espace de travail en amont de la réalisation du cadre bâti. Les démarches de réflexivité dans lesquelles sont engagés les bénéficiaires participant à la conception constitueraient une étape de l’apprentissage du futur système sociotechnique. Le processus de projet permettrait une médiation entre différentes modalités de fonctionnement et une anticipation des usages et situations d’activité au sein de la structure du bénéficiaire. Ces arènes de réflexivité peuvent également inclure l’élaboration de stratégies d’exploitation du bâtiment en anticipant les possibles articulations entre l’offre et la demande de services liées à l’espace de travail.
Pour résumer, la présence du bénéficiaire dans le processus de projet serait ainsi liée à quatre niveaux de contribution : la définition de l’ouvrage et de son potentiel d’exploitation, la mise au point de questions managériales, l’appropriation par anticipation, la préparation de la gestion du bâtiment. La reconnaissance de la valeur de ces niveaux de contribution dépend, bien entendu, de la perspective dans laquelle se placent les acteurs du projet.
Les perspectives pour la reconnaissance d’une entité tierce dans l’organisation de projet
L’articulation des dimensions organisationnelles et spatiales constitue un enjeu transversal entre les démarches de conception d’un bâtiment et les processus de décision des organisations pour lesquelles le bâtiment est projeté. Cette double imbrication, disciplinaire et temporaire, est à l’origine de la complexité de l’intervention sur les lieux de travail. Elle est souvent le premier motif invoqué pour une implication du bénéficiaire du projet architectural. La maîtrise d’ouvrage appréhende cet élargissement le plus souvent sous l’angle de la diversification des compétences. L’apprentissage ou l’incorporation de nouvelles compétences représente pour elle un moyen de mieux comprendre les enjeux liés à l’espace dans l’activité du bénéficiaire ou de répondre à de nouvelles exigences, notamment en matière de gouvernance et de conduite des projets. Cependant, aussi indispensable que puisse s’avérer cette diversification des compétences dans le système de la maîtrise d’ouvrage, les opérations présentées plus haut ont montré les limites de ce raisonnement. En effet, elles illustrent des situations où un glissement de la prise en considération de certains enjeux vers des sphères institutionnelles et organisationnelles a été profitable pour les opérations. Un glissement que seuls les bénéficiaires pouvaient opérer. Au-delà de la contribution du bénéficiaire à la compréhension du fonctionnement de son organisation et de la technicité de son activité, est donc apparu le rôle des savoirs stratégiques et politiques dont celui-ci est porteur. Son implication ne peut donc être appréhendée sous l’angle d’une « simple » substitution qualitative de certaines compétences techniques et opérationnelles détenues par la maîtrise d’ouvrage, mais bien plus sous celui d’une extension du champ de l’intervention par un élargissement de l’arène du projet. Seule l’implication de ceux qui chercheront un bénéfice à travers l’utilisation du cadre bâti peut conduire vers une approche plus collective et transversale des objectifs poursuivis.
Comme nous l’avons montré, du point de vue du bénéficiaire, l’ambition de son implication dans le projet peut aussi viser la création d’un espace de réflexion, d’apprentissage et d’appropriation du dispositif productif et sociotechnique à venir. Il y a là un enjeu qui dépasse l’activité de définition du projet, plaçant les interactions des protagonistes dans une temporalité qui inclut le bâtiment en situation de fonctionnement. Cette mise en perspective des usages futurs, l’« utilisabilité18 » des espaces construits, ne peut être endossée seule par la maîtrise d’ouvrage. La mobilisation de l’espace en tant que ressource pour l’activité du bénéficiaire, et en particulier pour le travail de chaque opérateur de cette organisation, est un acte qui s’appuie sur une intentionnalité, un dessein qui cherche à se concrétiser dans chaque situation de la vie de cette organisation, et non pas seulement en situation de définition et de conception du bâtiment. C’est à travers les usages de l’espace que se vérifient sa pertinence et sa qualité fonctionnelle et symbolique au regard de l’action du bénéficiaire, et que s’apprécie le service qu’offre le dispositif spatial. Dans ce jugement qui implique l’interprétation de l’espace, éventuellement son adaptation mais plus couramment l’ajustement des comportements, aucun acteur ne peut se substituer au bénéficiaire.
La participation du bénéficiaire à la conduite de l’opération est cependant un sujet controversé. Si l’interaction avec lui peut être pratiquée dans de nombreuses opérations dans les phases de faisabilité et de programmation, des réticences à l’associer aux phases de conception-réalisation se sont également manifestées. Un point de vue répandu parmi les acteurs de la maîtrise d’ouvrage consiste à considérer cette partie du projet comme relevant exclusivement de leur périmètre d’action. Cette posture – que nous pouvons qualifier d’« industrielle », au sens où les acteurs envisagent dans la séparation des interventions une source d’efficacité (Boltanski et Thévenot, 1991) – est partagée, dans certains cas, par les bénéficiaires. Elle exprime la prégnance du modèle de l’expert dans le domaine de la production architecturale et la prédominance des savoirs techniques, mais aussi la réticence du bénéficiaire vis-à-vis d’un engagement long et chronophage.
Une des plus grandes difficultés s’avère, en effet, de maintenir une implication constante et régulière du bénéficiaire dans le déroulement de l’opération. Si les cas présentés plus haut semblent montrer des situations où celui-ci a joué un rôle important dans la qualité du processus de projet, les savoir-faire en matière de conduite partenariale semblent insuffisamment développés, aussi bien du côté de la maîtrise d’ouvrage que du côté du bénéficiaire. La principale difficulté concerne le maintien des ambitions et des objectifs dans la durée, tout au long de l’opération. Les raisons d’une perte possible de cette maîtrise sont multiples : le décalage entre les cultures professionnelles des acteurs engagés dans une arène élargie ; l’ignorance du fait que le caractère négocié du processus de projet n’est pas cantonné à la programmation mais bel et bien présent à toutes les phases ; l’absence d’un retour d’information régulier sur les choix effectués vers les autres acteurs au sein du système de la maîtrise d’ouvrage et dans l’organisation du bénéficiaire.
Conclusion
En cohérence avec l’orientation thématique de ses travaux, le réseau Ramau a abordé, depuis sa création, la question de la qualité symbolique, instrumentale et d’usage des espaces construits à partir des savoirs et des modes de pensée et d’action de ceux qui les définissent, les conçoivent, les réalisent et les gèrent (Biau et Tapie, 2009). La prise en considération du point de vue du destinataire des projets y est généralement perçue comme une source de renouvellement des compétences des acteurs professionnels et des modalités de coopération, en lien avec la transformation des dispositifs de pilotage des opérations. Avec l’irruption des préoccupations relatives au développement durable dans le domaine de l’urbanisme et de l’architecture, le réseau a élargi sa compréhension de la dynamique de transformation des pratiques professionnelles et des organisations de projet qui concourent à la fabrication de la ville. En effet, la présence des habitants, usagers et citoyens pose la question de la recomposition des systèmes d’acteurs et de la gouvernance des projets. Les ambitions des collectivités en matière d’adoption de modes de vie plus « durables » et d’appropriation du cadre bâti et aménagé par les habitants exacerbent la façon dont les professionnels sont confrontés aux dimensions politique et éthique de leur activité.
En nous intéressant aux opérations architecturales des entreprises et des administrations et en mettant l’accent sur l’imbrication entre les décisions liées à l’espace et les choix fondamentaux de ces organisations, nous avons voulu montrer un autre aspect de ce en quoi l’intention d’une prise en compte des usages et des usagers interroge les organisations de projet : l’irréductibilité d’une partie des intérêts et responsabilités du bénéficiaire des services dont le bâtiment est le support dans le jeu classique des acteurs du projet architectural en France. Le modèle français de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’œuvre induit un raisonnement sur le bénéficiaire limité à la temporalité du projet et davantage focalisé sur les dimensions constructives de la transformation de l’espace que sur les services attendus. Le choix du terme « bénéficiaire » plutôt que celui de « maître d’usage » procède de la compréhension qu’une réelle prise en considération des préoccupations du bénéficiaire et des actions qui en découlent implique une organisation des dispositifs qui dépasse le cadre du projet.
Les travaux du réseau ont documenté l’évolution du regard des professionnels sur les enjeux processuels des opérations architecturales et urbaines. L’objet construit est de plus en plus confronté à la question de son fonctionnement et de sa pertinence dans le temps. En témoignent les analyses sur la montée des enjeux « gestionnaires » de la fabrication de l’espace, y compris à travers des réflexions sur le coût global et le passage vers une amélioration continue des pratiques professionnelles. La période actuelle, où l’injonction au développement durable incite à penser la production du cadre de vie de manière plus systémique, plus transversale, plus portée par des dispositifs d’accompagnement et du care, invite à repenser le rôle et l’apport du bénéficiaire. La pertinence des démarches de transformation de l’espace semblerait croître dans une logique qui lie l’activité de conception et de gestion des bâtiments à celle du bénéficiaire. Pour nous, l’intérêt ne réside pas dans le remplacement de certaines compétences de la maîtrise d’ouvrage par le bénéficiaire, mais dans la reconnaissance du bénéfice que l’on recherche à travers les usages comme un enjeu central du travail de conception, comme le fondement même du projet. Et cette notion de bénéfice est éminemment liée à l’appréciation du bénéficiaire, que celle-ci s’appuie sur des évaluations quantifiées et objectivées ou sur l’expérience (inter)subjective des situations vécues.