La gestion des espaces paysagers : de l’enseignement aux pratiques professionnelles

Entretien avec Armelle Varcin, Benjamin Chambelland, Stéphane Duprat

Yasmina Dris

p. 113-117

Citer cet article

Référence papier

Yasmina Dris, « La gestion des espaces paysagers : de l’enseignement aux pratiques professionnelles », Cahiers RAMAU, 8 | 2017, 113-117.

Référence électronique

Yasmina Dris, « La gestion des espaces paysagers : de l’enseignement aux pratiques professionnelles », Cahiers RAMAU [En ligne], 8 | 2017, mis en ligne le 08 février 2021, consulté le 03 décembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/317

Amenés à livrer des aménagements constitués en partie d’une matière vivante en cours de maturation, les paysagistes sont-ils davantage sensibilisés que d’autres concepteurs à l’entretien des espaces ? Quelle place est accordée aux pratiques de gestion dans l’enseignement du paysage en France ? C’est avec ces questions que l’équipe de rédaction est allée interroger Armelle Varcin, enseignante-chercheuse au LACTH (Laboratoire Conception, Territoire et Histoire) de l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Lille (ENSAPL), et un binôme de praticiens, Benjamin Chambelland et Stéphane Duprat1, du collectif alpage2.

La gestion dans les écoles de paysage

Diplômée en 1987 de l’École nationale supérieure de paysage (ENSP) de Versailles, Armelle Varcin a exercé plusieurs années dans des agences de paysage et au sein de collectivités territoriales, en parallèle d’une activité libérale. Elle rappelle que l’ENSP de Versailles a porté pendant longtemps l’enseignement du paysage en France. Elle estime que, durant les années 1990, les pratiques relatives à la conception et à l’invention, assimilées au monde des agences, y étaient valorisées, aux dépens de celles de gestion, associées aux pratiques des collectivités et apparaissant comme un frein à la création. Elle témoigne de la prédominance, dans la formation, du « dessin projeté comme l’anticipation d’un ensemble de scènes qui vont évoluer dans le temps ». Certaines expériences où la gestion des plantations avait constitué un outil de conception paysagère, comme le Parc du Sausset, par Michel et Claire Corajoud, en Seine-Saint-Denis, étaient cependant diffusées. Aujourd’hui, les pratiques des concepteurs, qui procèdent par « réaction et adaptation » et « valorisation d’une végétation en place », sont beaucoup plus intégrées dans les formations.

Benjamin Chambelland et Stéphane Duprat, quant à eux, témoignent de l’enseignement qu’ils ont reçu, vingt ans après, à l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux (ENSAPBx). La conception était placée au cœur de leur formation de paysagiste et appréhendée essentiellement à travers des exercices d’agencement et de planification de l’espace. Les problématiques de maintenance ou d’entretien, voire d’évaluation, étaient peu abordées. De par leur engagement dans le milieu associatif de l’école, ils ont pu découvrir d’autres pratiques du paysage. Cette ouverture a contribué à leur implication dans une pratique paysagiste mobilisant les besoins, les savoirs et les manières de faire des usagers et des utilisateurs. Un regard rétrospectif sur leur formation les amène aujourd’hui à s’étonner de la contradiction existant entre la référence qui était faite, durant leur cursus, à la Convention européenne du paysage, « qui prône la mise en place de procédures de participation du public », et la limitation des exercices « au cercle trop restreint des élus et des techniciens ».

La gestion et la conception dans le projet de paysage

Aujourd’hui, Benjamin Chambelland et Stéphane Duprat distinguent deux dimensions qu’ils considèrent comme indissociables des pratiques de gestion et qu’ils qualifient de « spatiales » et de « sociales ». La « gestion spatiale », qui « était placée au cœur de [leur] formation à travers des exercices d’agencement et de planification de l’espace », concerne « l’entretien des espaces publics, la préservation des espaces naturels et l’entretien ou la mise en culture des espaces agricoles ». La dimension sociale, qui implique « les actuels ou futurs acteurs de cette gestion tels que les élus, les jardiniers, les cantonniers, les écologues [et] les agriculteurs […], ouvre la notion de gestion à la conduite collective de l’action ».

Tous deux prônent « l’implication des usagers dès la phase de conception, au même titre que les élus, les techniciens et les jardiniers ». C’est dans les « moments d’arpentage, de réflexion, de débat et de dessin [que] les contraintes et les potentialités écologiques, sociales, économiques et techniques sont mises au jour, invitant le collectif à formuler ensemble les futures modalités de gestion ». Dans ce contexte, l’activité du paysagiste peut évoluer, « s’affirmer et s’épanouir dans la gestion des acteurs actuels et futurs ». Benjamin Chambelland et Stéphane Duprat relient cette approche à la pensée de Gilles Clément, pour qui « l’homme », « citoyen planétaire3 », est envisagé comme « un jardinier attentif aux interactions entre les êtres vivants ». De ce fait, leur pratique « ne se limite plus à l’étude et à la composition des éléments perceptibles en surface, ni à la seule mobilisation et implication des hommes, elle peut s’incarner dans une entrée sociale dans l’environnement, considéré comme un processus dynamique d’interaction entre les facteurs naturels et sociaux4 ».

Pour évoquer la place consacrée à la gestion dans la pratique professionnelle, Armelle Varcin explique que la dynamique de transformation dans laquelle s’inscrit tout projet de paysage incorpore une pratique de gestion implicite. Selon elle, « cette activité est inhérente à la matière vivante travaillée par les paysagistes ». Les végétaux présentent des développements et des temporalités variés, intrinsèquement et selon les situations dans lesquelles ils sont plantés. Elle explique que toute action de conception et de gestion paysagère nécessite « une anticipation », mais que l’activité de gestion n’est pas systématiquement rendue visible, car les concepteurs comme la presse professionnelle mettent en avant « l’image finale du parc ou de l’espace public » et occultent « le processus de sa maturation ». Cet effet de séparation entre les deux activités est accentué par les marchés publics, « souvent construits sur des missions courtes à l’échelle de la vie potentielle du végétal ». Dans cette articulation, en général, le travail de gestion ne fait pas partie du processus de projet et correspond plus à des phases d’anticipation que d’accompagnement du projet sur une longue période. Selon Armelle Varcin, ce point pose la question « des différentes temporalités du paysage et de son projet », et celle de « l’accompagnement souhaitable ou non de l’entretien et de l’évolution des espaces publics créés » par les concepteurs. Elle constate que « les phases opérationnelles sont scindées en séquences relativement courtes et discontinues, tandis que l’espace existe dans une réalité qui ne présente pas de discontinuité temporelle » et se développe sur le long terme.

De la gestion de projet au projet de gestion

La dissociation entre conception et gestion apparaît alors comme factice. Armelle Varcin souligne que, dans des projets spécifiques (par exemple dans des contextes de réhabilitation de friches ferroviaires ou industrielles) et, d’une manière générale, dans les projets longs (la création d’une ZAC par exemple) ou ceux dont la conception est assurée par des paysagistes au sein des collectivités territoriales, la gestion est un sujet et un objet quotidiens de l’activité des paysagistes. Aussi, la montée des préoccupations écologiques a conduit les collectivités à développer des pratiques d’entretien et de gestion plus respectueuses de l’environnement, mais également élaborées dans une approche esthétique et spatiale. Beaucoup d’entre elles s’engagent aujourd’hui dans la réduction ou la suppression des intrants et de l’arrosage, par exemple. Dès lors, le concepteur doit imaginer le développement végétal en dehors de ces techniques artificielles, et donc proposer des modes d’action adaptés aux situations spécifiques, ce qui permet une plus grande prise en compte et une meilleure valorisation des questions de gestion dans les choix du projet.

Ces pratiques se rapprochent de celles de la « gestion différenciée5 ». Cette démarche a été développée dans les années 1970 par des techniciens des services des espaces verts, animés par des préoccupations environnementales. Présentée comme une approche écologique et politique de la gestion des espaces végétalisés, elle consiste à développer, dans l’entretien des plantations, une action différenciée et adaptée aux dynamiques du site. Les enjeux de développement durable ont fortement contribué à son essor à la fin des années 1990.

Cette approche a longtemps été réservée aux services techniques des collectivités en charge du suivi à long terme sur le site. Mais, dès lors que les modes de conduite du végétal ont été intégrés dans le projet, les concepteurs ont pu se saisir de cette question. Armelle Varcin insiste sur la nécessité de faire évoluer et de varier les modes de gestion en fonction des usages. Elle s’appuie sur l’exemple des prescriptions de fréquentation des pelouses (« interdites » ou « au repos » dans certains parcs et jardins), dues à une fréquentation excessive d’une surface, au choix de préserver ou non un groupe d’arbustes ou de replanter de jeunes arbres, etc., pour expliquer que la gestion est « une forme d’adaptation, d’invention et de création » perpétuelle qui ne peut être résumée à des prescriptions techniques.

Ces démarches questionnent la place réservée aux usagers et aux gestionnaires dans le processus de conception. Benjamin Chambelland et Stéphane Duprat intègrent les acteurs locaux dans leur pratique à la fois comme des personnes-ressources pour la compréhension des lieux et comme des acteurs dont les savoir-faire doivent être pris en compte dans la conception, afin de penser des évolutions techniques et organisationnelles « adaptées et acceptables par tous ». Ils appréhendent « l’aménagement du paysage comme une action relevant avant tout d’un “ménagement”, d’une attention particulière vis-à-vis de l’existant ».

Dans le cadre du projet du Parc de Corbeil à Blanquefort (33), la démarche proposée par le collectif alpage peut être décomposée en trois temps : des temps de « co-conception », sous la forme d’ateliers en groupe restreint, des temps de « concertation » lors de réunions publiques ponctuelles, et des temps de « synthèse » réservés aux paysagistes. L’ensemble de ces moments étant amendé en amont par une réflexion sur les outils à employer, qui soient adaptés aux durées, aux lieux, aux participants et aux objectifs de chacun d’entre eux. Pour le Parc de Corbeil, un groupe de réflexion a été constitué, composé de paysagistes, d’habitants, de techniciens, d’élus et de lycéens. Tous souhaitaient implanter exclusivement des arbres fruitiers dans le futur parc, alors que leur taille et leur amendement nécessitent un savoir-faire spécifique qui n’était pas maîtrisé par la majorité des jardiniers. Les éventuels problèmes de gestion que cela pouvait susciter ont été anticipés dès la conception, grâce à une convention avec le Conservatoire végétal régional d’Aquitaine, prévoyant la fourniture de l’ensemble des végétaux et l’accès gratuit pour les jardiniers de la ville, pendant cinq ans, aux formations sur la gestion des fruitiers prodiguées par le Conservatoire. Dans ce cas, la connaissance des lieux des gestionnaires locaux ainsi que la compréhension de leurs habitudes de travail par les membres du groupe de réflexion ont permis de mettre en débat la gestion future de cet espace dès sa conception.

Les témoignages d’Armelle Varcin et du collectif alpage tendent à montrer que, malgré la persistance d’une faible place consacrée aux pratiques de gestion dans les enseignements de paysage depuis les années 1990, les pratiques professionnelles ont œuvré à une meilleure articulation entre celles-ci et les activités de conception. Les enjeux de durabilité pourraient être une source de renouvellement, par le biais des modalités alternatives d’entretien et de nouvelles pratiques collaboratives et participatives.

1 Tous les deux paysagistes DPLG diplômés de l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux (ENSAPBx), ils développent une

2 www.collectif-alpage.fr

3 Clément G., 1999, Le Jardin planétaire. Réconcilier l’homme et la nature, Albin Michel, Paris.

4 Kalaora B., Vlassopoulos C., 2013, Pour une sociologie de l’environnement. Environnement, société et politique, Champ Vallon, Paris.

5 Aggeri G., 2004, La Nature sauvage et champêtre dans les villes : origine et construction de la gestion différenciée des espaces verts publics et

1 Tous les deux paysagistes DPLG diplômés de l’École nationale supérieure d’architecture et de paysage de Bordeaux (ENSAPBx), ils développent une pratique professionnelle engagée qui articule démarche de « recherche-action » et approche collaborative et participative.

2 www.collectif-alpage.fr

3 Clément G., 1999, Le Jardin planétaire. Réconcilier l’homme et la nature, Albin Michel, Paris.

4 Kalaora B., Vlassopoulos C., 2013, Pour une sociologie de l’environnement. Environnement, société et politique, Champ Vallon, Paris.

5 Aggeri G., 2004, La Nature sauvage et champêtre dans les villes : origine et construction de la gestion différenciée des espaces verts publics et urbains. Le cas de la ville de Montpellier, thèse de doctorat en agronomie, ENGREF/ENSP, Paris.

Yasmina Dris

Yasmina Dris est architecte-urbaniste, diplômée de l’École polytechnique d’architecture et d’urbanisme d’Alger (EPAU) et de l’Institut d’urbanisme de Paris (IUP). Depuis 2014, elle mène une recherche doctorale en architecture, urbanisme et environnement au sein de l’UMR LAVUE 7218 CNRS, équipe LET, rattachée à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette et au Conservatoire national des arts et métiers. Ses recherches portent sur les démarches de programmation participative dans les projets urbains et architecturaux.
Contact yasmina.dris@paris-lavillette.archi.fr

Articles du même auteur