Cet article porte sur l’implication des habitants dans les choix concernant l’énergie à l’échelle du logement, dans les projets architecturaux et urbains. Il cherche à comprendre dans quelle mesure les objets techniques sont évoqués par les habitants, parties prenantes de processus participatifs dans des projets d’écoquartiers.
À travers le vocable générique d’« énergie », nous désignons les divers équipements techniques améliorant les performances et le confort à l’échelle du bâtiment ou du quartier. Au niveau architectural, il s’agit des installations techniques de chauffage, des mesures d’isolation de l’enveloppe des bâtiments, de la production d’eau chaude sanitaire, de la climatisation ou de l’éclairage. Au niveau urbain, le terme recouvre les systèmes de stockage d’énergie, de mobilisation d’énergies renouvelables, de distribution et de gestion d’énergie. Nous proposons d’appeler « concertation énergétique » ces moments d’échanges potentiellement présents lors d’ateliers d’architecture ou d’urbanisme réunissant élus, professionnels (animateurs, ingénieurs, architectes, etc.) et habitants (riverains, citoyens de la collectivité, militants, futurs occupants de logements, etc.).
Les concertations énergétiques existent1, mais leur fréquence reste difficile à évaluer au-delà de quelques opérations connues des professionnels ou des militants intéressés. C’est en enquêtant sur des écoquartiers que nous avons suivi la piste de ce phénomène nouveau. Ces opérations, engagées dans un processus de transformation, se trouvent au cœur des obligations, incitations ou volontés locales de faire évoluer les pratiques de gouvernance et de concertation, ainsi que la production ou la consommation d’énergie. Le développement d’écoquartiers ou de « quartiers durables » en France au milieu des années 2000 (Grudet, 2015) est en effet contemporain de deux événements : d’un côté, la mise en place d’instances et de lois visant à développer la « participation2 » ; de l’autre, l’évolution du rapport à l’énergie et l’intensification des réglementations thermiques3 ayant pour objet de l’infléchir.
Dans quelle mesure implique-t-on les habitants dans les choix énergétiques des projets d’écoquartiers ? Que peut-on dire sur les liens effectifs entretenus aujourd’hui en France entre les questions énergétiques et participatives dans les écoquartiers ? Dans quelle mesure les habitants impliqués dans les dispositifs participatifs ont-ils une influence sur les débats visant à définir les moyens d’améliorer les performances énergétiques de leur logement ou de s’approvisionner autrement ? Comment se nouent les rapports entre habitants, élus et professionnels autour des questions énergétiques dans les différentes phases du processus de conception de l’écoquartier ? Nous présenterons des éléments de réponse à ces questions à partir de deux recherches menées depuis 2010 et portant sur l’implication des habitants dans la conception des écoquartiers (Zetlaoui-Léger, 2013 ; Grudet, 2016), la plus récente étant davantage centrée sur les questions énergétiques. Elles s’appuient sur une enquête par questionnaire effectuée auprès de chefs de projet porteurs d’opérations d’écoquartiers, et sur des enquêtes qualitatives menées auprès d’acteurs d’opérations4. Conduites entre 2010 et 2014, ces enquêtes portent sur des opérations lancées pour la plupart au début des années 2000, et dont les premiers logements ont été livrés une dizaine d’années plus tard.
Au cours de la période allant de la fin des années 1990 au début des années 2010, à l’échelle urbaine (première partie) ou architecturale des logements (deuxième partie), nous cherchons donc à déterminer quelle a été la place de l’énergie dans les dispositifs participatifs des écoquartiers. Nous analysons les situations dans lesquelles les questions énergétiques ont été évoquées avec les habitants. Cela nous permet, dans une troisième partie appuyée sur l’observation de situations de concertation autour de l’énergie, d’émettre des hypothèses sur leurs effets dans la gestion des espaces.
Parler d’énergie avec les habitants à l’échelle de l’écoquartier
L’enquête statistique CDE5 (Zetlaoui-Léger, 2013) a fait apparaître que l’habitant des écoquartiers impliqué dans les dispositifs de participation intervient plutôt à l’échelle urbaine : il peut être sollicité sur le programme ou l’aménagement d’un espace public clé. L’enquête suivante (Grudet, Decup-Pannier, Morelli et Roudil, 2016) nous a permis de nous demander dans quelle mesure l’énergie était évoquée dans le cadre des dispositifs participatifs situés en amont des projets.
Un faible nombre de dispositifs participatifs ouverts aux questions énergétiques
L’enquête statistique IMR révèle que moins d’un tiers des collectivités ayant mis en place des dispositifs participatifs à propos du schéma d’aménagement urbain y abordent la thématique de l’énergie. En effet, seuls 18 % des écoquartiers évoquent des questions énergétiques, quand 63 % possèdent des dispositifs participatifs à ce moment du processus. Il apparaît que l’élaboration du schéma d’aménagement urbain constitue un « pic participatif », et que les moyens utilisés pour améliorer la performance énergétique sont définis prioritairement en amont, soit au moment de la définition des principes structurants du projet (74,5 % des cas), soit lors de la mise en place du schéma d’aménagement urbain (63 %) ou de l’élaboration du plan-masse (59 %). Bien qu’assez fréquemment concomitants, les dispositifs de concertation ouverts aux habitants et les lieux de débat sur les systèmes énergétiques fonctionnent en parallèle et ne se rencontrent pas, les choix énergétiques décisifs s’effectuant essentiellement dans un cercle politico-technique.
Les études de cas ont permis de repérer trois motifs expliquant la faible représentation de la question énergétique.
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Tout d’abord, dans certains projets d’écoquartier, la question énergétique s’est avérée absente des objectifs initiaux. C’est par exemple le cas d’un projet ANRU (Agence nationale pour la rénovation urbaine), la Cité de la Muette, à Garges-lès-Gonesse, où les problématiques sociales liées au renouvellement du cadre bâti ont été priorisées, et où les dimensions énergétiques et environnementales n’ont été affirmées que plus tard. Absente des dispositifs participatifs, la question énergétique l’était assez logiquement des débats à ce stade du projet.
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Ensuite, nous avons pu observer dans certains cas l’absence de dispositif participatif dans les phases de préparation. Nous avons notamment étudié une opération – la ZAC de la Branchère, à Chevaigné – pour laquelle, malgré l’existence d’une ambitieuse opération d’habitat participatif, la concertation ne prévoyait pas de rencontre avec les habitants au moment de l’établissement du schéma d’aménagement, et où les choix énergétiques ont été effectués ultérieurement.
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Enfin, nous avons constaté l’absence de la thématique énergétique dans les dispositifs participatifs. En particulier, nous avons étudié le cas de l’écoquartier Blanche-Monier de Grenoble, dans lequel les arguments des habitants se sont focalisés sur des problèmes d’ouverture sur le paysage et de relation entre les quartiers, la thématique énergétique étant reléguée au second plan des préoccupations. Ici, ce sont les habitants eux-mêmes qui ont imposé une révision du schéma d’aménagement urbain, en raison d’accès et de liaisons visuelles à conserver entre les espaces. La question énergétique n’était pas au centre des débats.
L’absence de concertation énergétique peut être la conséquence d’un ensemble de facteurs autres que la mise à l’écart – volontaire ou non – du thème de l’énergie par les dispositifs existants. Cette situation est à mettre en rapport avec le fait que les questions de gestion de l’énergie, de l’eau ou des déchets ne sont centrales que dans moins de la moitié des écoquartiers du corpus étudié, ceux-ci ayant été lancés pour la plupart avant le Grenelle de l’environnement et la réglementation thermique (RT) 2005.
Nous avions émis l’hypothèse que des freins provenant de professionnels soucieux de défendre leur pré carré technique, au moment du portage de projet ou en tant que futurs gestionnaires des lieux, expliquaient cette absence. Souvent porteurs d’une vision préconçue des pratiques quotidiennes et domestiques, ils auraient du mal à envisager le rapport aux habitants, sur les questions énergétiques, autrement qu’à travers la diffusion d’informations incitatives auprès des occupants des logements. La quasi-totalité des professionnels rencontrés jugent en effet « normale » l’absence des habitants du processus de conception, à l’exception d’un ingénieur travaillant dans une agence locale de l’énergie et du climat. Ce dernier y voit une compétence à acquérir dans la perspective du développement d’un secteur professionnel articulant les dimensions énergétiques et participatives. Cette position est exceptionnelle, tout comme les expériences de concertation énergétique que nous avons pu observer, celles-ci ayant toutes pour terreau une forte volonté politique.
La concertation énergétique à l’échelle de l’écoquartier : du volontarisme politique à la recherche d’apaisement
Au cours de nos enquêtes, nous avons rencontré trois situations dans lesquelles des habitants ont été amenés à donner un point de vue sur l’énergie, dans un cadre participatif à l’échelle urbaine. Ces moments ont en commun de montrer l’importance de la dimension politique des échanges sur l’énergie. Soutenir un « régime énergétique » (Debizet, 2015) alternatif ou imposer, dans le bâtiment, un niveau de performances supérieur à la réglementation nationale peut avoir de fortes incidences pour la municipalité et l’aménageur : ces orientations orientent en effet le budget global de l’opération et le système d’acteurs qui en découle. Il en ressort que la mise en place d’échanges soutenus sur l’énergie avec des habitants en amont des projets nécessite un volontarisme politique, du point de vue aussi bien de la démarche participative que de la mise en place de systèmes énergétiques localement novateurs.
La première concertation énergétique observée concerne l’élaboration du schéma d’aménagement urbain de la ZAC Paul-Claudel à Amiens. Elle s’appuie sur des intentions politiques fortes en termes d’articulation entre démocratie participative et écologie, et ce volontarisme ouvre un espace de débat. Par leurs interventions, les habitants impliqués révèlent qu’ils sont bien informés, qu’ils s’intéressent à la dimension énergétique et qu’ils possèdent un regard critique sur les sujets abordés. Toutefois, ces échanges réservent la part belle aux débats entre techniciens et élus, qui semblent profiter de cette arène pour discuter entre eux. Nous avons ainsi été témoin d’un débat entre l’élu référent – qui propose d’être « moins ambitieux » sur l’énergie et la technique pour « privilégier la dimension humaine », particulièrement lorsqu’il est question des catégories les plus défavorisées – et l’ingénieur du bureau d’études thermiques, qui affirme pour sa part qu’il est « faux de dire qu’un bâtiment BBC coûte plus cher et est réservé à une certaine population ». Pour cet intervenant, on peut tout à fait concilier les objectifs de « mixité sociale » avec ceux de la performance énergétique du bâti. Ainsi, ces échanges permettent aux élus et aux techniciens d’affirmer leurs positions, mais ils relèguent les habitants à la marge, malgré l’enthousiasme et l’intérêt de ces derniers pour les questions énergétiques.
La deuxième situation observée, le quartier Bastille à Fontaine, fait également apparaître un vif intérêt des habitants pour le choix des systèmes techniques. Avec une forte volonté politique, la Ville a souhaité « associer les habitants à une démarche favorisant une dynamique participative », afin d’améliorer l’impact du futur écoquartier et de limiter les émissions de CO26. Un groupe de travail a été mis en place par la Ville, l’agglomération, l’agence locale de l’énergie, EDF, un bureau d’études sur les performances énergétiques et des habitants. Il s’est réuni dans le cadre de quatre ateliers liés à l’Agenda 21, avec pour objectif l’adoption d’un système énergétique adéquat pour approvisionner le quartier. Ces ateliers ont suscité de la curiosité, voire une véritable passion. Les habitants se sont montrés intéressés par les enjeux climatiques et fins connaisseurs du potentiel énergétique de leur territoire. Certains ont récolté des informations supplémentaires et mené une réflexion complexe, à court et moyen terme, d’un point de vue économique et social.
« J’ai voulu savoir jusqu’au bout la différence de prix entre la géothermie et le chauffage au bois. […] C’est à peu près équivalent. Le gros problème étant que c’est équivalent parce que le chauffage au bois est subventionné dans le cadre de l’entretien des forêts voisines, pour faire travailler du monde. Je n’ai rien contre, au contraire : je trouve ça très bien. Mais, si on fait le calcul – je regarde ça en tant que gestionnaire –, on constate que, si on fait sauter les subventions pour une raison ou une autre, le chauffage au bois coûtera plus cher que la géothermie. Est-ce que c’est valable dans le temps ? […] La Ville ne peut pas gérer la chaufferie, elle est obligée de déléguer avec un contrat particulier. Mais, le problème de la délégation, c’est que, si le bois proposé, provenant de l’Est, est moins cher, comment l’empêcher d’acheter ce bois-là ? » (Un habitant)
Force de proposition, les habitants ont demandé à « regarder [le potentiel des solutions concernant] la géothermie et l’énergie au bois ». Ce moment d’échange a enclenché un processus qui a finalement conduit à l’installation d’un réseau de chaleur bois-énergie et d’une chaufferie de quartier. Pourtant, la préférence des membres du groupe allait à la géothermie. L’élimination de cette option a créé des tensions avec les organisateurs du dispositif participatif. Il y a eu une incompréhension – par les habitants – ou un manque d’explications – de la part des élus et des professionnels – à propos du rôle uniquement consultatif de ces ateliers. Cette divergence de vues pouvait difficilement mener à un compromis, étant donné l’ampleur du dossier et la responsabilité de la Ville (notamment financière) sur un tel projet énergétique. Nous sommes ici dans un cas de portage politique fort : la Ville a financé et instruit le dossier avec la seule aide de l’agence locale de l’énergie et d’un bureau d’études. Elle exploite elle-même la chaufferie, celle-ci n’étant pas considérée comme rentable par les opérateurs de chaleur en raison de sa faible puissance (Debizet, 2015).
Présentons enfin une situation dans laquelle la participation a favorisé l’émergence de la thématique énergétique au moment de l’élaboration du schéma d’aménagement urbain : il s’agit du quartier Clause-Bois Badeau à Brétigny-sur-Orge. Ce résultat est lié à la présence dans une commission consultative d’un représentant d’une association locale de défense de l’environnement. Cet habitant a trouvé un levier d’action en plaidant avec succès pour l’augmentation des objectifs de performance énergétique. Cette résolution peut apparaître comme une compensation, une concession faite à l’association, qui avait demandé, sans être entendue, une révision à la baisse du programme de logements7. S’il n’y a pas eu, au départ, de volonté explicite forte de la part des élus ou des aménageurs d’intégrer des habitants à un débat sur l’énergie, l’événement témoigne néanmoins d’une recherche d’apaisement de la part de la municipalité qui subissait les critiques.
Dans ces trois situations, l’importance du portage politique est manifeste pour qu’émerge une forme de concertation énergétique. Dans les deux premiers cas, celle-ci s’inscrit dans la dynamique de construction d’un projet politique appuyé sur des bases démocratiques et environnementales. Dans le troisième, la concertation énergétique est mise en place à un moment de tension entre l’équipe municipale et une association locale opposée au projet. Elle contribue à faire accepter le projet en donnant davantage de place qu’initialement prévu à aux performances énergétiques.
Parler d’énergie au moment de la conception énergétique des logements
Les expériences de concertation énergétique domestique concernent essentiellement les futurs propriétaires occupants, très rarement de futurs locataires ou des habitants non directement concernés.
L’implication de locataires pourrait avoir lieu dans les opérations de rénovation, puisqu’une partie des occupants sont connus à l’avance. Pourtant, dans notre enquête par questionnaire, seuls trois écoquartiers sur quinze opérations identifiées comme ayant une part de rénovation ont impliqué des locataires dans le projet. Dans le cas de la Cité de la Muette, à Garges-lès-Gonesse, l’enquête a montré que, malgré un nombre important d’outils mis en place, les aspects énergétiques se sont limités à la présentation aux habitants, dans les espaces d’échanges, de questions déjà tranchées. Beaucoup d’acteurs ayant participé à cette opération pensent, pour en avoir fait l’expérience ailleurs, que l’implication habitante, compte tenu du contexte social et économique des projets ANRU, ne fonctionne pas : elle revient à « poser beaucoup de questions et à mettre les habitants dans une position d’incertitude difficile à supporter ». En outre, les responsables politiques et institutionnels sont réticents à discuter du projet urbain avec les habitants, de crainte que ceux-ci n’exposent leurs maux sur la place publique, au premier rang desquels se trouvent leurs conditions de logement. En raison de ces freins, une opération de rénovation ne favorise pas nécessairement les échanges sur l’énergie.
Une réflexion sur les systèmes énergétiques des logements engagée sans futurs occupants, avec des riverains ou autres habitants de l’agglomération, constitue apparemment un cas exceptionnel. Dans notre corpus statistique, on repère cependant la ZAC de la gare de Rungis, à Paris, pour laquelle une association, Les Amis de l’ÉcoZAC, a été créée en 2005 avec des habitants du quartier, dans un but de lobbying écologique fortement centré sur les questions énergétiques. Cette association s’est justement donné pour objectif de porter un projet et d’en faire une vitrine, en appliquant la méthode de la « pédagogie par l’exemple » à la mise en place d’« une mobilisation autour du projet d’aménagement de la ZAC de la place Rungis8 ».
Parler d’énergie dans l’habitat participatif : entre pragmatisme et militantisme
Les écoquartiers concernés par une concertation énergétique domestique comportent fréquemment une part d’habitat participatif. Le processus de concertation ne concerne alors que cette part-là9, que l’on sait limitée en nombre de logements10.
Les propriétaires rencontrés dans l’opération d’habitat participatif étudiée, l’écohameau de la ZAC de la Branchère, à Chevaigné, ont témoigné de leur intérêt pour les questions énergétiques et manifesté leur désir de limiter leurs consommations tout en habitant un logement confortable. Inscrits dans un projet collectif, ils ont à la fois participé aux choix du groupe et enclenché des actions dans leur propre logement. Les ateliers de concertation énergétique ont nécessité un travail important de la part des futurs habitants, qui ont constitué un sous-groupe spécialisé sur ces questions. Celui-ci, constitué de trois hommes ayant des compétences dans le domaine du chauffage, de l’électricité et de la plomberie, s’est réuni régulièrement pour préparer les dossiers, récolter les informations, anticiper les questions à poser à l’architecte et au maître d’ouvrage ou aider le groupe dans ses prises de décision. Parallèlement, une plate-forme d’échanges sur Internet a été mise en place pour permettre à chacun des ménages de valider ou non les choix effectués. Nombreux sont ceux qui se sont plaints de devoir se décider à un rythme jugé trop rapide.
Le groupe s’est d’abord entendu sur un système de chauffage individuel, puis a changé d’avis en faveur d’un chauffage collectif, avec l’accord de l’architecte mais la désapprobation du maître d’ouvrage11, qui considérait que le prix du système n’était tenable qu’à la condition de prévoir des chauffages individuels. Pour un des membres du trio d’habitants, ce choix du chauffage collectif était une erreur due à une vision plus idéologique que réaliste de la question :
« Au dernier moment, on a tout remis en question, ou presque, pour chauffer collectivement, pour des raisons philosophiques, si j’ose dire, car ça tombait sous le sens : chauffer collectif nous coûterait moins cher en maintenance ! Or, c’est faux, selon l’expérience d’un de nos voisins, qui est chauffagiste et qui connaît un peu le métier : lui, il sait qu’à court ou à moyen terme le chauffage collectif devient aussi cher, voire plus, car les pièces à réparer sont plus chères, la machine est plus grosse, etc. Il nous avait mis en garde… » (Un habitant)
L’enquête a fait apparaître que les questions énergétiques sont loin de se limiter à des décisions techniques plus ou moins bien étayées. Les dimensions symboliques sont constamment présentes. Avant les tensions liées au choix du mode de chauffage, un épisode similaire avait eu lieu à propos de la présence ou non de panneaux photovoltaïques. Ce conflit s’est soldé par le départ d’un couple, qui a préféré quitter le projet collectif plutôt que de renoncer à s’approvisionner en énergie solaire. Cette situation semble liée au militantisme écologique d’une partie des membres du groupe.
On retrouve une situation analogue dans une autre opération d’habitat participatif, le Village vertical, dans la ZAC des Maisons neuves, à Villeurbanne. Selon l’expérience de l’architecte-ingénieure impliquée dans cette opération et rencontrée à l’occasion de cette recherche, « la partie la plus clivante, [dans les groupes militants], c’est la technique ». Selon elle, il est extrêmement difficile, avec ce type de personnes, d’arriver à une décision, car les protagonistes « ont des avis qui ne sont pas toujours les mêmes, alors qu’il faut qu’ils soient tous d’accord12 ».
La dimension financière – qu’il s’agisse du coût d’achat ou de la maintenance – est également importante. Elle a constitué l’élément principal des décisions dans l’opération d’accession sociale à la propriété que nous avons visitée à Molenbeek (un quartier de Bruxelles), le Projet Espoir. La participation aux choix énergétiques s’y est avérée moins viscérale. En ce qui concerne le chauffage, les futurs habitants ont opté pour un chauffage individuel. Informés des limites du budget global de l’opération, ils ont aussi décidé de renoncer à la construction d’un puits canadien (isolation thermique et ventilation), de sorte à pouvoir améliorer l’isolation acoustique des logements. Dans cette opération, le groupe ne s’est pas constitué autour d’un intérêt pour l’écologie : les futurs propriétaires ont été choisis sur critères sociaux et en fonction de leur aptitude à s’insérer dans une démarche participative. L’intérêt pour les questions d’environnement est arrivé dans un deuxième temps, en partie sous l’impulsion de l’architecte du projet, qui leur a parlé de l’habitat passif et leur a fait visiter des bâtiments construits sur ce principe.
La gestion des équipements techniques par les habitants impliqués dans des dispositifs participatifs
Des situations de concertation énergétique présentées précédemment, seules trois ont conduit à des enquêtes permettant d’évaluer leurs effets sur l’implication des occupants dans la gestion des équipements énergétiques de leur logement. Dans ces situations, on voit que l’impact des ateliers sur l’énergie menés à l’échelle architecturale est très fort, contrairement à celui de l’implication d’habitants dans un dispositif à l’échelle urbaine. Ainsi, les résultats de ces opérations en termes de confort et de performance énergétique nous semblent significatifs ; l’engagement des occupants dans l’entretien et le suivi des équipements techniques en témoigne.
La concertation énergétique architecturale semble avoir des effets sur la gestion des équipements techniques
En termes de confort, les habitants de l’opération d’habitat participatif – l’écohameau de la ZAC de la Branchère, à Chevaigné – sont globalement satisfaits et expriment une bonne connaissance du fonctionnement et des bénéfices escomptés des équipements techniques de leur logement dit « performant ». Ce confort se caractérise par une sensation de bien-être thermique et le sentiment d’un climat intérieur « sain », grâce à une orientation adaptée, à une bonne isolation, au système de ventilation, au mode de chauffage et au choix des matériaux. En revanche, les performances n’étaient pas au rendez-vous au moment de notre enquête, comme a pu le constater l’équipe chargée du dossier énergie lors de la conception. Un suivi des consommations de chauffage durant la première année après la livraison (les équipements étant encore garantis) a révélé des écarts importants entre les appartements. Après avoir fait installer des compteurs à la sortie de la chaudière et à l’arrivée des logements, elle a relevé des déperditions : les écarts de consommation n’étaient pas dus à un usage plus important du chauffage chez certains, mais bel et bien à une perte d’énergie lors de l’approvisionnement. Ce problème, non résolu lors de notre investigation, a mis en évidence la rapidité avec laquelle les dysfonctionnements ont été identifiés par un groupe d’habitants, à la fois occupants des logements et partie prenante dans les choix énergétiques. Non seulement un membre du groupe avait prévu des difficultés liées au chauffage collectif (sans avoir pu peser sur le choix), mais encore l’ensemble du groupe a très vite été conscient du problème de performance. Si ces écarts de consommation ont généré une certaine déception et réactivé des débats ayant eu lieu au moment du choix du système de chauffage, ils ont aussi donné l’occasion au groupe de se réunir de nouveau pour poursuivre les échanges entamés autour de ces questions qui l’avaient passionné. Cette étude de cas confirme l’hypothèse selon laquelle l’implication des habitants dans la réflexion sur l’énergie en phase projet a un impact sur leurs modes d’appropriation des logements, et en particulier des systèmes énergétiques.
Dans l’opération belge de Molenbeek, une émulation similaire est née autour du suivi des consommations énergétiques, et ce de manière d’autant plus forte que la population résidente dispose de ressources financières limitées. Les quatorze familles concernées, qui habitaient auparavant dans des logements insalubres, ont organisé un relevé des consommations. Un représentant des habitants passe une fois par mois dans les appartements, puis effectue un compte rendu distribué à tous. Un tableau de bord a été installé dans les parties communes du bâtiment, permettant aux habitants de comparer leurs consommations. Cette pratique a été initiée par les accompagnateurs du projet, qui ont réussi à créer une émulation autour de ces questions. L’habitant que nous avons rencontré arbore d’ailleurs dans son salon une photographie de ses enfants montrant un de ces relevés, qu’ils ont effectué en partie eux-mêmes. Lors des réunions de quartier, les habitants se conseillent mutuellement sur les moyens d’économiser de l’énergie et discutent de leurs consommations.
La concertation énergétique urbaine ne joue pas sur la gestion des équipements techniques
Dans l’écoquartier où nous avions observé une concertation énergétique urbaine – Clause-Bois Badeau, à Brétigny-sur-Orge –, ni les locataires des logements sociaux ni les résidents des copropriétés n’ont participé aux dispositifs participatifs. Certains, déjà résidents de la commune, étaient au courant de l’existence du projet, mais aucun de ceux que nous avons rencontrés n’a participé aux réunions publiques ni été impliqué dans l’association environnementale qui a participé à la commission consultative.
Les habitants des deux immeubles de logements sociaux rencontrés trouvent leur logement agréable, avec une température estimée à 21‑22 °C, sans intervention de leur part. Dans l’une des résidences, cependant, des disparités entre appartements (dues à leur localisation) nous ont été rapportées, certains pouvant difficilement dépasser les 19 °C. Ne s’estimant pas assez chauffés, quelques locataires utilisent des radiateurs électriques d’appoint – c’est d’ailleurs la seule solution offerte à ceux qui estiment que leur température de confort dépasse 19 °C, car, si les thermostats permettent de diminuer la température, ils n’ont qu’un effet minime dès lors qu’on cherche à la faire augmenter. Cette limitation – qui, du point de vue du bailleur, atténue le risque de loyers impayés en raison de la baisse des charges – pourrait ainsi se révéler une mauvaise stratégie en entraînant l’augmentation de la consommation électrique individuelle. La seule prise de responsabilité des occupants vis-à-vis de la gestion des équipements techniques consiste à payer davantage pour atteindre le niveau de confort souhaité. Ils vivent une situation contrainte et n’ont pas de prise pour la faire évoluer.
Dans les opérations privées, les acquéreurs et les locataires sont libres de régler la température à leur guise. Mais ils se trouvent eux aussi piégés, car ils sont tenus de s’approvisionner en énergie par le chauffage urbain. Du fait du prix de l’abonnement, cette dépendance les empêche de tirer des bénéfices économiques des performances énergétiques du bâtiment. La raison en est que le coût de l’énergie est le résultat d’un compromis entre la nécessité d’établir un équilibre financier pour la société de service urbain et celle de ne pas laisser s’envoler le prix pour les consommateurs. Et les occupants des logements n’ont pas été impliqués dans cette négociation. La Ville leur garantit un prix du chauffage et de l’eau chaude sanitaire ne dépassant pas celui d’une chaudière gaz à condensation, tandis qu’elle promet une installation rentable à l’entreprise de chauffage urbain. La facture payée par le consommateur compense, par un abonnement élevé, la faiblesse des consommations due à la performance énergétique du bâtiment. Elle atteint ainsi l’enveloppe maximale définie par avance, qui reste donc conséquente, bien que raisonnable par rapport à un immeuble ordinaire. Il ressort de tout cela que la recherche d’un approvisionnement vertueux, voulu par la collectivité et par une association environnementale, ne sert pas les intérêts financiers des occupants. C’est d’autant plus dommageable que certains ont acheté ou cherché à louer un logement dans un écoquartier précisément parce que les performances énergétiques étaient mises en avant dans la communication municipale comme dans celle des promoteurs.
Conclusion
L’impact de la concertation énergétique sur la gestion des équipements techniques par les habitants diffère selon l’échelle – architecturale ou urbaine – à laquelle celle-ci est conduite. Les expériences étudiées concernant les bâtiments montrent que, dans les groupes de futurs occupants, certains sont tout à fait prêts à consacrer du temps aux questions énergétiques, qui les passionnent et sont au cœur de leur intérêt pour l’opération. Lorsqu’ils occupent leur logement, ils continuent de suivre le dossier énergétique pour la copropriété, contrôlent les consommations et s’occupent de l’entretien des objets techniques. A contrario, on observe que les locataires ou les propriétaires qui résident dans des quartiers conçus en ayant recours à une concertation énergétique urbaine mais qui n’ont pas été impliqués personnellement dans ces dispositifs participatifs n’ont pas la connaissance des termes du débat, des contraintes ou des avantages des choix effectués. Leur intérêt pour la gestion des équipements techniques est faible et ne se déclenche qu’en cas de problème de fonctionnement, de confort ou de coût.
Quelle que soit l’échelle, les enquêtes attestent d’une faible fréquence de l’implication des habitants dans la conception énergétique des écoquartiers. Les questions énergétiques et la participation des habitants – souvent conjointement présentes dans les écoquartiers – ne sont pas liées entre elles par une concertation énergétique. Cette faible articulation s’explique par la multiplicité des objectifs des projets d’écoquartiers et le lancement d’opérations avant que le thème de l’énergie ne s’impose en France à travers les réglementations thermiques de 2002 et de 2012. La nécessité d’un fort volontarisme politique pour mettre en place des dispositifs de concertation énergétique explique aussi leur rareté et leur cantonnement à des situations expérimentales.
Les effets de tels dispositifs sur le suivi des consommations énergétiques et l’intérêt des habitants pour les questions énergétiques sont prometteurs. Ils invalident les craintes d’une réticence générale à l’égard des aspects techniques de la conception et de la construction. Mais d’autres freins pour le développement de ce type d’expériences existent, qu’il serait intéressant d’étudier davantage. Ils émanent d’abord d’une majorité de professionnels réticents à ouvrir un échange avec les habitants sur ces questions. Ensuite, on rencontre des freins du côté du montage des projets. Les expériences étudiées restent cantonnées à de petits groupes d’habitants volontaires, ayant pour caractéristique d’être engagés dans des opérations d’habitat participatif ou d’accession sociale à la propriété. Étendre ce type d’expérience à de futurs occupants dans de vastes projets de renouvellement urbain nécessiterait d’autres méthodes.