Le texte qui suit s’appuie sur une expérience d’observation participante menée depuis trois ans au sein d’une agence parisienne d’architecture, d’urbanisme et de paysage. Doctorant, urbaniste, j’ai intégré une telle agence dans le cadre d’un dispositif CIFRE (Convention industrielle de formation par la recherche)1.
L’objectif était alors double : contribuer à l’émergence d’une culture partagée et d’un positionnement critique autour de la durabilité urbaine ; comprendre comment et pourquoi les acteurs de la maîtrise d’œuvre transforment leurs cultures professionnelles au contact du développement durable.
Au fil de cette démarche, la participation des habitants et usagers dans les projets urbains, paysagers et, dans une moindre mesure, architecturaux, a été abordée puis travaillée en tant que sujet lié au développement urbain durable. Institutionnalisée en France par diverses lois2, la participation habitante recouvre dans les faits des méthodologies et réalités de projet bien différentes, comme le degré de « pouvoir des citoyens et de leur accès à la délibération et à la décision » (Bacqué, Gauthier, 2011, p. 56) ; ce que formalisa Sherry Arnstein dès 1969, à travers une échelle de participation3 fondée sur trois niveaux : « non-participation », « coopération symbolique » et « pouvoir effectif des citoyens ». Souhaitant aller au-delà d’une mesure de la « participation sur une échelle linéaire », Judith Le Maire considère pour sa part que c’est « la nature des savoirs, la façon dont ceux-ci sont pris en compte et échangés par les protagonistes du processus participatif » (Le Maire, 2013, p. 156) qu’il faut analyser. Car c’est « la “modalité d’échange des savoirs” (qui) constitue l’élément déterminant du rapport de pouvoir entre les participants » (Ibid). D’autres questions telles que le rôle social et opérationnel de la participation se posent enfin, tout comme ses effets concrets sur les territoires construits.
Dans un contexte de développement d’une « rhétorique participative » (Bacqué, Gauthier, p. 55) dans les discours d’acteurs, et de multiplication de projets dits participatifs (en Europe et plus récemment en France), cette contribution propose d’interroger, à partir d’une observation de l’intérieur, les pratiques et les discours tenus par les maîtres d’œuvre à l’égard d’un tel sujet. Quelles sont les missions effectuées au nom de la participation ? Quelles approches révèlentelles ? Quelles sont les postures développées sur la portée sociale et opérationnelle d’un tel sujet ? Quelles sont les marges de manœuvre des concepteurs aux injonctions participatives ? Quel degré de savoirs et de savoir-faire détiennent-ils sur un tel sujet ? Comment l’articulent-ils avec la question du développement durable ?
Faisant l’hypothèse que les marges de manœuvre détenues par les concepteurs dans la mise en œuvre de dispositifs de participation habitante ne sont pas nulles4, le présent article n’oublie pas, en revanche, que le métier de maître d’œuvre s’intègre dans un système d’acteurs large, au sein duquel le rôle de la commande, opérée par les maîtres d’ouvrage, tient une place prépondérante dans les choix, pratiques et marges de manœuvre de tels acteurs. Il n’oublie pas non plus que la participation habitante ne s’inscrit historiquement pas au cœur de l’expertise des maîtres d’œuvre.
Après avoir présenté la démarche générale de construction d’une culture critique à l’égard du développement durable, puis identifié la manière dont les acteurs observés appréhendent la participation des habitants et usagers dans leurs projets, je montrerai tout d’abord que les postures des concepteurs sont hétérogènes, mêlant reconnaissance de vertus et doutes voire craintes face à la portée opérationnelle et sociale de la participation habitante. Je montrerai ensuite que les contraintes et exigences extérieures aux agences de maîtrise d’œuvre incitent à développer des approches souvent partielles et institutionnelles de la participation. Je montrerai également que les savoirs et savoir-faire détenus par les concepteurs, sur un tel sujet qui n’a jamais fait partie de leur domaine d’expertise, sont encore peu stabilisés ; et ce d’autant plus que cette question ne représente qu’un des nombreux domaines de réflexion et d’action qu’ils doivent investir, dans un contexte de transformation majeure des processus de production urbaine (au nom, notamment, du développement durable). Je montrerai enfin que la participation habitante a nourri les discussions et d’une certaine manière quelques projets, révélant, malgré les doutes et craintes et le temps long de l’appropriation, une ouverture vers un sujet qui pourrait, progressivement, trouver une place plus centrale dans les réflexions des concepteurs.
Enregistrements audio d’ateliers internes de travail, observations de terrain et analyse des appels d’offres traités par l’agence depuis une dizaine d’années constituent le matériau de recherche utilisé pour le présent travail. Dès lors, les citations à la suite desquelles ne figurent pas de références sont les paroles retranscrites des acteurs observés.
Une démarche de transformation des pratiques professionnelles
Créée au milieu des années 1980, l’agence observée se compose d’une vingtaine d’architectes, urbanistes, paysagistes. D’ampleur nationale, par la diversité et la nature de ses projets (urbains, architecturaux et paysagers), elle intervient depuis les études en amont jusqu’à la maîtrise d’œuvre opérationnelle, de la grande (îlot) à la petite échelle (grand territoire). Une telle agence fonde aujourd’hui son identité sur la porosité revendiquée de l’urbanisme, de l’architecture et du paysage, tout en reconnaissant leurs spécificités et expertises singulières. L’agence intervient sur l’ensemble du territoire français, le plus souvent comme mandataire de projets articulant les trois métiers précédemment cités.
En novembre 2010, à l’occasion de mon recrutement, un pôle « développement durable », a été créé. Grâce à des temps de travail collectif en interne (ateliers de travail, débats, etc.), les objectifs étaient d’amener les concepteurs à porter un regard réflexif sur leurs pratiques et celles de l’agence ; de construire de nouveaux savoirs et savoir-faire ; de développer une culture commune et un regard critique sur le développement durable ; de construire des outils permettant de traduire ces derniers dans les projets de l’agence. Une telle démarche, dont j’ai eu en charge la coordination, devait intervenir à toutes les étapes du projet, depuis les réflexions préalables jusqu’à leur mise en œuvre. Elle révèle le souhait du directeur d’enrichir constamment les connaissances et compétences de ses salariés, et de leur donner les moyens d’un travail réflexif sur le long terme pour aller au-delà des formations suivies ponctuellement, à l’extérieur, par les salariés.
La mise en œuvre de cette démarche répond certes à la demande du marché de la conception urbaine. Les agences de maîtrise d’œuvre doivent aujourd’hui montrer leur capacité à concevoir des projets urbains dits durables. Mais cette démarche résulte également de la posture du directeur de l’agence, qui s’est toujours méfié et a toujours souhaité se départir « des règles intangibles, des nouvelles idéologies fermées » qu’ont pu incarner les mouvements moderne et post-moderne ou, dernièrement, l’urbanisme durable. S’approprier ces questions de durabilité, donc, mais avec un regard critique associant apports théoriques et opérationnels.
La participation habitante, un sujet qui s’inscrit en pointillé
Suite à plusieurs rencontres préalables à mon embauche, il fut décidé collégialement5 que les ateliers de travail réalisés en interne devraient tout autant concerner les mobilités, les morphologies urbaines, les énergies, la dimension sociale du développement durable que les manières de penser les projets, spécifiques et non génériques, systémiques et non sectoriels. La question de la gouvernance serait également abordée, au sens large de coordination des différents acteurs du projet, toujours plus nombreux. Lors de ces discussions, je proposai également de travailler les questions de participation habitante, dont les liens avec celles du développement durable s’affirment de plus en plus. En effet, « selon Berke, le concept de développement urbain durable (…) (offrirait) une opportunité de renouvellement des pratiques participatives en matière d’urbanisme, en ce sens que le concept de durabilité pourrait devenir un cadre permettant de dépasser les intérêts particuliers, pour adopter une perspective inclusive et globale. Dans ce contexte, la participation publique est aussi envisagée comme un instrument de mise en œuvre du développement urbain durable » (Bacqué, Gauthier, 2011, p. 47). Le directeur de l’agence proposa d’aborder dans un premier temps les thèmes précédemment évoqués, qui renvoyaient davantage au cœur des métiers de la conception. La participation habitante et la nature des dispositifs relevaient de décisions politiques et des maîtres d’ouvrage, ne laissant que peu de marges de manœuvre aux concepteurs.
A mon arrivée, je constatai que l’agence participait régulièrement à des missions de concertation auprès des habitants et usagers. Ces dernières consistent souvent à réaliser des panneaux, plaquettes d’information ou tout autre document permettant de présenter le projet en cours de définition, animer les séances auprès des habitants et usagers, et, le cas échéant, à synthétiser les échanges et débats. Ces missions, appelées dans le jargon « missions de concertation », correspondent à des temps réguliers d’information et de consultation en phase pré-opérationnelle.
A la suite d’une première année consacrée à des ateliers de cadrage général autour du développement durable (et de ses traductions réglementaires et opérationnelles), de retours d’expérience et de réflexions autour des liens entre morphologies, énergie et pratiques sociales, plusieurs séances consacrées à la participation habitante furent menées. Abordé en filigrane au cours de plusieurs séances et discussions informelles, un tel sujet, sur lequel j’avais eu l’occasion de travailler6, semblait s’inscrire naturellement dans la continuité des ateliers précédents.
Ces séances permettraient d’une part d’interroger la « triangulation de trois concepts : la planification territoriale, le débat public et le développement durable » (Gauthier, Gariépy, Trépanier, 2008, p. 10) pour la travailler grâce à l’analyse de projets. Une telle démarche s’inscrit dans « la posture (des auteurs précédents) qui affirme qu’il est de la responsabilité des sciences sociales d’organiser la mémoire des expériences de planification territoriale et de démocratie locale, d’en faire l’évaluation, d’en tirer des bilans, et ce dans une perspective de lier recherche et action (Blanc, 2001, p. 205) ». Ces ateliers permettraient, en outre, de sensibiliser et de questionner collectivement les points de vue, postulats et croyances divers des concepteurs sur un sujet amené à prendre de plus en plus de poids dans les projets urbains, architecturaux et paysagers. Les retours d’expérience présentés ainsi que les échanges d’idées permettraient à chacun de construire son propre positionnement. Quels que soient les choix opérés par la suite, ces derniers seraient d’autant plus argumentés et fondés.
Le premier atelier, réalisé en janvier 2012, fut organisé avec un paysagiste de l’agence. Celui-ci avait eu l’occasion de coordonner, dans une autre agence, plusieurs dispositifs de participation habitante, de type diagnostic en marchant, cartes mentales, métaplan/débat et atelier cartes sur table. Mobiliser son expérience et des exemples concrets, c’était montrer qu’il était possible de mettre en œuvre des dispositifs intéressants/innovants de participation habitante ; autrement dit que les concepteurs pouvaient détenir dans certains cas les marges de manœuvre nécessaires pour cela. Plusieurs expériences furent présentées pour porter un regard critique sur les apports et limites rencontrées.
Le deuxième atelier, réalisé à la suite du précédent, s’intitulait : « Quelles relations entre implication habitante et évolution des modes de vie et d’habiter ? ». Celui-ci reposait sur la présentation de trois projets situés à l’étranger : Bo01 et Augustenborg à Malmö – Suède, et Wilhelminha Gasthuis Terrein à Amsterdam7. Interrogeant les liens entre durabilité, modes de vie et participation, cette séance se basa sur deux questionnements : un projet peut-il être durable s’il n’intègre pas de réflexion sur les modes de vie et d’habiter des populations ? Est-il possible de travailler sur les modes de vie et d’habiter sans mobiliser à un moment ou à un autre les populations concernées ?
Un troisième atelier fut organisé plusieurs mois plus tard, en mai 2013, avec la venue d’un membre de l’association Robins des Villes, dont les activités principales sont « la recherche, la médiation, la diffusion, la sensibilisation et l’action sur le thème du cadre de ville (environnement urbain, urbanisme, architecture, patrimoine, le cadre bâti en général) » (www.robinsdesvilles.org). Faire intervenir un acteur spécialisé sur la question devait permettre de faire connaître divers dispositifs innovants et les conditions de leur mise en œuvre ; mettre à disposition des membres de l’agence une personne capable de répondre à leurs questionnements ou leurs doutes éventuels ; mettre en relation l’agence avec un collaborateur potentiel, afin de poursuivre une démarche de construction de savoirs et savoir-faire engagée plusieurs mois auparavant.
Trois ateliers sur plus d’une quarantaine (au total) furent donc consacrés à la participation habitante, associant rappels historiques, apports théoriques, présentations de projets et retours d’expérience. Avant et après ces séances, bien d’autres ateliers ou discussions ont donné lieu à des échanges, faisant de la participation habitante un sujet en pointillé, qui, sans être à ce jour mobilisé en profondeur, interpelle progressivement. Les paragraphes suivants souhaitent montrer comment, à travers les ateliers et discussions, un tel sujet est finalement perçu par les architectes, urbanistes et paysagistes.
Une hétérogénéité des discours sur la portée sociale et opérationnelle de la participation habitante
Lors du troisième atelier, un tour de table fut réalisé pour obtenir les premiers mots associés par chacun au terme « participation ». Robins des Villes en fit l’analyse suivante :
« Il y a deux grosses catégories dans les mots que vous donnez, qui sont souvent opposées : élections, calcul, transaction, c’est-à-dire la face “obscure”. Et puis des choses qui sont plutôt sur des valeurs : liens, échanges, partage, où on sent qu’on est sur un versant plus positif. (…) Il y a (…) un peu les deux versants : “calcul” est revenu de temps en temps (…), mais quand même on sent que le côté positif et le côté valeurs (sont présents) ».
La mobilisation des habitants et usagers a souvent été qualifiée de « louable », parce qu’« en tant que citoyens (…) on nous a trop longtemps privés du bien collectif en (…) (nous) disant “c’est pour les experts et les politiques” ». Ces remarques confirment que, dans un contexte de développement d’approches réflexives, « les professionnels de la planification (comme ici les concepteurs) commencent à reconnaître eux-mêmes les limites du modèle de la planification rationnelle globale et cherchent de nouvelles voies pour intégrer les préoccupations des citoyens dans leurs pratiques ». (Bacqué, Gauthier, 2011, p. 43).
Dans certains projets, l’absence de démarche a même pu être regrettée :
- « On a fait un concours (…) il y a un an, pour moi cela nous aurait aidés, ne serait-ce qu’en diagnostic.
- Surtout en diagnostic.
- C’est vrai que ça manque. Sur le projet (…), c’est dommage que cette démarche-là ne soit pas mise en place très en amont.
- Nous, on a le recul pour voir certaines choses qu’ils ne vont pas voir, mais il y a plein d’éléments sociologiques qu’on ne peut pas voir. C’est une source fantastique. »
Au sujet d’un dialogue compétitif auquel participe aujourd’hui l’agence, un salarié rebondit sur la nécessité d’intégrer les habitants en phase de diagnostic :
« Une équipe qui avait des sociologues a posé la question : “Comment faire pour faire participer les habitants ?” La maîtrise d’ouvrage leur a répondu : “pendant les neuf mois du dialogue compétitif, c’est interdit”. Là, la question des habitants est justement au cœur du sujet (…). On ne peut pas leur parler ».
Au-delà d’un apport pour le projet, la participation permettrait de sensibiliser et d’expliquer les enjeux des projets aux populations concernées, d’aider les habitants et usagers à entrer dans de tels processus, et de se montrer forces de proposition :
« Ce n’est pas que le résultat qui en sort (qui est important), c’est aussi le processus. C’est le fait que les gens, en intervenant là-dedans, se sentent concernés, même si le résultat est changé, je pense que ça ils s’en fichent. C’est juste le fait d’avoir été là pour agir, d’avoir fait des choses, de proposer, d’être là, d’être écoutés. Ça leur permet d’être acteurs d’un projet et donc ça change complètement leur rôle et leur positionnement. »
Enfin, la mobilisation des habitants et usagers permettrait de « faire adhérer les gens » au projet.
Certains maîtres d’œuvre semblent donc accorder des vertus à la fois sociales et opérationnelles à la mobilisation des habitants et usagers. Ils requestionnent eux-mêmes les rapports de pouvoir (accès aux débats, à la décision, partage des savoirs) entre « experts, politiques » et « citoyens » ou « habitants ». Ils mettent également en valeur le rôle socialement inclusif que peut revêtir la participation habitante.
En parallèle, nombreuses ont été les réflexions, à des temps et par des concepteurs différents (architectes, urbanistes ou paysagistes), qui révèlent un certain scepticisme, voire une inquiétude, à l’égard de telles démarches :
« En tant que professionnel, je suis un peu inquiet parce que j’ai un peu l’impression qu’on est les vilains bétonneurs et qu’on n’a pas la sensibilité d’interpréter la vie des gens, la sensibilité des gens au rôle des usages » ; « Ce qui se passe dans la démarche, c’est qu’on apprend à tous les habitants à partager le savoir qu’est censé avoir le concepteur ou le maître d’œuvre de façon générale. (…) On va essayer de lui donner comme base une expertise pour lui permettre de juger les choses ; moi je considère peut-être à tort qu’on ne peut pas tous être experts » ; « quand la décision revient à la maîtrise d’usage, c’est qu’il y a un vrai problème, parce que ce n’est pas leur boulot ».
Ces passages montrent tout d’abord que la participation habitante, comme moyen de conforter les connaissances d’un territoire et mieux comprendre le rapport sensible des habitants à leurs lieux de vie, peut être vécue comme la non-reconnaissance ou la remise en cause de « compétences instituées » (Chadoin, 2007, p. 96). Cette remise en cause s’inscrit dans un contexte plus large de « renouvellement des modes de production (…) (où) le nombre de spécialités et d’expertises mobilisées aux côtés des compétences traditionnelles (…) est relativement étendu (…). Comme l’explique Bernard Haumont, c’est la fonction de conception elle-même, au centre de la définition du rôle des architectes, qui s’en trouve affectée : “on peut observer une dissolution relative de la notion (de conception) et du rôle de la maîtrise d’œuvre, qui assumait traditionnellement l’unité du processus, étant donné sa fonction centrale de conception et de projétation” » (Ibid, p. 94).
Une part des réflexions engagées par les maîtres d’œuvre renvoie donc à l’impact de la participation habitante sur leurs propres professions et sur la place de la maîtrise d’œuvre dans le processus de production (depuis la conception à la réalisation).
Un deuxième ensemble d’arguments renvoie à la portée sociale de la participation habitante.
« Il y a aussi des limites au fait de faire intervenir les habitants. Comme à Paris, avec la gentrification de tous les quartiers, comme par exemple le quartier Pajol. (…) Je ne suis pas sûr de la réelle spontanéité des habitants qui sont venus participer à ce type de projet. Les trois quarts des gens qui étaient là aux concertations étaient les propriétaires, qui avaient tout intérêt (…) à changer l’image du quartier pour avoir aussi (…) une plus-value énorme. On est un peu en train de virer tous les pauvres en dehors de Paris et des fois je trouve que cela peut avoir un effet contraire sur le côté sociologique, ouverture à tous. » ; « Le débat est souvent accaparé par les lobbies (…). C’est souvent les plus virulents, ceux qu’on entend le plus, et pas la majorité silencieuse (…), c’est eux qui prennent la parole. »
Ces passages révèlent le scepticisme affiché face à la faible capacité des individus ou groupes à se montrer porteurs de l’intérêt général, au profit d’intérêts individuels. Ces derniers corroborent de nombreux textes décrivant la reproduction des inégalités sociales dans et par les arènes de débat public (Blondiaux, Fourniaux, 2011 ; Barbier, Larrue, 2011 ; Blondiaux, 2008, etc.).
Enfin, un troisième ensemble d’arguments (bien que différents) renvoie aux conséquences territoriales des dispositifs de participation habitante :
« Les gens qui sont consultés les premières années, les premières dizaines d’années, ne sont évidemment pas les mêmes qui habiteront le quartier 10 ou 20 ans plus tard. Donc les attentes ne seront pas nécessairement les mêmes. Donc, là, je crois que l’intérêt de la participation des habitants est limité. »
Il y aurait donc inadéquation entre participation habitante et durabilité des décisions prises au moment de la conception du projet. Dans le sens inverse, d’autres arguments ont pu être donnés sur le risque de la construction de morceaux de ville évoluant en quasi-autarcie, séparés du reste de la ville :
« C’est finalement les habitants qui mettent ça en place, mais on a l’impression que c’est plus dans un but d’autarcie et de pouvoir vivre comme ils le souhaitent, un peu en marge de la société. »
Les échanges et arguments révèlent ainsi une hétérogénéité des discours et positionnements à l’égard de la participation habitante. Ces derniers varient entre scepticisme sur la portée opérationnelle, voire sociale, de telles démarches et approbation à l’égard de celles-ci, qui permettraient enfin de « changer un peu nos manières de faire », « feraient du bien à tous ». Les postures varient également selon la nature des projets (architecturaux, urbains, paysagers), mais aussi en fonction de qui participe (habitants, usagers) à quoi (débat, décision), à l’initiative de qui (habitants, usagers, maîtres d’œuvre, maîtres d’ouvrage) et quand (diagnostic, conception du projet, mise en œuvre, exploitation).
Cette hétérogénéité s’accompagne de postures complexes, parfois ambiguës, où la reconnaissance de vertus n’empêche pas les doutes, et les craintes :
« En tant que citoyen, je me sens rassuré parce qu’il y a une nécessité d’appropriation, de se projeter, de participer à une démarche citoyenne collective qui fait du bien à tout le monde parce que ça crée du lien (…). Mais, en tant que professionnel, je suis un peu inquiet ».
Si les concepteurs de projets urbains ont semblé plus concernés par les réflexions menées, il n’a pas été constaté de postures singulières des architectes, urbanistes et paysagistes. Une telle distinction serait particulièrement difficile à établir tant les porosités sont importantes au sein de l’agence. De nombreux salariés ont plusieurs formations, et il n’est pas rare qu’architectes ou paysagistes travaillent sur des projets d’urbanisme.
Une adaptation des pratiques face aux exigences externes
Les doutes et les craintes affichés peuvent pour partie au moins expliquer l’investissement relatif d’une telle question dans les pratiques des maîtres d’œuvre.
La nature des exigences extérieures, venues notamment des maîtres d’ouvrage et de la concurrence entre les professions, constitue un autre élément d’explication. « Depuis les années 1970, l’environnement est devenu un facteur primordial pour les organisations et leur pérennité. Pour les organisations, des décisions importantes quant à leur survie, voire à leur fonctionnement interne, sont prises dans ces environnements. Les marchés sanctionnent les stratégies d’innovation » (Foudriat, 2011, p. 39). Olivier Chadoin montre dans son ouvrage qu’une « des premières directions prises par (…) (la) sociologie du travail des architectes consiste à contextualiser ces derniers dans les changements imposés par l’économie de la construction et les formes d’encadrement (…) de la commande architecturale » (Chadoin, 2007, p. 87). On ne peut ainsi comprendre les raisons qui poussent les maîtres d’œuvre à ne s’emparer que partiellement de la participation habitante sans replacer les organisations dont ils font partie dans leur système d’acteurs ; ce dernier au sein duquel se jouent :
-
des relations de dépendance des maîtres d’œuvre vis-à-vis des maîtres d’ouvrage (commanditaires et clients) ;
-
des relations de concurrence entre les différentes agences de maîtrise d’œuvre.
Rappeler cela, c’est comprendre que ces agences sont des lieux où architectes, urbanistes et paysagistes collaborent pour concevoir des projets répondant à leurs habitus, systèmes de valeurs, savoir-faire et savoirs, certes, mais répondant également aux exigences et contraintes du marché. Or, ces dernières, à la fois fortes et faibles, contribuent à une prise en compte partielle de la participation habitante.
Elles sont d’abord faibles, puisque les commanditaires n’exigent que très rarement des maîtres d’œuvre qu’ils développent des dispositifs de participation autres que ceux habituellement mis en œuvre dans les séances d’information et/ou de consultation. La mobilisation de la thématique participative reste un discours de principe sans attente ni exigence particulières. Une analyse des appels d’offres traités par l’agence ces dernières années révèle certes que les missions dites de concertation se multiplient et se diversifient : « Je me rends compte que, dans les appels d’offres, c’est une demande croissante des maîtres d’ouvrage qui apparaît de plus en plus. »
Néanmoins, cette demande reste « parfois un petit peu systématisée aussi » ; « il y a une question de formalisation de la commande qui est très faible, et parfois on a un peu l’impression qu’ils y vont (…) en se disant “ok, il faut faire de la concertation parce que, si on n’en fait pas, les élus vont s’emparer du truc pour faire lobby en disant qu’on (…) veut faire de l’aménagement old school. Donc on est obligé d’afficher cette demande, en même temps on s’en fiche un peu, ça embête un peu sur les bords.” Donc nous, en face, comment on se positionne entre ces attitudes qui sont opposées ? ».
En effet, bien des appels d’offres ne font pas l’objet de missions de participation des habitants. Quand c’est le cas, il s’agit de missions de préparation de documents graphiques, de participation aux réunions publiques, de synthèse et de restitution des échanges. Le terme « participation » est très rarement employé, tout comme celui d’« habitant ». Il n’est pas rare de lire des appels d’offres présentant un projet et ses enjeux sans jamais (ou presque) que les termes « habitant », « usager », « riverain » ou « population » ne soient employés.
Les exigences des maîtres d’ouvrage semblent aujourd’hui bien faibles pour attendre des maîtres d’œuvre qu’ils développent des méthodes innovantes qui favoriseraient une intégration renforcée des habitants et usagers dans leurs projets.
En parallèle, ces derniers sont soumis à des contraintes plus fortes et dissuasives, celles du respect des coûts et délais de réalisation de leurs projets. Proposer des dispositifs de participation représente dès lors un pari souvent risqué :
« En termes de contraintes et de limites, il y a évidemment des questions de coût, parce qu’avoir des équipes sur le projet, ça coûte de l’argent (…). Il y a clairement des incidences en termes de planning parce que la concertation ça ne se fait pas n’importe quand dans l’année, on ne peut pas le faire durant les deux mois d’été, on ne peut pas le faire durant les congés scolaires, parce que les gens ne sont pas là, les diagnostics en marchant on ne peut pas les faire en hiver, parce qu’il fait trop froid et qu’on n’aura personne. Il y a un certain nombre de contraintes qui font que, finalement, les plages où c’est vraiment possible et pertinent dans l’année ne sont pas importantes. Et puis surtout, si on fait ça, il faut aussi se donner du temps pour faire des allers/retours dans le projet, ce qui veut dire qu’il y a forcément des temps de réflexion à prévoir et puis des temps de validation. »
Aux doutes et craintes liés à la mobilisation habitante s’ajoute donc un système d’exigences et de contraintes qui incite à appréhender une telle question dans sa forme institutionnelle et faiblement participative. Le marché actuel, qui renforce la concurrence entre les villes à travers la prise en compte du développement durable, n’est pas plus incitatif, tant ce dernier est le fruit d’approches environnementales, voire éco-techniques, où la dimension participative ne revêt encore qu’une place périphérique8.
Des savoirs et savoir-faire en construction
Outre les doutes, scepticisme et exigences extérieures, les savoirs et savoir-faire sont aujourd’hui peu stabilisés chez les acteurs (maîtres d’œuvre et maîtres d’ouvrage).
« C’est ça qui est intéressant pour nous, en fait, ce mot “participation”, c’est de savoir par quoi cela se concrétise. (…) Cette notion de participation, elle est super floue, c’est un vrai sujet d’atelier à part, parce qu’on ne lui associe pas tous le même sens… » ; « Connaître les techniques pour les mettre en œuvre, bien que ce ne soit pas très compliqué, il faut savoir que ça existe ».
Ce qui se cache derrière la participation n’est donc pas très clair, tout comme les dispositifs et moyens de la mettre en œuvre.
« Dans les appels d’offres, si ce n’est pas demandé, on ne le fait pas, parce que c’est vrai qu’on n’a pas l’habitude de faire ça. Même si on connaît, il y a une différence entre connaître et mettre en place, parce qu’il faut être plusieurs, il faut avoir l’habitude » ; « On sent que c’est un peu porteur politiquement, peut-être pour le projet c’est bien, mais on ne sait pas trop parce qu’on n’a pas l’expérience, tout ça c’est un peu nouveau, on sait qu’on est dans l’air du temps, mais on ne sait pas trop comment le concrétiser clairement. »
Ces remarques montrent qu’il existe de nombreuses incertitudes sur le sens du mot « participation », sur ce qu’il engage, et enfin sur les moyens de la mettre en œuvre. Elles rappellent que la participation habitante n’est pas un domaine de compétence central chez les maîtres d’œuvre.
Concernant ce manque de savoirs et savoir-faire, rappelons que ces acteurs, tout comme leurs partenaires, font face à un contexte de remise en cause générale des pratiques de production urbaine ; et ce notamment sous l’égide du développement durable9. Ma présence au sein de l’agence montre que de tels acteurs sont en demande de nouveaux savoirs et savoir-faire.
Ces derniers ont dû développer de nouveaux discours à l’égard du développement durable pour répondre à un marché. « On dit HQE, écologie, etc., mais, à un moment donné, c’est surtout le marché qui dicte les choix. » En parallèle, ils ont progressivement intégré de nouveaux champs d’intervention aux côtés de ceux habituellement développés, et ont dû, pour cela, investir à minima certains champs de connaissances autour, par exemple, de la gestion énergétique, des eaux pluviales, des eaux usées, des déchets, des déplacements, etc.
Néanmoins, mes observations montrent que ces discours se sont développés bien plus vite que les savoirs et savoir-faire nécessaires pour les mettre en œuvre. L’utilisation souvent confuse d’un ensemble de termes appartenant au champ lexical du développement durable, « HQE », « environnement », « écologie », « durable », « éco-tout ça », « éco-machin » montre que le développement durable constitue encore aujourd’hui une grande boîte noire au sein de laquelle s’entrechoquent des notions dont les contours demeurent flous.
Comme pour la participation, les apprentissages de nouvelles compétences ne peuvent se faire que progressivement :
« Dans la fabrication de logiques écolo, éco pour terme générique, on ne sait plus faire, les entreprises galèrent. (…) Et en même temps elles se sont formées, donc le prochain (chantier), elles le feront mieux. »
Enfin, les acteurs de la maîtrise d’œuvre pointent du doigt le manque de certitudes sur l’impact des projets réalisés. Ne serait-ce qu’à l’échelle du bâti :
« Qui fait un bilan d’un bâtiment ? Personne. Quelles données on a sur un bâtiment ? J’ai été formé à la gestion technique de bâtiment (où l’objectif était) d’avoir à un moment donné un diagnostic, un retour d’expérience énergétique. (…) Aujourd’hui, on ne sait pas ce qu’il produit. On ne sait pas (…) où il est performant, où il n’est pas performant. (…) Les sondages thermiques, aujourd’hui, c’est du vent, c’est une photographie à un instant T, donc ça ne veut rien dire. »
Finalement, les acteurs maîtres d’œuvre semblent faire face à l’exigence de maîtriser de plus en plus de nouveaux paramètres, connaissances et compétences :
« On ne peut pas être spécialistes en tout. Quand je vois tous les sujets qu’on évoque, ça me donne le tournis, on a déjà des rôles très conséquents de coordinateurs de projet, on coordonne des projets assez compliqués où on trouve un peu toutes les problématiques, et en plus on doit être spécialistes de tous les sujets en écologie, etc. »
Ces remarques rappellent que la participation habitante, quand bien même elle constituerait un enjeu important pour de tels acteurs, n’est qu’un des nombreux champs d’investigation dont ces derniers doivent s’emparer au nom du développement durable.
Conclusion
La participation habitante, dénommée « concertation » dans les discours des maîtres d’œuvre comme des maîtres d’ouvrage, renvoie majoritairement aujourd’hui à des dispositifs d’information, de consultation et de communication. Le rôle des maîtres d’œuvre est avant tout d’élaborer une série de documents graphiques à l’attention des habitants et usagers, d’animer les séances de réunion publiques et, le cas échéant, d’en restituer le contenu.
Cette conception institutionnelle de la participation habitante résulte :
-
de positionnements hétérogènes et parfois ambigus articulant reconnaissance de vertus opérationnelles et sociales, scepticisme sur les fondements d’une telle question et craintes face à la redéfinition du rôle du maître d’œuvre dans le processus général ;
-
de contraintes et d’exigences extérieures issues du marché et des demandes des maîtres d’ouvrage, qui n’incitent que faiblement au développement d’initiatives innovantes ;
-
de savoirs et savoir-faire encore peu stabilisés, qui plus est dans un contexte de remise en cause des modes de production de la ville au contact du développement durable.
Au fil de la démarche engagée depuis novembre 2010 au sein de l’agence, la participation des habitants et usagers a constitué un sujet d’abord évoqué, puis débattu et travaillé. La venue en atelier d’un acteur extérieur, spécialisé sur la question, et dont l’intérêt de l’intervention fut salué à de nombreuses reprises, n’est pas anodine. Elle montre une ouverture progressive de l’agence sur cette question. En atteste la mobilisation récente d’acteurs « spécialistes » de la question dans plusieurs appels d’offres. L’implication de nouveaux acteurs montre plus largement une tentative de transformation de l’approche du développement durable au sein de l’agence. Partant du constat de conceptions avant tout écologiques et techniques, les ateliers et sujets traités, dont la participation habitante, ont souhaité participer à la construction d’une approche plus exhaustive à la fois substantielle et processuelle de la durabilité.
Plusieurs concours menés par l’agence furent l’occasion de traduire en phase de conception les réflexions menées lors des ateliers. Au sein de projets urbains, des réflexions et des propositions autour de l’agriculture en ville ou encore l’autopromotion ont pu être formulées. L’objectif était de penser l’implication habitante à des temps autres que la seule phase de diagnostic. Et ce même s’il s’agit ici d’une participation qui ne concerne pas la totalité des habitants et usagers ; et même si, également, l’agence ne maîtrise pas l’ensemble des procédés pour y parvenir. L’objectif était d’assumer un apprentissage par l’expérience, autant pour l’agriculture en ville que pour l’autopromotion. Deux des trois concours ont été gagnés et permettront peut-être dans les prochaines années de mettre en œuvre de telles actions.
L’implication habitante interroge directement les savoirs, savoir-faire et valeurs, autrement dit les cultures professionnelles des acteurs de la maîtrise d’œuvre (Champy, 2011), leurs modes de faire, leurs méthodes, leur habitus. Pour qu’elle soit effective, cette évolution nécessite le temps long, l’appropriation de nouveaux principes, de nouvelles valeurs, qui feraient sens pour les concepteurs architectes, urbanistes, paysagistes. Le chemin est long et les conditions sont nombreuses pour y parvenir. L’une d’entre elles, nécessaire pour compléter les séances de travail internes et les propositions de concours, serait certainement l’apprentissage par l’expérience et l’évaluation, qui manque aujourd’hui pour franchir une étape supplémentaire.
La figure de l’habitant, qui, malgré les doutes et le scepticisme affichés par les concepteurs, intègre de plus en plus les discours en interne, montre que la profession d’architecte (et certainement aussi d’urbaniste et de paysagiste concepteurs) « est (…) dotée d’une formidable faculté d’adaptation au changement, car si toutes les analyses convergent pour montrer une modification de son organisation, de son identité et de ses pratiques, allant jusqu’à l’hypothèse d’une menace sur son existence, il n’en demeure pas moins que celle-ci perdure et continue de s’imposer pour la production de la ville et l’aménagement de l’espace. » (Chadoin, 2007, p. 87).