Inviter l’habitant dans l’enseignement : un dispositif pour apprendre à concevoir autrement

Rainier Hoddé

p. 217-235

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Rainier Hoddé, « Inviter l’habitant dans l’enseignement : un dispositif pour apprendre à concevoir autrement », Cahiers RAMAU, 6 | 2013, 217-235.

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Rainier Hoddé, « Inviter l’habitant dans l’enseignement : un dispositif pour apprendre à concevoir autrement », Cahiers RAMAU [Online], 6 | 2013, Online since 02 November 2013, connection on 03 December 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/397

Alors que l’implication ou l’irruption des habitants dans le débat public oblige les professionnels à prendre position et à redéfinir leurs positions, les écoles d’architecture françaises semblent se tenir à l’écart de cette immixtion du politique, et l’enseignement du projet y reste claquemuré aux relations enseignants-enseignés. Cet article présente une expérience qui se saisit d’une demande extérieure de futurs habitants pour construire un enseignement de la conception visant des savoirs auxquels les écoles d’architecture accordent peu d’importance alors même que les professionnels les mobilisent : l’écoute et le dialogue, la conjugaison de l’usage et de l’émotion, ou l’estime de soi. Toutefois, avant d’explorer ces savoirs, il importe de clarifier les points de vue théoriques et doctrinaux que l’on a sur la conception architecturale, mais également sur son enseignement. C’est au prix de ce détour que le débat peut s’ouvrir en portant alors à la fois sur les contenus et sur ce qui les instruit et les construit en amont.

Alors que certains habitants veulent désormais participer à la conception de leur logement ou à l’aménagement de leur quartier1, les professionnels sont divisés. Les uns, probablement majoritaires, se montrent réservés envers un tel pouvoir d’agir qui menacerait leur expertise technique ou esthétique ; d’autres souhaitent plus de démocratie participative et technique. Les écoles d’architecture françaises ne semblent en revanche guère pressées de faire de cette controverse un ressort pédagogique, et la conception architecturale, plus communément appelée « le projet », s’y déroule encore trop souvent à l’abri du bruit du monde social. Pourtant, c’est précisément parce que les choix de l’architecture et de l’urbanisme sont en débat dans la société, mais aussi parce que la pratique du projet architectural et urbain est d’une grande complexité culturelle, technique et politique, qu’il me semble que l’enseignement doit prendre position. Je présenterai donc une expérience qui se saisit d’une sollicitation de futurs habitants pour construire un enseignement, en montrant ce que les contenus doivent à cette irruption directe des habitants dans l’enseignement.

Après avoir rapidement rappelé quelques spécificités de l’enseignement de la conception, je préciserai quels savoirs disciplinaires et quels savoirs pédagogiques ont forgé mes contenus d’enseignement et mes approches d’enseignant. Je détaillerai ensuite le dispositif que j’ai mis en place et qui conjugue une situation ouverte aux habitants et une méthode non globale d’enseignement de la conception. Un tel dispositif permet d’isoler des savoirs ou des opérations de conception comme l’écoute, le dialogue, la réponse à une demande, l’intégration de l’usage et de l’émotion, l’incertitude ou l’estime de soi, qui sont peu présents dans le cursus des étudiants, alors que les professionnels les mobilisent dans leurs pratiques. Mais, au-delà des effets sur les étudiants d’un enseignement ainsi focalisé sur quelques savoirs et adossé à de futurs usagers, j’évoquerai pour conclure ce qu’il fait aussi aux enseignants et aux habitants. Eux non plus n’échappent ni aux changements relationnels ni aux nouveaux savoirs, directement issus du dispositif proposé.

Quelques préalables sur l’enseignement de la conception architecturale dans les ENSA2

Commençons, si l’on veut comprendre le contexte, par évoquer brièvement la place de « l’enseignement du projet » dans les Ecoles d’architecture françaises. Celui-ci y domine, tant matériellement (puisqu’il occupe entre le tiers et la moitié du temps des étudiants) que symboliquement (puisqu’il distingue cette formation de celle de l’université ou des écoles d’ingénieur). Le plus souvent, cet enseignement transpose et réplique assez mécaniquement, mais en la simplifiant, la conduite du projet d’agence. L’enseignant corrige avec l’assurance du professionnel quand il n’invite pas à imiter, plus qu’il ne sollicite la critique personnelle ou n’ouvre la controverse collective (Huet, 1991 ; Latour, 2010). Le modèle du créateur et la reconnaissance artistique (« archistar » diraient Lo Ricco et Micheli, cités par La Cecla, 2010 ; 18) y sont valorisés au détriment d’un travail de conception moins spectaculaire, et les métiers de l’architecture alternatifs à la conception y sont largement ignorés.

De telles pratiques pédagogiques génèrent des compétences, mais aussi des déficiences, qui caractérisent les architectes ainsi formés. Ainsi, la valorisation et la domination des savoirs d’action par rapport aux savoirs théoriques invitent les étudiants à « transformer » le monde plus qu’à le comprendre ou à l’analyser, et, bien souvent, sans le comprendre ou l’analyser. De même, la difficulté d’enseigner cette « ingénierie hétérogène3 » (Callon, 1996 : 30) propre à la conception architecturale, forme des professionnels en prise avec la seule dimension spatiale et esthétique mais les ferme aux problèmes plus larges de société et de la technique. La référence à une action se légitimant d’elle-même au sein d’un champ de distinction et de concurrence artistique explique enfin le peu d’appétence à rendre des comptes sur les qualités hétérogènes du projet.

Seule une investigation scientifique des pratiques d’enseignement pourrait appréhender ce que les étudiants acquièrent à leur insu4, ou identifier les relations entre des savoirs explicitement inscrits ou absents dans leur cursus et les compétences des futurs architectes. Mais on peut également constater plus empiriquement les déficiences d’une offre pédagogique et proposer un enseignement y répondant. C’est le choix que je fais ici, en précisant au préalable le double adossement disciplinaire et pédagogique qui donne son sens à un tel enseignement.

Ancrages disciplinaires d’ordre théorique et doctrinal, pour un enseignement de la conception

Enseigner la conception architecturale suppose au préalable quelques clarifications théoriques et doctrinales. Rappelons la distinction entre « préceptes de la doctrine et concepts de la théorie » empruntée à Alain Renier, que Philippe Boudon précise : « La théorie vise la connaissance, tandis que la doctrine vise la pratique de l’architecte, lequel a besoin de se doter de principes pour concevoir les bâtiments5. » La connaissance évoquée ici est celle de la conception architecturale. Elle ancre l’enseignement dans des résultats de recherches de type universitaire, et propose des modélisations et des généralisations de la réalité ou, du moins, la construction de quelques concepts structurants. Je me rattache pour ma part à l’ambition d’une « théorie de la pratique » (Bourdieu, 1972) de la conception architecturale que deux programmes de recherches empiriques auprès de praticiens ont permis d’esquisser6. Ces travaux m’ont progressivement conduit à identifier des « opérations de conception » constitutive du métier d’architecte et qu’il serait donc souhaitable d’enseigner (Hoddé, 2004). Certaines de ces opérations sont individuelles et d’ordre cognitif (comment démarrer un projet, développer des alternatives et les évaluer, mobiliser des références, etc. ?) alors que d’autres renvoient à la dimension socialisée du métier d’architecte (comment coopérer et interagir avec d’autres acteurs pour qu’un projet soit réalisé, etc. ?). Je ne développerai pas davantage cette clarification théorique de la conception architecturale, mais j’ajouterai en revanche deux points de doctrine qui la complètent.

Le premier concerne le caractère consubstantiel de l’usage et de l’émotion dans la définition des qualités de l’architecture. Michel Conan lit ainsi les cheminées des maisons Usonniennes de Frank Lloyd Wright (1867-1959) comme des « dispositifs architecturaux visant autant un effet symbolique qu’un effet fonctionnel » (Conan, 1988 : 21), et Saint John Wilson (1995) rappelle qu’une « autre tradition de l’architecture moderne » a refusé le coup de force qui a séparé les beaux-arts des arts appliqués en rompant le lien entre les formes de l’architecture et ses dimensions domestiques. L’auteur s’appuie sur Scharoun (1893-1972) ou Aalto (1898-1976), à qui Peter Zumthor (né en 1943 et lauréat du prix Pritzker en 2009) fait aujourd’hui écho : « Et l’architecture est faite pour notre usage. Ce n’est pas un art libre ? C’est la plus haute mission de l’architecture que d’être un art appliqué [souligné par nous] » (Zumthor, 2010 : 67 & 69). L’architecture ne peut ainsi s’en tenir à la recherche de la jouissance esthétique des pairs, mais elle ne saurait pour autant s’en tenir au seul respect des « savoirs d’usage » et du « sens commun » que les opérations en concertation ont permis de mieux cerner (Nez, 2011), car il lui faut se garder de tout hyper-fonctionnalisme desséchant qui n’afficherait pas des ambitions émotionnelles ou symboliques.

A cette première position doctrinale s’ajoute celle qui reconnaît la dimension nécessairement collective, mais aussi conflictuelle, présente dans tout dispositif spatial : l’idée d’une convention qui pose une architecture comme allant de soi pour les sujets sociaux que nous sommes (Huet, 1991) s’enrichit de celle d’« espaces de transaction » (Conan, 1989), que l’on peut rapidement définir comme des espaces d’activités partagées et de rituels obligés. L’architecture devra ainsi satisfaire des attentes qui pourront être contradictoires pour un même espace de transaction. Ce ne sont plus seulement les usages et les émotions de tout un chacun qui peuvent aider à concevoir, ce sont aussi des interactions instables entre consensus et conflits. Aalto, sans quitter son agence, semble proposer une modernité négociée (le prisme blanc, mais avec un toit et non une terrasse), alors que Lucien Kroll (né en 1927) ou Patrick Bouchain (né en 1945) se déplacent et déplacent le problème en ouvrant le processus de conception aux futurs habitants à qui s’adresse le bâtiment. Voilà l’architecture sommée de répondre à des exigences contradictoires non d’un point de vue visuel (Venturi, 1976) mais d’un point de vue transactionnel, ce qui conduit dans les deux cas à préférer le « et… et » qui intègre au « ou… ou » qui exclut, pour reprendre Venturi.

Ancrages pédagogiques d’ordre théorique, pour un enseignement de la conception

Mais la clarification disciplinaire des savoirs, théoriques et doctrinaux, que l’on souhaite transmettre n’est qu’une première étape qui ne dit pas comment faire acquérir ces savoirs, comme le rappelle le mathématicien Cédric Villani : « Ensuite, la formation doit associer de manière équilibrée les connaissances disciplinaires (il faut maîtriser son sujet à un niveau supérieur à celui où on l’enseigne !) et les connaissances pédagogiques (savoir n’est pas suffisant pour transmettre !)7. » En d’autres termes, comment aider les étudiants à acquérir des opérations de conception délicates comme l’intégration des qualités d’usage dans un projet ou l’acceptation du conflit dans l’activité de conception ?

J’étayerai ces questions en référence à trois appuis théoriques. Le premier renvoie à la didactique de A. Giordan (1978, 1998), qui souligne le peu d’efficacité des cours magistraux dans l’acquisition des savoirs et insiste sur la déconstruction des représentations qui l’accompagne. C’est ainsi qu’un cours sur la coconception ou sur la participation des habitants sera peu « entendu » par des étudiants sensibles au mythe du créateur solitaire, alors qu’une mise en situation de coconception dans un projet participatif peut les aider à acquérir des savoirs nouveaux. Cette acquisition suit un modèle que Giordan qualifie d’« allostérique », par analogie à la biologie qui décrit certaines protéines dont l’activité varie en fonction du contexte. Je dois un second étaiement théorique à quelques psychanalystes pour qui le non-matériel et le matériel sont consubstantiels. La règle fondamentale pour André Green (2002) ou la méthode pour Jean Laplanche (1999), notions qui renvoient à l’association libre pour l’analysé et à l’attention flottante et interprétative pour son analyste, constituent ainsi la partie théorique d’une pratique qui ne va pas sans supports matériels. Le rythme des séances ou les modalités matérielles de la cure sont alors autant de ces modalités que Green nomme l’écrin et Laplanche la situation. Le théorique et le pratique créent ainsi consubstantiellement ce que Donald Winnicott nomme « setting », et que Green traduit par dispositif ou cadre. Je prends enfin mon dernier appui théorique dans la sociologie de l’éducation de P. Bourdieu (1964), qui montre ce que les « places scolaires » doivent aux « classes sociales », ce qui devrait aller de pair avec l’effort à faire pour enseigner ce qui va de soi, donc échappe à l’enseignement ; ainsi en est-il du savoir-être, qu’il importe d’isoler en quelque sorte pour en prendre conscience, afin de composer plus lucidement avec le monde social.

Ces trois références m’ont aidé à comprendre qu’il faut, pour enseigner autre chose, enseigner autrement. Echapper au renforcement de ce que l’on sait ou croit déjà pour se risquer à des acquisitions nouvelles et parfois déroutantes va ainsi de pair avec l’invention de situations matérielles qui en sont le support et la matrice.

Proposer un enseignement : méthode + situation = » dispositif »

La sollicitation d’un groupe d’habitants en quête d’un travail avec des étudiants en architecture allait m’offrir l’occasion d’intégrer ces différentes préoccupations dans une situation pédagogique qui réinventerait un enseignement engagé à l’ENSA de Nantes une quinzaine d’années auparavant sur la demande et l’écoute (Hoddé 1998)8. Les habitants, au nombre de sept, souhaitaient qu’on les aide à concevoir un immeuble d’une quinzaine de logements où ils pourraient vieillir selon leurs valeurs. Ils étaient déjà constitués en coopérative (association Chamarel), avaient noué un partenariat technique (Habicoop) et étaient en pourparlers pour un terrain. Leur projet n’en était cependant qu’à ses prémices et ils ne savaient pas très bien ce qu’ils attendaient de nous. Les étudiants feraient face à une demande initiale réelle mais floue (qu’un programme trop précis n’avait pas encore mis en ordre), devraient s’engager dans une interaction entre cette demande et leurs propositions (et non à viser simplement un rendu) et seraient confrontés aux contradictions d’un collectif impliqué (et non aux corrections de leurs seuls enseignants).

Les treize étudiants intéressés forment alors six groupes qui dégageront progressivement un point de vue spécifique. Le premier groupe explore ainsi quatre alternatives (du logement à patio au petit collectif). Le second focalise son projet sur les quatre niveaux d’espaces communs (couloirs, pièces d’activité, etc.). Le troisième organise son projet autour d’une rue intérieure en rez-de-chaussée afin de tester l’éclatement du volume global. Le quatrième expérimente l’inversion du programme (le rez-de-chaussée étant sur pilotis, la terrasse devenant l’espace commun en partie bâti et couvert d’une ombrière). Le cinquième s’attache à un dispositif mobile qui introduira une flexibilité d’usages des parties communes : le « mur de la communauté ». Le sixième groupe, enfin, explore quatre logements « à la manière de » quatre architectes très différents afin d’inviter à de réels choix9.

On note une liberté exploratoire des groupes que j’attribue à trois éléments de méthode. Le premier tient à notre situation en « phase amont » (Prost, 2003), qui ne se réfère qu’à quelques principes assez généraux (le préprogramme des futurs habitants tient en peu de pages) et qui n’a pas à composer avec des positions qu’un travail antérieur aurait figées. C’est ainsi que deux groupes ont pris la liberté d’interroger ce qui semblait arrêté : l’emplacement des espaces communs, plutôt prévus en rez-de-chaussée, ne peut-il être en terrasse ; la séparation qui allait de soi entre le privé et le partagé ne peut-elle être plus diluée et élastique ? Le second élément de liberté s’ancre dans l’héritage de la programmation générative (Conan, 1989) qui invite à travailler le projet non dans sa globalité mais en le découpant en espaces de transaction. C’est ainsi que, contrairement au modus operandi des écoles d’architecture, deux groupes se sont focalisés sur un espace de transaction en laissant de côté la globalité du projet. J’ai enfin mis à profit ce travail pour montrer aux étudiants l’intérêt des alternatives, dans la mouvance d’Alvar Aalto ou de Norman Foster (né en 1935), à l’opposé du « parti » unique si l’on ose dire, cher à d’autres professionnels.

La conjonction d’une situation concrète impliquant de futurs habitants et rendant l’échange avec les étudiants obligatoire d’une part, et une approche de l’apprentissage de la conception mobilisant des méthodes différentes d’autre part, crée ainsi un cadre ou un dispositif inhabituel. Cela permet d’aborder de nouveaux savoirs de conception (les savoirs d’écoute, l’approche respectueuse de l’usage sans céder aux exigences architecturales, etc.). Je m’attacherai à en développer quelques-uns10, sans écarter les résistances au changement qui les accompagnent, avant de conclure sur le repositionnement que ce dispositif induit chez l’ensemble des acteurs de cet enseignement (futurs habitants, enseignants, etc.).

Quels (autres) savoirs de conception et quelles résistances ?

Ecouter : la demande et la veille

Tout commence dans ce type d’enseignement par une demande que des habitants hésitants portent (ce qu’ils veulent ou attendent est flou) et que reçoivent des étudiants impatients (enfin face à un vrai projet). Mais le lieu où s’inaugure cette demande n’est pas vraiment propice à l’écoute : il faut « défendre » son projet lorsqu’on est étudiant, le temps imparti à ces présentations est limité, les enseignants sont plutôt des professionnels expérimentés qui devancent les étudiants sur les solutions les plus pertinentes, et le projet se définit plutôt comme un processus linéaire qui irait du concept au rendu final. L’écoute, pourtant une réelle compétence professionnelle, a peu de place dans cette formation où il faut afficher et affirmer son ego créatif, et l’on se dit qu’apprendre à écouter pourrait se substituer au célèbre « apprendre à habiter ».

Ce constat renvoie aussi à la (non)attention, la (non)curiosité ou au (non)approfondissement qui marquent parfois ces premiers échanges et plus généralement la posture de certains étudiants. Par exemple, un futur habitant remarque à propos de l’espace commun proposé par un groupe d’étudiants : « Comme chez Patricia, c’est très bien », ce qu’aucun des étudiants ne relève, comme s’ils n’avaient rien à en attendre et à entendre. Pourtant, la relance de cette question par les enseignants permet de comprendre que c’est la continuité pièce-terrasse qui plaît, et qui devrait donc être inscrite aussi dans les projets proposés par tous les étudiants s’ils veulent répondre aux attentes de leurs habitants-clients.

(Se) faire comprendre : les mots et les formes

Pour les étudiants, parler va de soi. Entraînés à présenter leur projet à leurs enseignants à un rythme hebdomadaire, ils finissent par imaginer que l’architecture parle à tout un chacun alors que parfois elle ne parle que de soi. Face à un public de futurs habitants-clients, les réflexes acquis dans la connivence avec leurs enseignants l’emportent : les mots spécialisés ou techniques (maison passive, polycarbonate, rideaux thermiques, cinquième façade) ou l’allusion à des architectes reconnus (donc souvent connus d’eux seuls) que la posture de futur professionnel accentue encore l’emportent sur les explications un peu terre à terre qui seraient nécessaires pour comprendre comment on va vivre dans le logement. On explique le projet du point de vue professionnel, comme on le fait d’habitude, et non du point de vue des habitants-clients pour en être compris.

Mais, derrière l’obstacle des messages abscons que l’on adresse à son insu, qu’un peu de prudence et de temps permet de réduire, il y a un obstacle plus difficile à dépasser : celui des mots si simples que l’on n’a pas l’idée de s’y attarder. Les mots les plus courants et les plus innocents ne sont pas plus interrogés que ne l’étaient les mots professionnels. Lorsque les habitants-clients évoquent « une bibliothèque », les étudiants voient une grande salle, plusieurs tables et fauteuils, etc., alors qu’en fait il ne s’agissait que de prévoir « un coin où on trouve quelques livres et CD mutualisés » qui n’allait en rien de pair avec leur lecture ou écoute sur place (« on fait cela chez soi »). La « salle polyvalente » fera l’objet de la même dissonance d’interprétation et, faute de questionnement du mot en amont, il faudra attendre les propositions architecturales pour que les attentes se révèlent dans leur modestie domestique : le projet permet alors de clarifier et de recadrer la demande des habitants-clients, et les étudiants auront peut-être appris à vérifier le contenu des mots, même ceux qui semblent partagés, dans ces écoles où l’expression orale est très présente, mais plutôt du côté de l’improvisation que de l’attention, l’argumentation ou la réflexivité.

Aux pièges des mots s’ajoutent enfin ceux des espaces, qui, eux aussi, font l’objet de mésinterprétations. C’est ainsi qu’un volume double (pour donner une respiration à la pièce de vie selon les étudiants) est associé à une mezzanine (où il faudra monter, ce qui ne réjouit pas nos habitants-clients vieillissants). Là encore, il faut prendre le temps d’expliquer les projets, sans craindre d’en expérimenter des modalités diverses de communication ou de partage, comme, tout simplement, mettre en volume le bâtiment sur son futur terrain et dans son contexte élargi. C’est en le faisant qu’un groupe d’étudiants permettra à un futur habitant de voir l’occupation réelle du bâtiment sur le terrain et de prendre ainsi conscience de la dimension et de l’emprise au sol et en volume du projet. Après les mots, les étudiants découvrent que les dessins eux-mêmes ne sont pas donnés mais supposent des compétences de lecture de la part des clients, à qui il faut donc expliquer l’espace que l’on conçoit.

Fig. 1 : Rémy Fusari et Adrien Menard (groupe 4)

Fig. 1 : Rémy Fusari et Adrien Menard (groupe 4)

La proposition expérimente l’inversion du programme (en situant l’espace commun en terrasse, sous une ombrière, et en libérant le rez-de-chaussée que les habitants pensaient consacrer aux services collectifs) et offre aux logements des volumes doubles (que l’on lit en façade et que les futurs habitants interpréteront comme des mezzanines).

De tels constats montrent que l’on se fait d’autant plus comprendre que l’on se situe dans l’ajustement réciproque des mots et des formes : décrire les usages et les émotions liées à un espace que l’on montre ou que l’on dessine en direct permet au non-spécialiste de se projeter dans le projet et de le valider, comme le constatait Bernard Huet :

« Pour moi, les problèmes de mémoire collective, de langage et de communication sont liés. Je crois qu’en architecture, du moins, il y a des formes derrière les mots, et que ces formes n’ont pas, au départ, le statut d’architecture, mais qualifient l’architecture. A ce propos, ce qui me frappe par exemple chez Le Corbusier, c’est qu’il parle de la maison à l’aide de cinq principes négatifs qui sont, point par point, l’inverse de ce que les gens pensent quand ils pensent “maison”. Ils pensent “ancrage au sol”, “caves”, “soubassements” et il propose “pilotis”. Ils pensent “entrée”, et il propose “pas d’entrée”. Ils pensent “murs”, et il propose “plan-libre”. Ils pensent “toit”, et il propose “terrasse et jardin”. Ils pensent “fenêtre”, et il propose “baie horizontale”. Par une espèce de renversement subtil, le fondement théorique de l’architecture moderne se situe dans l’anti-idée de l’idée de maison. (…) Les gens ont dans la tête une image collective et qui ressort d’une convention établie par la mémoire collective. C’est un fait culturel qui n’est pas immuable, mais qui dure bien plus longtemps que certaines pratiques11. »

Construire ensemble : le dialogue, le dessein, le dessin, la gratification

L’écoute d’une demande qui nous est adressée et la conscience des obstacles au dialogue engagent le projet dans d’autres dimensions. Cette compétence professionnelle n’a pas échappé à Alvaro Siza (né en 1933), lorsqu’il évoque les opérations en participation avec les habitants mises en place au Portugal au moment de la Révolution des œillets en 1974 :

« J’étais à l’aise dans cette situation de confortation constante, expérimenté, entraîné que j’étais au dialogue et au débat avec mes projets de maisons individuelles faites pour la bourgeoisie. A l’inverse, celui qui n’avait jusqu’à cette époque jamais fait autre chose que des constructions destinées aux classes populaires ne risquait pas de disposer de cette expérience, étant donné qu’avant 1974 ce genre de programme était fait sans client concret et palpable : des maisons pensées sans usager ni discussion » (Siza 2012, 103).

Cette posture suppose que l’on accepte de prendre du temps pour entrer dans l’échange et le projet, comme en témoigne la réaction d’un futur habitant qui se rend compte, après une discussion d’une heure dix, qu’il a « oublié de (…) dire un truc incontournable ». C’est ce même temps que rendent nécessaire une quête de projet plus fouillée que dans le cas habituel d’une commande d’école (il faut s’assurer de la bonne solution, donc avoir épuisé tous les arguments) ou une confrontation à une altérité moins attendue (des étrangers à la formation, des non-enseignants).

C’est ainsi à travers l’échange que la demande et le projet se clarifient réciproquement (Conan, 1991), dans un processus de co-construction qui tient du tâtonnement partagé. Il faut donc acculturer les étudiants à cet aller et retour imprévisible et au flou qui l’accompagne, car, bien sûr, les futurs habitants ne savent pas ce qu’ils veulent et ils le découvrent en partie en entrant dans les dessins qu’on leur propose. Le projet n’est pas seulement un but en soi (un dessin) mais il peut et/ou doit permettre d’explorer une demande (un dessein). C’est alors un support de dialogue et de réflexion, ou une occasion de clarifier le projet de vie. Progressivement, le processus s’invite dans le projet, et il semble important d’aider les étudiants à en prendre conscience : ce qu’ils feront en analysant une situation d’échange, document qui fera partie de leur rendu final. L’univers relationnel, qui met en présence étudiants et habitants, double ainsi l’univers cognitif balisé et feutré de la conception, et les étudiants comprennent que la solitude face à l’ordinateur ne peut remplacer un dialogue. Lors de l’évaluation, un étudiant constate d’ailleurs : « On s’est sentis considérés », en expliquant que son groupe a trouvé que leur travail était pris en considération, comme si les habitants, dans leur exigence et leur ténacité, lui semblaient plus impliqués (ou moins distants) que les enseignants.

Explorer de nouvelles frontières de l’architecture : art appliqué et espace d’incertitude

Les trois savoirs que je viens d’esquisser semblent assez appréhendables, mais ils ne rendent pas compte de changements plus diffus que ce dispositif entraîne. Il me semble par exemple que la croyance en un projet d’architecture qui n’appartiendrait qu’aux mondes de l’art est affectée par la confrontation à une demande, parfois triviale, de futurs habitants. La reconnaissance des bâtiments passant en effet plus par la qualité de leurs images que par les qualités de leurs usages, les étudiants s’habituent à projeter des logements photogéniques plus qu’à se projeter dans des espaces d’hospitalité. Or inviter à la table de travail des habitants bien réels, avec leurs exigences de vie et leur volonté de comprendre, décentre les étudiants par rapport à cette tradition professionnelle issue d’une modernité inachevée (Saint John Wilson, 1995). L’usage n’est plus une incantation abstraite avec laquelle on procède à de petits arrangements entre professionnels, c’est une demande réelle de futurs habitants : faire les vitres (avec une passerelle fixe), sortir de la voiture facilement avec des sacs de courses (et longtemps après un autre groupe ajoute « en étant abrité »…) doit être satisfait, sauf à affranchir l’architecture des contingences du quotidien.

Toutefois, une réalisation d’édifice doit aussi relever d’une production culturelle. La reconnaissance par la critique la construit en effet comme architecture (Camus, 1996), et les étudiants ressentent, à travers certains échanges que je perçois, la difficulté d’écouter et de prendre en compte l’exigence d’usages (sous peine de ne plus être validés comme interlocuteurs) tout en donnant à ces demandes des formes recevables par une ENSA. C’est pour les aider à faire la part des choses, et à clarifier la confrontation à des jugements hétérogènes de leur projet, que j’ai souhaité que le rendu final se fasse devant un double jury : celui des enseignants et professionnels, et celui des habitants. On a ainsi pu voir ce que les uns et les autres pouvaient apprécier et déprécier d’un même objet, comprendre que « les » qualités n’ont rien à voir avec une qualité architecturale d’autorité ou purement esthétique (Hoddé, 2006). Au-delà de cette initiation à la controverse, ce double jury confronte les étudiants à la véritable double contrainte de l’architecture qui doit émouvoir et accueillir, s’inscrire dans la culture professionnelle et transcrire le quotidien. Ils apprennent que proposer des espaces en attente d’occupations diverses ou distribuer des activités dans l’espace (pièce commune en rez-dechaussée ou en étage) peut se conjuguer avec des intentions esthétiques et des références contemporaines qui seront à leur tour appréciées, dépréciées, validées ou rejetées par les futurs habitants. L’architecture, distinguée par les professionnels et habitée par ses destinataires, redevient cet art appliqué que Saint John Wilson revendiquait. Le « dispositif » pédagogique proposé déplace ainsi les étudiants vers des savoirs et des questions que la situation pédagogique conventionnelle ne permet pas d’aborder.

Explorer de nouvelles identités professionnelles : complexité et inventivité

Plus paradoxalement, alors que les ENSA ont pour objet de former des étudiants à l’invention (et même à la créativité !), elles ne les confrontent le plus souvent qu’à des situations simplifiées qui ne les entraînent qu’à explorer des solutions simplificatrices et attendues. Mais, face à des habitants imprévisibles et déterminés, ou à des demandes multiples et inattendues, les étudiants se retrouvent mis au défi de se dépasser et de surprendre. Loin de perdre leur créativité supposée, ils vont apprendre à répondre de façon inventive aux demandes impossibles qu’on leur adresse ou aux solutions trop simples qui se présentent spontanément. Les clients-occupants veulent par exemple une salle de repassage, c’est-à-dire un coin intégré dans la buanderie. Progressivement, les étudiants découvrent qu’il suffit d’une prise et d’un couloir un peu large pour que ce coin puisse se déplacer dans le bâtiment au gré des envies, permettre de discuter avec ceux qui passent, voire d’effectuer cette tâche de concert si l’on dispose d’un peu plus de place. Un groupe d’étudiants va se saisir de ces questions d’activité domestique en dehors du logement pour proposer des « murs mobiles » qui créent des espaces en pivotant ou en coulissant, et qui permettent des activités en renfermant dans leurs épaisseurs divers supports (livres, fer à repasser, fauteuils pliants…) : « La paroi, c’est une machine ou un joujou que vous gérez », en concluent les étudiants. D’autres étudiants sont attendus pour mettre en forme les contradictions afin que chacun s’y retrouve, puisqu’il faut, par exemple, des couloirs dans lesquels, « même si on a choisi de vivre dans le même immeuble, malgré toute la bonne volonté du monde, on n’a parfois pas envie de se croiser12 ». Dans tous les cas, ces demandes inédites conduisent à des dépassements que les dispositifs pédagogiques habituels ne peuvent provoquer. On entend alors la réponse de la part des coopérateurs « on n’y avait pas pensé » (alternative ou proposition qu’ils prennent très au sérieux). Cela montre bien que, loin d’interdire la créativité des étudiants, le dispositif mis en place la considère, la valorise, la suscite. Les habitants, loin d’être des obstacles à la cohérence du projet architectural, sont au contraire, dans leurs demandes multiples et inattendues, leurs meilleurs aiguillons pour se dépasser et se surprendre. On voit, en acte, cette ingénierie hétérogène qui caractérise la pratique du projet et constitue la spécificité professionnelle des architectes.

Fig. 2 : Marie Ludmann et Flora Picchinenna (groupe 5)

Fig. 2 : Marie Ludmann et Flora Picchinenna (groupe 5)

La proposition (« Le mur de la communauté. Jouer de l’ingérabilité ») suggère des éléments mobiles afin de permettre à diverses activités de s’agencer librement selon les étages, seuls ou à quelques-uns, etc., ce qui fera réfléchir les futurs habitants sur la limite individuel/partagé ou sur la polyvalence de certains espaces.

Conclusion : ce que ce dispositif fait aux autres acteurs

Tout au long des quatre jours et demi de travail, les habitants ont été présents au lancement, puis ils ont rencontré les étudiants en tête-à-tête une demi-journée, avant de participer très activement au bilan d’étape collectif, puis au rendu final. Ils pensaient que leur programme, dans son minimalisme, scellait les points sur lesquels ils étaient, unanimement, d’accord. Mais la coconception avec les étudiants se transforme en « codémolition » partielle de ce programme, redéfini par le travail de la conception qui, en le spatialisant, le rend tangible et discutable. Le travail avec les étudiants soude ainsi les habitants autant qu’il révèle de nouvelles fractures. Mais il permet surtout une montée en exigences et en compétences collectives, comme en témoigne un second workshop six mois plus tard (novembre 2012), ainsi que la maturation des modalités de recrutement de l’architecte à partir de mars 2013.

Du côté des enseignants, le dialogue direct habitants-étudiants décentre et libère : attentif à autre chose, on peut intervenir autrement. On peut ainsi faire comprendre les conditions du dialogue, élargir les ingénieries à intégrer en écho avec la demande, et réinvestir des questions de méthode et de références. Cela permet d’envisager des enseignements de la conception plus cadrés et focalisés qui échapperaient à la globalité et à la répétitivité de l’enseignement du projet. On est alors renvoyé aux programmes des ENSA et aux savoirs (constitués, selon Giordan, des savoirs structurants au sens strict, des savoir-faire pour « comprendre et agir » et des savoir-être pour « vivre ensemble ») à y transmettre, un chantier qui ne peut, probablement, être que controversé. Encore faut-il commencer à l’ouvrir.

1 Voir les travaux de Véronique Biau et Anne d’Orazio sur l’habitat coopératif, ceux d’Elise Macaire sur la participation ou ceux sur la rénovation

2 Les Ecoles nationales supérieures d’architecture (ENSA) ont succédé aux Ecoles d’architecture en 2005, en restant sous la tutelle unique du

3 L’expression est de John Law, cité par Michel Callon in « Le travail de la conception en architecture », Les Cahiers de la recherche architecturale

4 Erwin Panofsky (1967) a montré comment les architectes gothiques étaient formatés à leur insu par leur formation scolastique, laquelle les conduit

5 Ph. Boudon, communication présentée lors de la rencontre doctorale Hommage à Alain Renier, Cité des sciences, Paris, 20 mai 2010.

6 Cela a été l’objet de deux programmes de recherche sur la conception architecturale et urbaine dont j’ai été responsable au Plan Construction et

7 Cédric Villani « La refondation de l’école doit prendre le temps de bien penser la formation des enseignants », Le Monde, 17 janvier 2013.

8 Arrivant comme maître-assistant en 1994-1995 dans un enseignement de projet long dont le sujet était la maison individuelle, je l’avais alors fait

9 Groupe 1 (Danny Durand-Courchesne et Frédérique Murphy) ; groupe 2 (Efthymia Lili, Zsofia Marsal et Michela Orto) ; groupe 3 (Ceren Araz et Eda

10 Je m’appuie sur six pages de notes dactylographiées prises lors du rendu intermédiaire (le 10 mai 2012), sur les documents graphiques présentés et

11 B. Huet (1991), Anachroniques d’architecture, Bruxelles, Archives d’architecture moderne, p. 177‑178 ; la notion de convention est développée p. 

12 Cet exemple est emprunté à la session de novembre 2012.

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1 Voir les travaux de Véronique Biau et Anne d’Orazio sur l’habitat coopératif, ceux d’Elise Macaire sur la participation ou ceux sur la rénovation urbaine auxquels j’ai participé sous la direction d’Agnès Deboulet (« Conflits et écoute. Interroger la coopération sur le projet urbain », novembre 2010, Paris, colloque final PICRI, ENSA Paris-Val de Seine).

2 Les Ecoles nationales supérieures d’architecture (ENSA) ont succédé aux Ecoles d’architecture en 2005, en restant sous la tutelle unique du ministère de la Culture et de la Communication instaurée en 1996.

3 L’expression est de John Law, cité par Michel Callon in « Le travail de la conception en architecture », Les Cahiers de la recherche architecturale, n° 37, 1er trimestre 1996, p. 25 à 35.

4 Erwin Panofsky (1967) a montré comment les architectes gothiques étaient formatés à leur insu par leur formation scolastique, laquelle les conduit par exemple à l’opération de clarification des parties d’une cathédrale, homologue selon Pierre Bourdieu dans sa postface à celle que l’on trouve dans les textes étudiés.

5 Ph. Boudon, communication présentée lors de la rencontre doctorale Hommage à Alain Renier, Cité des sciences, Paris, 20 mai 2010.

6 Cela a été l’objet de deux programmes de recherche sur la conception architecturale et urbaine dont j’ai été responsable au Plan Construction et Architecture (aujourd’hui PUCA) : Processus de conception et méthodes de projets, lancé en 1986, réunissait huit équipes de recherche, et Les savoirs et les processus de conception, lancés en 1990, en concernaient six. Des protocoles d’enquête diversifiés ont permis d’observer une dizaine d’architectes français au travail (dont S. Fiszer, E. Girard, B. Huet, F. Montes, P. Mottini…) ; et la mise en relation de ces données empiriques, sans équivalent en France depuis, et d’exigences plus théoriques a permis d’esquisser cette « théorie de la pratique » de l’activité de conception architecturale. Il faut remarquer qu’en sciences sociales, du moins, le projet de prendre en compte les théories de type opératoire que produisent les praticiens et d’en rendre compte dans le monde universitaire reste d’actualité. Cf. E. Pedler et J. Cheyronnaud, 2013, Théories ordinaires, Paris, Editions de l’école des hautes études en sciences sociales, et en particulier E. Pedler, « Les théories ordinaires de la musique ancienne » : « Cet accord [liant les praticiens entre eux] trouve une traduction dans les récits proposés par les praticiens-entrepreneurs qui, tout en faisant œuvre théorique, élaborent des discours qui ne surplombent pas les pratiques et l’expérience de ces objets symboliques créés, mais leur sont au contraire intimement liés. On se propose ici de décrire ces théories de la pratique » (p. 85‑86).

7 Cédric Villani « La refondation de l’école doit prendre le temps de bien penser la formation des enseignants », Le Monde, 17 janvier 2013.

8 Arrivant comme maître-assistant en 1994-1995 dans un enseignement de projet long dont le sujet était la maison individuelle, je l’avais alors fait évoluer en y introduisant un jeu de rôles entre étudiants-habitants demandant une maison et étudiants-architectes conduisant le projet (Cf. Hoddé Rainier, « Considering interaction, integrating the subject, and teaching the project », EAAE/ARCC Proceedings, School of design, Raleigh, North Carolina, USA, 14-17 avr. 1998, p. 152‑156). Arrivant comme professeur à l’ENSA de Lyon en 2010-2011 et sollicité par de futurs habitants en demande de coopération, je n’eu en revanche droit qu’à un workshop limité à quatre jours et demi en 2011-2012 (entre le 4 et le 10 mai 2012), reconduit en 2012-2013 (entre le 17 et le 23 novembre 2012) ; le présent article ne se réfère qu’au premier de ces workshops.

9 Groupe 1 (Danny Durand-Courchesne et Frédérique Murphy) ; groupe 2 (Efthymia Lili, Zsofia Marsal et Michela Orto) ; groupe 3 (Ceren Araz et Eda Demirel) ; groupe 4 (Rémy Fusari et Adrien Menard) ; groupe 5 (Marie Ludmann et Flora Picchinenna) et groupe 6 (Eugénie Pellissier et Margaux Brousse). Le groupe Chamarel – pour Coopérative Habitants MAison Résidence Est Lyonnais – se compose de Patrick Chrétien, Chantal Nay, Marie-Line et Jean Sintes et Michèle Tortonèse, et Valérie Morel représente Habicoop.

10 Je m’appuie sur six pages de notes dactylographiées prises lors du rendu intermédiaire (le 10 mai 2012), sur les documents graphiques présentés et les quatre pages de notes manuscrites prises lors du rendu final (le 16 mai), mais aussi en reprenant les évaluations des étudiants. Ces évaluations anonymes me servent à piloter mes enseignements d’une année sur l’autre ; elles se composent ici de trois fiches pour cet enseignement ; la première renvoie aux opérations de conception acquises dans l’univers cognitif (savoirs acquis et processus expérimentés), la seconde aux acquis dans l’univers interrelationnel et la troisième aux outils.

11 B. Huet (1991), Anachroniques d’architecture, Bruxelles, Archives d’architecture moderne, p. 177‑178 ; la notion de convention est développée p. 174‑175 ou p. 17 de l’introduction de l’ouvrage par Anne Lambrichs.

12 Cet exemple est emprunté à la session de novembre 2012.

Fig. 1 : Rémy Fusari et Adrien Menard (groupe 4)

Fig. 1 : Rémy Fusari et Adrien Menard (groupe 4)

La proposition expérimente l’inversion du programme (en situant l’espace commun en terrasse, sous une ombrière, et en libérant le rez-de-chaussée que les habitants pensaient consacrer aux services collectifs) et offre aux logements des volumes doubles (que l’on lit en façade et que les futurs habitants interpréteront comme des mezzanines).

Fig. 2 : Marie Ludmann et Flora Picchinenna (groupe 5)

Fig. 2 : Marie Ludmann et Flora Picchinenna (groupe 5)

La proposition (« Le mur de la communauté. Jouer de l’ingérabilité ») suggère des éléments mobiles afin de permettre à diverses activités de s’agencer librement selon les étages, seuls ou à quelques-uns, etc., ce qui fera réfléchir les futurs habitants sur la limite individuel/partagé ou sur la polyvalence de certains espaces.

Rainier Hoddé

Rainier Hoddé est professeur à l’ENSA de Paris-La Villette et chercheur au LAVUE (UMR CNRS 7218). Ses travaux et publications, après s’être attachés à la conception (direction de programmes de recherche au PUCA) et à la réception architecturales (La critique architecturale : questions, frontières, desseins, 2008), convergent aujourd’hui sur la question des qualités architecturales (Qualités architecturales. Conceptions, significations, positions, 2006 ; ouvrage sur les maisons en bande de Aalto à paraître) et d’un enseignement ancré dans une théorie de la pratique.

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