Décision et conception : l’expertise comme langage et ressource

Thérèse Evette

p. 9-20

References

Bibliographical reference

Thérèse Evette, « Décision et conception : l’expertise comme langage et ressource », Cahiers RAMAU, 4 | 2006, 9-20.

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Thérèse Evette, « Décision et conception : l’expertise comme langage et ressource », Cahiers RAMAU [Online], 4 | 2006, Online since 29 October 2021, connection on 21 November 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/456

Les travaux du réseau de recherche Ramau sur les activités et métiers de l’architecture et de l’urbanisme ont jusqu’à présent abordé la conception des projets d’aménagement de l’espace à partir de deux entrées : celle des milieux professionnels et celle des pratiques de projet. Ont ainsi été examinés les efforts d’adaptation et de proposition des maîtres d’œuvre face aux restructurations de leurs contextes d’intervention, qui se traduisent notamment par l’émergence de nouveaux modes d’exercice des professions établies ou de nouvelles spécialités professionnelles1. Les travaux sur les pratiques de projet ont, pour leur part, éclairé les dynamiques organisationnelles à l’œuvre dans les opérations architecturales et urbaines. Ils se sont en particulier intéressés aux coopérations qui se développent entre les acteurs de la commande et de la conception des édifices et des aménagements urbains2. Ces thèmes ont été à la source de la consultation de recherche « Activités d’experts et coopérations interprofessionnelles dans la conception des projets architecturaux et urbains »3.

Le terme d’expert avait alors été retenu pour prendre en compte l’ensemble des savoirs et des compétences mobilisés par les acteurs professionnels. C’est un autre aspect de l’expertise qu’explore cette nouvelle publication du réseau, en interrogeant le rapport des milieux professionnels aux acteurs dits « non-professionnels » des projets urbains. On s’intéresse alors à l’expertise, non plus seulement comme compétence, mais aussi comme position qui oppose l’expert au profane ou au politique. Cette position peut être envisagée comme caractéristique certaines situations d’action qui exigent de sortir des pratiques usuelles, pour faire appel à un expert susceptible de formuler un jugement et de proposer une solution dans un contexte de crise. La particularité de la situation de l’expertise peut alors être caractérisée par le triple rapport de l’expert au professionnel, au profane et au politique (Trépos, 1996, p. 47). À travers la notion d’expertise, c’est ainsi ce jeu de relations qu’explorent les auteurs de cette publication, qui fait suite aux rencontres du réseau Ramau d’octobre 2003.

La question du rôle des expertises dans l’élaboration des politiques publiques est depuis quelques années au cœur des réflexions sur les formes contemporaines de l’action publique, notamment en matière de santé ou de développement social. La légitimité des expertises techniques et scientifiques a cristallisé les plus fortes interrogations et suscité l’instauration de diverses procédures de débat public où se déploie le couple des expertises et contre-expertises sous le regard attentif des « sages » ou des « profanes » invités à éclairer la décision des pouvoirs publics (Roqueplo, 2001).

Imputant les controverses socio-techniques que soulève l’action publique en contexte d’incertitude à une double coupure entre experts et profanes, d’une part, et élus et citoyens, de l’autre, Callon, Lascoumes et Barthe (2001) proposent un modèle de démocratie technique visant à dépasser cette césure grâce à la création de « forums hybrides », lieux de rencontres institutionnalisés entre techniciens, politiques et citoyens ayant pour objectif la définition des programmes d’action publique. Ces forums d’expertise diversifiée permettraient, selon ces auteurs, de démocratiser tout à la fois l’orientation de l’activité scientifique et celle des programmes d’action publique, en intervenant sur la phase amont de production des diagnostics des problèmes publics.

En matière de politique urbaine, la réflexion se focalise sur les nouvelles exigences « partenariales » ou « démocratiques » auxquelles se trouveraient confrontés les responsables politiques ou institutionnels, aujourd’hui moins assurés de parvenir à réaliser leurs projets d’équipement ou d’aménagement dans des contextes plus incertains (cf. les travaux sur la gouvernance et sur la démocratie participative4). On souligne alors le caractère complexe de l’élaboration des politiques publiques, réunissant des intervenants d’origine et de statut divers, mêlant savoirs hétérogènes et positions non seulement variées mais changeantes. « Tout nous invite à observer les interférences des positions, voire les glissements de l’une dans chacune des autres (l’expert devenant professionnel, voir politicien, l’usager et le politicien devenant experts, etc.) » suggère Jean-Yves Trépos qui voit ainsi l’expertise comme « position provisoire, stabilisée par des investissements forts et évolutifs, mais occupée de manière incertaine par les experts […] » (Trépos, 1996). Le terme de « collectif d’énonciation » parfois utilisé pour appréhender les acteurs du projet urbain5 ou celui de « technopolitiques » qui désigne les groupes d’élus, de professionnels voire de responsables d’association engagés dans l’action publique6 font écho à cette vision d’une expertise socialisée ou distribuée entre savants et profanes, élus et citoyens ou habitants.

Si les nouvelles modalités de gouvernement ou de gouvernance des villes sont ainsi analysées et, notamment, la question de « l’expertise » de l’usager et du « savoir d’usage », la légitimité des expertises techniques par rapport aux élus et aux citoyens est moins souvent interrogée.

Pourtant, ce que fait apparaître l’évolution des processus de projets architecturaux et urbains, c’est à la fois le développement de nouvelles expertises et la concurrence accrue entre les professionnels appelés par les commanditaires. Et c’est donc l’extension et la réorganisation des expertises techniques qui se manifeste. Dans ce mouvement, les professionnels de l’aménagement, de l’urbanisme et de la construction, participent tout naturellement, semble-t-il, à la fois à l’élaboration des politiques urbaines et à leur mise en œuvre, à travers des activités qu’on peut englober sous les termes d’ingénierie et de conception. Certaines d’entre elles bénéficient de légitimités historiques, telles l’ingénierie d’État (et les sciences de l’ingénieur) ou l’architecture, profession réglementée. Et si les pôles de décision et de compétences se déplacent au profit des collectivités territoriales et de professionnels plus diversifiés, ce système d’expertise semble solidement actualisé dans des réseaux très denses de relations contractuelles et partenariales (Gaudin, 1999).

Ces acteurs professionnels ne se situent donc pas seulement du côté de l’étude ou de la traduction d’une décision d’aménagement urbain. Ils informent aussi et parfois participent directement à l’élaboration de cette décision. Nombre de concepteurs urbanistes admettent d’ailleurs ou même revendiquent leur rôle de médiateurs entre les parties prenantes des opérations d’aménagement, qu’il s’agisse du cercle des décideurs en titre (autorités diverses et investisseurs) ou bien des cercles plus larges incluant les populations et groupes « concernés » intervenant dans le débat public7. Cette polyvalence ferait des professionnels des experts mêlant ingénierie technique et sociale dans l’élaboration et la conduite des projets.

Les ambiances : expertise et langage hybrides ?

La thématique des ambiances urbaines offre depuis quelques années un terrain propice à ce phénomène d’extension et d’hybridation des expertises. La recherche menée par Jean-Jacques Terrin, qui a fourni le point de départ de cette publication, pointe l’essor de cette thématique dans la conduite des projets urbains en réponse aux nouvelles exigences de la société civile en matière de confort8. Son analyse d’un éventail de techniques de représentation et de simulation des ambiances, utilisées dans le cadre de plusieurs situations d’expertise en France et à l’étranger, interroge leur contribution à la gestion du risque dans les projets d’aménagement urbain. Ce champ d’intervention et d’expertise particulier permet d’examiner l’appétence des autorités municipales ou autres commanditaires de projets pour des techniques qui semblent, à travers la notion d’ambiance, susceptibles d’appréhender, de façon simplifiée et communicable, des phénomènes complexes d’organisation et de fonctionnement de l’espace urbain. L’alliance d’outils techniques sophistiqués avec des représentations visuelles parfois séduisantes, ainsi que les caractères de labilité ou de flou, dirons certains, de la notion d’ambiance fondent peut-être la fortune de cette thématique dans l’étude et la conduite des projets urbains. Ce succès s’accompagne d’un glissement des experts techniques, aides à la décision, vers des positions de médiateurs ou de participants à la décision d’aménagement. Jean-Jacques Terrin montre en effet les différents rôles des technologies liées aux ambiances dans l’aide à la décision et à la négociation, dans la conception et, enfin, le marketing. Loin d’être nettement distincts, ces rôles tendent à se recouvrir, de même que celui des experts qui possèdent ces outils d’analyse, de représentation et de simulation mobilisés dans l’élaboration de projets.

La notion d’ambiance et la légitimité des expertises qui s’en réclament sont discutées dans la contribution de Pascal Amphoux qui, au sein de l’équipe du Cresson, a proposé de distinguer, deux composantes de cette notion : l’une, l’« Ambiance » est proche du sens commun et intègre les dimensions techniques, sociales et « sensibles » de l’environnement urbain ; l’autre, les « ambiances » désignent les seules données quantitatives caractérisant l’acoustique, la lumière, le climat, etc. Ces deux versants ouvrent des perspectives contrastées : les ambiances recèlent, en effet, selon Pascal Amphoux, le risque d’une hypertechnicisation qui renforce la « boîte noire » des experts au détriment des acteurs de la décision, ceux-ci étant alors réduits à opérer en toute « méconnaissance » de cause. L’appareillage technique lié aux ambiances contribuerait ainsi non pas à éclairer la décision, mais à la dissoudre. Cette vigilance vis-à-vis des outils de représentation et de simulation des ambiances fait écho aux interrogations de Philippe Dard sur les maquettes virtuelles, dont il souligne le faible potentiel démocratique, parce qu’elles n’offriraient aux profanes qu’une position d’immersion dans des sensations au détriment d’une distance propice à l’exercice d’un jugement citoyen (Dard, 2005).

Un autre risque des « ambiances » consiste, selon Pascal Amphoux, à développer des modèles d’appréhension de la réalité qui véhiculent des stéréotypes et les transfèrent dans la conception des projets, altérant la raison d’être de celle-ci. Au contraire, l’intérêt de cette thématique est d’exprimer l’Ambiance et pas seulement les ambiances, et de conserver l’hétérogénéité de disciplines et de dimensions incommensurables au sein même de la conception de projets. Ceci suppose non seulement de reconnaître « l’expertise du quotidien » que possèdent les habitants, mais d’employer des moyens spécifiques pour révéler la « parole habitante » et l’intégrer dans les démarches de programmation et de conception.

On pourrait voir dans cette notion d’Ambiance un terrain favorable à l’émergence de « l’intelligence collective » qui, selon Josée Landrieu, « exprime des registres de pensée qui permettent d’appréhender les phénomènes et d’expliquer les faits en respectant leur densité humaine : elle ne sépare pas, d’un côté, la technique et l’objectivité et de l’autre, le vécu et le sens. Grâce à elle, la réconciliation des deux registres est possible. » Mobilisant les savoirs populaires, au-delà de l’opinion publique ou des corps intermédiaires, l’intelligence collective « se manifeste par sa capacité à construire et à exprimer des savoirs qui mobilisent des registres d’observations et d’analyse différents de ceux que mobilisent des experts scientifiques. » Son émergence permettrait de dépasser les limites d’une démocratie délibérative, et d’ouvrir à une démocratie active, favorisant l’expérimentation sociale et l’action collective. Dans ce nouveau contexte, « l’expert n’a plus la vocation principale d’éclairer la décision, mais celle d’apporter les éléments qui vont permettre que les conditions de la décision collective soient réunies, sereines, acceptées, constructives. » (Landrieu, 2001).

Si cette perspective anime certaines expériences participatives, c’est tout autant les limites de la participation qui sont mises en avant par les chercheurs9. Ainsi, les obstacles à l’expression et à la prise en compte de la parole habitante apparaissent bien dans le récit que fait Jean-Louis Parisis de son intervention sociologique « d’accompagnement » d’un projet routier intégré dans un Grand Projet de Ville à Marseille. Se manifestent ici les insuffisances des moyens traditionnels de consultation du public que sont les expositions et les enquêtes publiques. Outre un travail classique d’analyse du terrain social concerné, l’expert-sociologue a conduit avec le maître d’ouvrage, la DDE des Bouches-du-Rhône, la consultation des populations locales en inventant des outils accessibles aux formes d’expression spontanée des habitants : l’expression orale y a été privilégiée grâce à des dispositifs facilitant la prise de parole, dans ses lieux (un centre commercial, notamment) et ses modalités (mini-studio vidéo). Jean-Louis Parisis souligne la rupture que ces démarches opèrent avec les traditionnels savoirs et méthodes des aménageurs. On peut rapprocher ce constat d’autres analyses sur les expertises en matière de transport, qui révèlent les freins que forment les routines professionnelles ainsi que la hiérarchie des disciplines de l’ingénierie publique à l’instauration de forums hybrides de formulation des problèmes publics (Bardet, 2004).

L’expertise comme ressource : la force rhétorique

Autres lieux de déploiement des expertises, les administrations municipales qui croissent au gré de l’extension de leurs champs d’action et suscitent, outre l’appel à des experts extérieurs, un ample mouvement de professionnalisation des services municipaux et de développement des expertises internes. Dans un domaine différent mais proche de l’urbanisme, l’environnement, Virginie Anquetin montre comment la municipalité de Strasbourg a, dans la décennie 1990, généré et mobilisé des expertises internes et externes pour à la fois définir sa politique et réguler les rapports entre acteurs et groupes d’intérêts opposés. Mue par les conditions de la concurrence électorale, mais aussi par la recherche d’une légitimité nouvelle face aux services spécialisés de l’État, ainsi qu’à ses interlocuteurs locaux, la municipalité s’est saisie d’une structure de concertation sur la protection de l’environnement pour créer un consensus fondé sur une approche scientifique des problèmes de nuisances industrielles et « socialiser » ainsi les acteurs par l’expertise. Virginie Anquetin éclaire le rôle de l’expertise comme outil de la régulation des acteurs locaux par les collectivités locales dans l’élaboration des politiques publiques ; on peut ainsi voir comment, à travers un cadrage des répertoires argumentatifs, s’opère une socialisation des acteurs aux contraintes de la gestion administrative. Il s’agit là d’un exemple de l’encadrement du débat public (Ogien, 2002) et du poids maintenu de la science dans l’univers politique (Gaïti, 2002)10. On peut aussi y lire la participation de l’expertise au politique comme réponse « aux besoins accrus d’une science de l’intervention et de rationalisation de l’action publique […] En faisant le pont entre la politique et la connaissance, l’expertise politise aussi la science. Elle sert de révélateur à l’emmêlement entre science et politique […] » (Delmas, 2001).

Si les municipalités peuvent ainsi jouer de l’expertise dans une perspective gestionnaire ou pour augmenter leur marge d’autonomie, elles s’avèrent également dépendantes de systèmes d’expertises constituées ailleurs, notamment par les bailleurs de fonds et les groupes d’intérêts susceptibles de financer les équipements et les aménagements urbains qu’elles projettent. L’analyse du rôle des experts agréés par la Communauté européenne en matière d’équipement de recherche et développement montre comment, dans l’élaboration de projets de parcs technologiques, ces acteurs jouent un rôle pivot d’une part entre les investisseurs privés, les milieux scientifiques et les municipalités et, d’autre part, entre ces acteurs et la Communauté européenne. Michel Lacave, universitaire et expert européen lui-même, expose cette double position de participant direct à l’élaboration d’une décision d’aménagement et de porte-parole de la doctrine communautaire dans le domaine concerné. Si les acteurs en présence localement tentent chacun de mobiliser cette expertise à leur profit, l’expert, quant-à-lui, joue de sa situation d’interface pour devenir partie prenante de la définition du projet.

On peut interpréter ce type d’expertise comme une transposition de l’ingénierie d’État à l’échelle de la Commission européenne, renforçant son pouvoir d’encadrement des projets locaux. Mais son enrôlement partiel par les acteurs de ces projets en fait également une ressource pour la promotion de leurs propres intérêts. Signalons à ce sujet les travaux sur l’usage de l’expertise comme mode de participation des groupes d’intérêt au processus décisionnel communautaire. Ils ont montré que l’expertise constitue une arme rhétorique de ces groupes dans l’élaboration de l’action publique européenne : dans les secteurs aussi différents que l’agriculture et le nucléaire civil, par exemple, il s’avère que, loin d’être « neutre », l’expertise est profondément politique. De plus, dans un contexte d’incertitude élevée ou de complexité technique, le répertoire d’action du recours à la science utilisé par les groupes d’intérêt est, comme sur d’autres scènes de négociation, celui qui offre un meilleur accès à la définition de l’action publique (Saurugger, 2002).

Si on rapproche ces observations des analyses proposées par Jean-Jacques Terrin et Pascal Amphoux, on est invité à imputer l’essor des expertises techniques liées aux ambiances, non seulement à la demande sociale de confort et à l’éventail sémantique de la notion d’ambiance, mais bien aussi à la force rhétorique des connaissances et des instrumentations scientifiques et techniques qu’elles mettent en œuvre.

Décision et/ou conception

Une des vertus de la thématique des ambiances pour étudier les rapports de l’expert au professionnel, au politique et au profane est qu’elle innerve aussi bien l’aide à la décision que la conception des projets qui en découlent. Si l’observation des processus d’élaboration des projets incite plutôt à relever les interférences entre les fonctions de décision et de conception et à relativiser la linéarité du déroulement des projets, il n’en reste pas moins que décision et conception demeurent des catégories de pensée et d’action distinctes, et que leur singularité peut servir de point d’appui à la réflexion sur l’expertise. Par exemple, le renouvellement de l’approche de l’expertise et de son rapport au politique implique peut-être de sortir du paradigme de la décision – que l’expertise viendrait éclairer – pour en adopter un autre, auquel peuvent être sensibles les professionnels de l’aménagement et notamment les architectes-urbanistes et les paysagistes : celui de la conception. C’est ce que propose Armand Hatchuel dans une perspective de nouvelle alliance entre expertise et démocratie. Soulignant la triple clôture du modèle de la décision collective éclairée (celle des alternatives considérées, des acteurs concernés et des connaissances disponibles), il lui oppose celui de la conception collective, dont il défend le caractère ouvert. Ce modèle privilégie l’idée d’un processus continu qui suppose de multiples décisions et projets, mais surtout des expertises si variées que tout acteur « expert » ou « profane » se trouve détenteur d’un savoir spécifique et nécessaire. Les politiques de recherche, d’investigation et d’apprentissage constituent alors des dimensions essentielles de cette conception collective. Dans ce modèle, l’État agirait en organisateur du processus d’expertise démocratique. Nourrie d’une analyse des expertises environnementales, cette vision de la conception collective comme processus d’expertise démocratique, s’inspire des pratiques de coopération des équipes de conception en milieu industriel.

Accordant lui aussi la première place au travail de conception, Yannis Tsiomis nous replace au cœur des réflexions sur le projet urbain. « Le » projet urbain ? Voilà bien une notion tout aussi polysémique que celle des ambiances ! Yannis Tsiomis rappelle son contexte d’émergence et l’évolution des pratiques urbanistiques qu’elle dénote. Parmi les différentes définitions que le projet urbain requiert du fait de sa nature complexe (multiplicité des acteurs et des domaines d’action), il choisit celle d’une mise en valeur et en « forme » de l’espace public car « elle polarise le “matériel” (l’espace dans sa dimension physique) et “l’immatériel” (stratégies, usages, statut des citadins) ». Sa contribution met en scène une double préoccupation : organiser une action convergente des acteurs impliqués dans l’élaboration d’un projet urbain tout en singularisant la place qu’y occupe la conception architecturale et paysagère. Celle-ci est l’œuvre de ceux qui donnent forme et sens aux espaces publics. Cette approche nourrie par la culture architecturale appréhende ainsi les concepteurs, non comme des experts, mais comme des professionnels dont l’œuvre a une portée politique particulière. Si l’œuvre s’inscrit bien dans un processus collectif, son autonomie doit aussi être affirmée.

La question de l’expertise est alors reportée sur les conditions du jugement des qualités et de la pertinence des espaces urbains proposés par les architectes et paysagistes. Le modèle proposé ici n’est plus celui d’une conception collective, mais celui de l’instauration d’un débat public au sein duquel la critique, au sens artistique et philosophique, occuperait un rôle de premier plan, car elle seule serait en mesure d’évaluer les qualités des espaces publics créés, dans leurs dimensions physiques et symboliques.

La définition du projet urbain comme espace démocratique pointe la dimension politique de la conception architecturale et urbaine et engage la capacité des concepteurs à en concrétiser les formes. Cette vision fait écho à une approche de la démocratie locale qui « suppose un nouveau rapport entre individu et démocratie, mais aussi une nouvelle relation entre espace et démocratie : à l’espace anonyme et abstrait de la démocratie libérale, de la globalisation, elle oppose un espace singulier, historiquement défini et actif dans la constitution de la communauté comme sujet collectif. » (Blanc, Lévy, 2003).

Cette insistance sur la dimension politique du travail professionnel – et aussi de l’expertise – en architecture et urbanisme invite à conclure sur quelques perspectives de recherche. En s’inspirant des remarques de Bernard Hauray (2005) à propos de l’analyse d’un dispositif de décision politique en matière de santé publique, on pourrait en effet réaffirmer la fécondité d’une prise en charge de la distinction entre politique et expertise scientifique. Au préalable, « du fait du très grand nombre de phénomènes pouvant être qualifiés “d’expertise” et de la confusion que cette hétérogénéité peut induire dans le débat, cette démarche suppose de préciser les caractéristiques de l’expertise scientifique étudiée ». Ensuite, considérer que tout est scientifique ou technique ou bien, à l’inverse, que tout est politique contribue à dissoudre en théorie (sinon dans les faits !) les frontières entre les fonctions et les positions11. Par contre, « identifier substantivement les dimensions politiques du travail d’expertise » et, selon la formule de Céline Granjou (2004), observer « les modalités hétérogènes du travail concret d’expertise » peut constituer un programme permettant à la fois d’analyser le partage du travail entre experts, élus et citoyens, et le degré « d’hybridation » des divers forums où s’élaborent les projets urbains. En poursuivant ainsi l’investigation des rapports entre technique et politique – ou technique, art et politique, si on considère l’architecture l’urbanisme et la politique aussi comme des arts – les recherches sur les compétences singulières ou partagées des professionnels de l’architecture et de l’urbanisme et sur leurs modes de coopération dans les processus de projet, renforceraient leur contribution à la réflexion sur les enjeux contemporains de la fabrication des villes.

1 cf. Chadoin, Évette, 2004.

2 cf. Évette, éd., 2002. Les pratiques de projets ont fait l’objet de différents travaux initiés par le Plan Construction et Architecture : voir

3 Lancée par le Plan Urbanisme Construction et Architecture, elle est en cours d’achèvement. Le texte de la consultation ainsi que le bilan des

4 Sur la gouvernance par exemple : Godard F., (coord.), 1997, Le gouvernement des villes. Territoire et pouvoir, Paris, Descartes & Cie ; Gaudin J.P.,

5 Ratouis O., Segaud M., 2001, « De la “maîtrise d’ouvrage” au “collectif d’énonciation” : proposition pour une nouvelle approche de la production

6 Gaudin J.P., 1999, Gouverner par contrat, Paris, Presses de Sciences Po.

7 On reconnaît ici la position d’expert instituant, c’est-à-dire participant à la construction et la l’émergence d’une question, par opposition à l’

8 Recherche réalisée, sous la direction de Jean-Jacques Terrin, par le département Génie des systèmes urbains de l’université de technologie de

9 Particulièrement dans Espaces et sociétés, Ville et démocratie, 2003 ; Sandrine Rui (La démocratie en débat, Paris, Armand Colin, 2004) et Nicolas

10 « La construction des problèmes environnementaux de même que la formation des solutions proposées s’articulent sur des catégories proprement

11 En élargissant le propos, on peut se demander si affirmer que tout le monde est expert de quelque chose n’introduit pas aussi quelque confusion sur

Bardet F., 2004, « L’expertise dans le diagnostic des problèmes publics, Ingénieurs et statistiques des politiques de transport en Ile-de-France », Revue française de science politique, vol. 54 n° 6 (1005‑1023).

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Roqueplo P., 2001, « Mise en cause de l’expertise par l’opinion publique », in Goux-Baudiment F., Heurgon E., Landrieu J., Expertise, débat public : vers une intelligence collective, colloque de Cerisy, Prospective (II), La Tour d’Aygues, Éditions de l’Aube, pp. 47‑58.

Rudolf F., 2003, « La participation au piège de l’enrôlement », Ville et démocratie, Espaces et sociétés 112 (133‑153).

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1 cf. Chadoin, Évette, 2004.

2 cf. Évette, éd., 2002. Les pratiques de projets ont fait l’objet de différents travaux initiés par le Plan Construction et Architecture : voir notamment Bonnet, 2005.

3 Lancée par le Plan Urbanisme Construction et Architecture, elle est en cours d’achèvement. Le texte de la consultation ainsi que le bilan des réponses sont disponibles auprès du PUCA et sur le site du réseau Ramau www.ramau.archi.fr.

4 Sur la gouvernance par exemple : Godard F., (coord.), 1997, Le gouvernement des villes. Territoire et pouvoir, Paris, Descartes & Cie ; Gaudin J.P., 1999, Gouverner par contrat, Paris, Presses de Sciences Po. ; Le Galès Patrick, 2003, Le retour des villes européennes, Presses de Sciences Po. ; Annales de la recherche urbaine, Gouvernances, 80‑81, 1998 ; sur la démocratie participative : Espaces et sociétés, Ville et démocratie, n° 112, 2003, et Ville, action « citoyenne ». et débat public, n° 123, 2005 ; Rui S., La démocratie en débat, Paris, Armand Colin, 2004 ; Bacqué M.-H., Rey H., Sintomer Y., dir., Gestion de proximité et démocratie participative, Paris, La Découverte, 2005.

5 Ratouis O., Segaud M., 2001, « De la “maîtrise d’ouvrage” au “collectif d’énonciation” : proposition pour une nouvelle approche de la production territoriale »., in Espaces et sociétés 105‑06 (127‑145).

6 Gaudin J.P., 1999, Gouverner par contrat, Paris, Presses de Sciences Po.

7 On reconnaît ici la position d’expert instituant, c’est-à-dire participant à la construction et la l’émergence d’une question, par opposition à l’expert mandaté appelé à se prononcer sur un problème préalablement défini (cf. Castel R., 1985, « L’expert mandaté et l’expert instituant »., in CRESAL, Situations d’expertise et socialisation des savoirs, Saint-Étienne, pp. 81‑92).

8 Recherche réalisée, sous la direction de Jean-Jacques Terrin, par le département Génie des systèmes urbains de l’université de technologie de Compiègne.

9 Particulièrement dans Espaces et sociétés, Ville et démocratie, 2003 ; Sandrine Rui (La démocratie en débat, Paris, Armand Colin, 2004) et Nicolas Louvet (« La concertation publique dans les PDU, une production d’expertise ? »., Métropolis, n° 108‑109, 2002, pp. 88‑90) soulignent également les apports des procédures de consultation des citoyens ou habitants.

10 « La construction des problèmes environnementaux de même que la formation des solutions proposées s’articulent sur des catégories proprement savantes. L’écologie, d’abord adossée à la critique radicale de raison scientifico-technique a triomphé sous les formes inattendues d’une revanche des “ingénieurs et des savants” et de leurs alliés bureaucratiques, eux-mêmes membres de ces grands corps techniques dénoncés autrefois ». (Gaïti, 2002). Si l’écologie semble un terrain favorable au retour en force du pouvoir de la Science, de façon plus générale, la théorie des forums hybrides ou de l’intelligence collective recèlerait une forme plus insidieuse de l’emprise de la rationalité technique sur l’action publique. D’une part, le citoyen n’y serait reconnu qu’en tant que détenteur d’une expertise liée à son vécu, d’autre part, on suppose qu’il partagerait avec les experts « traditionnels ». et les scientifiques, le même attachement à la valeur de la production de connaissance (Rudolf, 2003).

11 En élargissant le propos, on peut se demander si affirmer que tout le monde est expert de quelque chose n’introduit pas aussi quelque confusion sur les positions des acteurs du débat public ou des projet urbains, en supposant que le savoir est l’axe commun des échanges et le seul fondement au droit à la parole.

Thérèse Evette

Directrice scientifique du Laboratoire Espaces – Travail (LET), École nationale supérieure d’architecture de Paris La Villette, responsable du réseau Ramau.
LET (Laboratoire espaces travail)
École nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette
144, av. de Flandre 75019 Paris, France
tevette@paris-lavillette.archi.fr

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