Le processus de conception et de planification est à la fois individuel, collectif et multidisciplinaire. Il englobe de multiples perspectives et compétences professionnelles. Dans ce processus, un espace aux solutions essentiellement infinies se focalise progressivement, pour être finalement fixé sur les plans représentant l’objet à construire. Rechercher et négocier les solutions techniquement et économiquement réalisables sur un grand nombre de détails implique de maîtriser un large réseau de pouvoir et d’interrelations.
Même si, pour de nombreux projets aujourd’hui en Autriche, l’architecte a toujours la responsabilité de la planification et de la qualité d’ensemble de la conception, la complexité grandissante des conditions de planification a érodé le rôle de « l’architecte généraliste ». Parmi les facteurs qui contribuent à cette complexité, on peut citer :
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la notion de l’architecture comme élément de marketing, avec une pression sur les architectes pour créer des images uniques
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le contrôle des coûts : intégrer des préoccupations de maintenance, de services futurs, de l’utilisation des équipements, etc. dans le processus de conception
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la planification du cycle de vie : planifier la flexibilité et l’hybridation (faire évoluer et/ou changer les usages sociaux)
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la multiplication des matériaux, notamment écologiques, et des technologies, ainsi que les nouvelles méthodes de préfabrication des éléments de construction
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les procédures complexes d’approbation et d’évaluation et les règles locales de construction
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un environnement politique complexe de concours et de compétition, ainsi que les procédures de participation du public.
Les demandes de planification induisent des spécialisations et les architectes doivent en conséquence étendre leurs réseaux de consultants. Par ailleurs, de plus en plus d’entreprises agissent non pas comme des entreprises de bâtiment mais comme des « acteurs culturels », minant d’autant plus le rôle de l’architecte.
Cette situation crée une dynamique qui, tout en menaçant le rôle dominant de l’architecte, recèle également une possibilité d’innover dans les pratiques de planification et d’élargir l’espace des solutions de la conception architecturale. Dans cet article, nous explorons cette possibilité, en nous questionnant sur les moyens de renforcer le rôle de l’architecte dans les processus complexes de planification.
Notre réflexion s’appuie sur une étude ethnographique à long terme de la pratique architecturale, qui nous permet d’identifier et de décrire quelques-unes de ses fonctions génériques : à la fois sa nature conceptuelle complexe et hautement coopérative, et la nécessité d’organiser le travail de façon ouverte, informelle et aisée. Les travaux de terrain ont été collectés sur plus de deux ans à travers une observation active des travaux en cours, combinée avec des entretiens détaillés. Ils couvrent un éventail diversifié de projets dans leurs différentes étapes, parmi lesquels figurent plusieurs grands projets de construction, comme le Pleasure Dome, un centre de loisirs dans la zone des gazomètres à Vienne (Büscher et al., 1999, Wagner, 2000, Schmidt/Wagner, 2002).
1. Le besoin de méthodes
Notre thèse est que pour préserver et enrichir leur rôle dans le processus de planification, les architectes ont besoin de méthodes, de stratégies et de pratiques professionnelles innovantes qui peuvent les aider à réinterpréter et à étendre leur rôle. Alors qu’il n’est plus possible de contrôler chacun des détails d’un grand projet de construction, les architectes peuvent néanmoins déterminer les aspects cruciaux de sa conception. C’est ce que nous appelons une « approche morphologique » de la conception. Une telle approche va plus loin que le travail avec « les faits », d’un côté, et l’interprétation subjective–intuitive, de l’autre. Elle transcende le principe ou l’idée qui fondent la conception, en développant une compréhension basée sur des concepts. Elle vise à mobiliser, à étendre et à flexibiliser cette idée, dans une procédure qui permet de générer une « approche différente ». Dans cette procédure, l’architecte peut jouer un rôle qu’on peut qualifier « d’initiateur universaliste », c’est-à-dire de quelqu’un qui :
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développe les hypothèses concernant aussi bien la conception que la fonction, l’évolution du rôle social, le principe climatique ou la gestion des services, etc.
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peut dialoguer avec un nombre croissant de spécialistes, négocier une solution techniquement et esthétiquement satisfaisante au regard de ses hypothèses et, enfin, contrôler sa réalisation.
L’art de la conception et de la planification architecturales consiste à trouver une façon de préserver la force et l’intégrité conceptuelle du parti architectural, tout en le laissant ouvert à des exigences qui évoluent et se transforment. Il consiste également à interpréter et gérer les contraintes de façon innovante.
Au cours de notre travail ethnographique de terrain, nous avons identifié un ensemble de pratiques professionnelles qui constituent des facteurs cruciaux du rôle « d’initiateur universaliste » de l’architecte, parmi lesquels il convient de signaler :
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la reprogrammation et la qualité d’une « approche différente »
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le travail avec les « substituts »
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l’élargissement des solutions spatiales
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l’art de développer des « objets persuasifs »
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la construction d’espaces de travail partagés.
2. La reprogrammation et la qualité d’une « approche différente »
Concevoir requiert la possibilité de transformer et de reprogrammer, c’est-à-dire d’explorer les solutions et les contextes, de changer d’orientation, d’effectuer des expérimentations, de les présenter et de les mettre en œuvre et, enfin, de garder du temps pour le jeu et le rêve éveillé. Cette « approche différente » exige de mobiliser un éventail de ressources. Elle agit au niveau des images, des métaphores et des analogies, ainsi qu’à celui de leurs confrontations graduelle et systématique avec les faits. L’idée est de percevoir le nouveau au sein du familier, de découvrir les relations entre des objets apparemment incongrus et de s’appuyer sur des notions telles que « l’expression de l’indicible ».
Le principe de la conception du Pleasure Dome est basé sur la métaphore du paysage artificiel (illustration 1), considérant les salles de cinéma comme des rochers « qui trempent dans l’eau, plaçant au-dessus une surface de qualité rugueuse et, en dessous, des pierres précieuses qui scintillent dans l’eau : argent, rubis, émeraude », alors que le centre commercial reflète la notion de « prairies en fleurs ». Les métaphores sont le seul point de départ pour développer une approche différente. Elles doivent être traduites dans les multiples détails qui caractérisent une conception. Notamment, dans cet exemple, le principe climatique du « refroidissement libre » était essentiel pour préserver l’intégrité de la conception.
La reprogrammation est au cœur de nombreux projets de conception urbaine et architecturale, dont chacun touche à un aspect différent du familier et fait l’objet d’une relecture et d’une réinterprétation. Les architectes utilisent souvent des effets visuels pour appréhender les choses différemment, comme « le flou » – des vues qui troublent, tordent et déforment, permettant ainsi aux choses de rester mal définies, imprécises et indistinctes. Dans la planification urbaine, le travail sur les contradictions comme, par exemple, celles de la « tension, la densité et l’intensité qui caractérisent l’urbain face au caractère expansible, fluide et fermé des implantations » peut aider l’architecte à obtenir une approche différente de l’espace urbain (Cf. le concept pour l’Asdperngründe dans Zschokke, 1991).
3. Travailler avec des « substituts » : les méandres de la procédure de prise de décisions
Lorsque le rôle de l’architecte consiste à développer des hypothèses qui peuvent servir de base pour la négociation de son projet avec tous les acteurs impliqués dans la planification, cela impose une certaine ouverture du processus de planification. Il existe de multiples bonnes raisons pour encourager cette ouverture : tout d’abord la complexité des projets, qui interdit de définir et de régler tous les détails dans une démarche pas à pas ; ensuite le désir d’élargir l’éventail des solutions spatiales et d’envisager les choses différemment et, enfin, la nécessité d’impliquer et de mobiliser les compétences et la coopération de nombreuses autres personnes. Cette ouverture implique que les décisions sur les différentes orientations possibles de la conception ne soient pas prises trop rapidement. Elle demande aussi un déplacement conceptuel du travail, d’une situation où on s’appuie sur des éléments ou des solutions fixes, vers un travail avec des « substituts ». L’ouverture conduit ainsi à considérer les spécifications du projet comme partielles et préliminaires.
Un substitut tient lieu de ce qui pourrait être présent, mais est encore en formation. Il permet le passage de la potentialité à l’existence, qui caractérise le travail de conception. Travailler avec les substituts constitue une méthode pour représenter des systèmes relativement complexes avant qu’ils aient pris forme. Les substituts facilitent ainsi la communication à propos de quelque chose qui n’a pas été spécifié en détail. Ils permettent aux personnes de se focaliser sur le concept plutôt que sur un matériau particulier, un produit ou une solution de construction. Par exemple, dans l’exemple cité, un assemblage de matériaux a été utilisé comme substitut pour le matériau de la façade d’un bâtiment : « un verre à l’apparence de tissu irrégulier sur lequel la lumière sera projetée » (illustration 2).
4. L’élargissement des solutions spatiales
Les approches conceptuelles des architectes pour étendre les solutions spatiales de leurs projets sont liées au caractère hybride de l’espace et à sa flexibilité, ainsi qu’à son ouverture à des usages sociaux variables. Elles touchent aussi à l’élargissement des choix de matériaux et des techniques, de même qu’à l’intensification des effets et des qualités de l’environnement projeté.
Développer une nouvelle approche de la façade d’un bâtiment peut exiger de l’architecte qu’il étende les solutions spatiales, de façon à renforcer des qualités spécifiques comme la massivité, la légèreté, la transparence, l’évolutivité, etc. Dans un bâtiment récent, un ensemble de branches et de feuilles a été reprogrammé, fabriqué en métal et utilisé comme matériau de construction pour la façade. L’architecte envisageait une surface scintillante évoquant la métaphore de « l’industrialisation et de la réinterprétation de la nature ».
Dans cette perspective, les architectes utilisent de plus en plus les technologies de l’image et de la lumière pour travailler la structure d’un bâtiment et multiplier les modes de perception. Les médias numériques ajoutent ainsi une dimension visuelle interactive et sociale à l’architecture silencieuse. Signalons également un autre aspect de la lumière, à savoir sa capacité à accentuer la matérialité de l’environnement (Lainer/Wagner, 2000).
5. L’art de développer des « objets persuasifs »
Les architectes travaillent avec une grande variété d’artefacts. Ces artefacts ne sont pas seulement des supports d’information. Ils décrivent également les aspects de la conception à de multiples niveaux de détail, d’exhaustivité et de « technicité », en utilisant différents langages visuels ; ils jouent aussi un large éventail de rôles d’intégration dans le travail de l’architecte, qui exerce son activité dans des relations de coopération (Schmidt/Wagner, 2002). Une part essentielle de la planification est la production d’objets de communication – les « objets persuasifs » – qui sont porteurs d’une intention de conception ou d’une solution particulière. Ces supports invitent au dialogue les autres intervenants, dont ils facilitent les contributions. Ils permettent également l’adaptation de celles-ci au projet. Les « objets persuasifs » des architectes peuvent combiner des textes métaphoriques ou descriptifs avec des images ou des croquis, ou bien encore utiliser les qualités sensuelles des matériaux (comme dans les maquettes). La caractéristique des « objets persuasifs » est qu’ils sont sous-spécifiés, ce qui leur permet d’être ouverts à des élargissements et des modifications, ainsi qu’à de nouvelles interprétations.
6. La construction d’espaces de travail partagés (électroniques)
L’architecte doit de plus en plus orienter ses efforts vers la construction d’espaces de travail partagés, comme supports de coopération au sein d’un vaste réseau d’acteurs. Le média électronique est un outil essentiel pour construire des espaces de travail supports d’une pratique de communication complexe. Ces espaces doivent prendre en compte plusieurs facteurs : le caractère informel et facile des procédures de travail, le caractère multimédia des documents et des matériaux de conception, ainsi que l’exigence d’une vue d’ensemble sur la multiplicité des paramètres et des facteurs à prendre en compte. Les architectes consacrent de plus en plus de temps à développer des supports média pour communiquer, partager l’information et collaborer à distance, ainsi qu’à la création de présentations de leur travail.
La Manufaktur – qui a été créée comme élément d’un projet sur la planification architecturale par ordinateur (Wagner, 2001) – est un environnement 3D pour la combinaison et la représentation des matériaux « dans leur contexte » sous la forme d’espaces de travail (illustration 3). Double cliquer sur n’importe lequel des objets-documents lance l’application de celui-ci et les changements qu’on y apporte seront représentés dans Manufaktur 3D, presque en temps réel. Les objets peuvent être dimensionnés, bougés, tournés et des effets de lumière peuvent être ajoutés. L’objet peut être rendu plus ou moins transparent, organisé en groupe et bien d’autres choses encore. La Manufaktur peut, par exemple, être utilisée pour obtenir la vue d’ensemble d’un grand nombre de matériaux de travail et la conserver, rendant ainsi les ressources accessibles entre les projets et les équipes, actualisant l’information des personnes de l’équipe au-delà des distances géographiques, etc. De tels exemples illustrent la nécessité, pour les architectes, de disposer d’espaces de travail partagés qui leur permettent de s’engager dans une communication intensive avec les autres acteurs concernés – les consultants techniques, les autorités locales, l’industrie du bâtiment, les usagers, etc. – dès le début du projet, pour développer ainsi conjointement les solutions de problèmes complexes.