Réhabilitation de logements et médiation de la demande sociale : l’architecte et le développement durable

Upgrading housing and mediating in social projects: the architect and sustainable development

Claude Grin et Paul Marti

p. 75-86

Citer cet article

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Claude Grin et Paul Marti, « Réhabilitation de logements et médiation de la demande sociale : l’architecte et le développement durable », Cahiers RAMAU, 3 | 2004, 75-86.

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Claude Grin et Paul Marti, « Réhabilitation de logements et médiation de la demande sociale : l’architecte et le développement durable », Cahiers RAMAU [En ligne], 3 | 2004, mis en ligne le 03 novembre 2021, consulté le 23 avril 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/496

Le concept de développement durable qui suppose une prise en compte équivalente des exigences sociales, environnementales et économiques, induit la participation des pouvoirs publics dans un nombre croissant d’opérations. Les agences d’architecture ont élaboré différentes stratégies pour effectuer le passage d’une volonté politique à une pratique du projet architectural et urbain. L’article développe l’exemple du mandat, inscrit dans l’Agenda 21 de la Ville de Lausanne, de réhabilitation pour un îlot d’habitation vétuste qui a été confié à un atelier d’architecture local. Les auteurs montrent que la notion de développement durable conduit à mettre en crise l’hypothèse d’un point de vue surplombant qui permettrait de hiérarchiser les apports des différents savoirs engagés. Dans un cadre d’action marqué par le partage des compétences, les architectes doivent négocier leurs rôles et ajuster leurs compétences dans l’élaboration du projet.

In a growing number of operations the concept of sustainable development, which demands analysis of social, environmental and economic issues projected in the long term, presupposes the participation of public bodies. At the same time, architectural firms have elaborated various strategies to accompany the passage from political will to the implementation of an architectural and urban project. This essay looks at the example of the mandate awarded – under the City of Lausanne’s Agenda 21 operation – to a local firm of architects, for upgrading a run-down block of flats. The writers show how the notion of sustainable development leads to questioning the hypothesis of an overview that supposes a hierarchy in contributions made by different participants. In the framework of an operation characterised by sharing of skills, the architects were obliged to negotiate their roles and adjust their professional prerogatives to serve the elaboration of the project.

Les conditions d’exercice des professions de la conception architecturale et de la planification urbaine ont considérablement évolué ces dernières années. Les architectes sont appelés à définir ou à redéfinir leur rôle, leurs positions et leurs missions dans un contexte marqué par de profondes mutations. L’acte de construire s’est singulièrement complexifié sous l’effet de l’accroissement des exigences en termes de coûts, délais, fonctionnalité, du renouvellement des techniques et de la prise en compte de nouveaux paramètres environnementaux et sociaux. Les séparations entre les différentes phases linéaires qui prédominaient jusque dans les années quatre-vingt-dix se sont estompées. Le processus de conception architecturale s’est notamment modifié par la prise en compte d’itérations entre les différents « états » du projet. Cette imbrication plus forte des phases de la programmation ou de la planification, de la conception et de la réalisation met en cause l’ordre décisionnel hiérarchique traditionnel et génère des brouillages fonctionnels. On assiste aujourd’hui à la mise en place d’un système complexe d’acteurs, dans lequel les rôles des uns et des autres ne constituent plus des données immuables définies par avance. Les attributions des différents intervenants sont, au contraire, négociées au cas par cas dans un contexte de concurrence inter-professionnelle. Elles sont, bien sûr, fonction de la nature de l’objet à planifier mais aussi des rapports de forces et des compétences professionnelles spécifiques des acteurs en présence.

1. Développement durable et projet architectural

Le concept de développement durable qui suppose une prise en compte équivalente des exigences sociales, environnementales et économiques induit la participation des pouvoirs publics dans un nombre croissant d’opérations1.

Les agences d’architecture ont élaboré différentes stratégies pour effectuer le passage d’une volonté politique, c’est-à-dire d’une rhétorique autour du concept normatif de développement durable, à une pratique du projet architectural et urbain.

Nous proposons de considérer la mise en application de ce concept qui provoque une transformation structurelle significative des mandats d’architecture et une mobilisation nécessaire de nouvelles compétences pour l’architecte. Nous prendrons comme exemple le mandat direct pour la réhabilitation de l’îlot d’habitation Tunnel-Riponne à Lausanne, confié à l’Atelier Pont 12, par une coopérative soutenue par les autorités politiques locales. Les objectifs de ce mandat sont inscrits dans l’Agenda 21 de la municipalité et visent à « favoriser un projet participatif impliquant les habitants (de l’îlot Tunnel-Riponne) regroupés en Fondation » avec pour « but de l’opération : la réhabilitation du quartier à coût minimal »2.

Si les deux volontés, politique et habitante, tendent vers un même objectif, le consensus ne sera pourtant pas aisé à trouver entre les autorités qui souhaitent réhabiliter ces immeubles à moindre coût économique, environnemental et social en favorisant l’intégration de la demande sociale, et les habitants ou usagers, dont les modes de vie peuvent entrer en contra­diction avec une gestion urbaine normative.

Les développements qui suivent présentent le mandat d’étude donné aux architectes et le profil particulier de ces derniers. En conclusion, nous montrerons en quoi la démarche développée par les architectes est significative d’une nouvelle forme de la pratique architecturale et de l’émergence d’un nouveau profil professionnel.

2. Le mandat d’étude

Le quartier Tunnel-Riponne situé au centre de Lausanne a subi de fortes transformations ces trente dernières années. Formé initialement d’immeubles locatifs et de commerces du début du vingtième siècle, il a été en grande partie rasé pour faire place à une série d’immeubles adminis­tratifs. Les habitants et usagers des sept derniers immeubles locatifs de l’îlot, appartenant à la Ville de Lausanne et au Canton de Vaud, opposent une âpre résistance depuis quinze ans. En 2001, les habitants ont investi les deux tiers des soixante appartements restants, pour lesquels ils payent un loyer très modeste, et qu’ils ont pour la plupart refait ou entretenu à leur frais en pratiquant une entraide entre locataires sous forme d’échange de compétences. Un tiers des appartements de l’îlot a un statut différent, ce sont des « appartements de secours » gérés par les services sociaux de la Ville de Lausanne. Ils servent à héberger temporairement une population marginale formée de cas sociaux, de toxicomanes et de locataires expulsés par des gérances d’immeubles privées. Cette population est considérée comme source de conflit et indésirable ailleurs.

Illustration 1. Vue d’ensemble des immeubles du quartier Tunnel‑Riponne

Illustration 1. Vue d’ensemble des immeubles du quartier Tunnel‑Riponne

En 2001, la mise en place d’une politique de développement durable marque un tournant dans la controverse autour de l’îlot Tunnel-Riponne et permet à la Ville de Lausanne de choisir la voie de la médiation avec les habitants. Elle leur propose de se regrouper en coopérative et de se constituer avec elle en maître d’ouvrage avec pour objectif de mandater un projet de réhabi­litation qui respecte les critères du développement durable et intègre les habitants dans un processus participatif de programmation-conception. Les habitants acceptent cette proposition de la Ville et se regroupent finalement avec elle dans la Société coopérative d’habitation de l’îlot Tunnel-Riponne (la Coopérative). Ils fixent dans les statuts que le but de la Société est « la préservation ou la création de lieux d’habitat populaire caractérisés par des loyers modestes, en admettant si nécessaire des standards d’équipements limités, et par une prise en considération des aspirations des habitants »3. Le mandat de la Coopérative a pour objectif pratique l’établissement d’un projet qui permette à la Ville d’argumenter sur la faisabilité du projet et de faire voter les crédits nécessaires pour racheter ou bénéficier d’un « droit de superficie » sur le terrain et les immeubles appartenant au Canton de Vaud. Il vise aussi l’obtention d’une garantie bancaire qui permette à la Coopérative de réhabiliter l’ensemble des sept immeubles locatifs restants de l’îlot Tunnel‑Riponne.

3. Les mandataires

Les objectifs étant fixés, il restait au maître d’ouvrage à trouver une équipe de mandataires à même de mener à bien un processus de participation habitante dans la définition du programme et du projet. Sur un plan général, il fallait trouver des praticiens dont la légitimité était reconnue à la fois par la population lausannoise, les autorités politiques de la Ville et les habitants ou usagers du quartier. Sur un plan pratique, les mandataires devaient être en mesure de développer une démarche qui synthétise les attentes du maître d’ouvrage public (maîtrise des contraintes techniques et financières propres à l’approche normative de la réhabilitation) et de la demande des habitants (capacité à développer un projet de rénovation respectueux des critères d’habitabilité des locataires et des aménagements intérieurs qu’ils ont réalisés).

Le choix s’est porté sur le bureau lausannois Pont 12, un atelier formé de quatre architectes associés et de stagiaires. Ce bureau offre aux maîtres d’ouvrage public la garantie de praticiens reconnus au bénéfice d’une expérience professionnelle dans le domaine de la construction neuve et de la réhabilitation ou de la transformation d’immeubles privés ou publics. Cette pratique est sous-tendue, chez un des membres du bureau, par un savoir théorique acquis dans le cadre d’une activité d’inventaire des monuments historiques. En plus des compétences culturelles, techniques, financières traditionnelles de l’architecte, les mandataires disposent d’un savoir qui est propre à leur assurer la reconnaissance des habitants et des usagers actuels du quartier : deux d’entre eux ont habité pendant plusieurs années dans l’îlot et disposent donc d’une connaissance des lieux fondée également sur l’observation et la pratique.

Illustration 2. Ilot Tunnel-Rippone : immeubles d’habitation

Illustration 2. Ilot Tunnel-Rippone : immeubles d’habitation

4. Le processus de programmation‑conception

Sur un plan pratique, le mandat doit remplir deux objectifs. Les architectes ont pour mission, d’une part, de développer un processus participatif avec les habitants de l’îlot Tunnel-Riponne et, d’autre part, d’établir rapidement un projet et un devis. Ceux-ci doivent permettre à la Ville de Lausanne d’argumenter sur la faisabilité du projet et de faire voter les crédits nécessaires pour racheter ou bénéficier d’un droit de superficie sur les terrains et les immeubles appartenant au Canton de Vaud. Ils visent aussi à l’obtention d’une garantie bancaire qui permette à la Coopérative de réhabiliter l’ensemble des sept immeubles locatifs restants de l’îlot Tunnel‑Riponne.

Sur un plan théorique, le mandat se présente moins comme la demande d’une réponse technique que comme la construction d’un problème qui s’inscrit dans les différents registres du développement durable, obligeant les mandataires à repenser leurs relations de travail.

Dans cette opération de réhabilitation, la mission des architectes devient rapidement difficile à gérer. Un premier niveau de complexité découle de la constellation des acteurs en présence et de la divergence des intérêts qu’ils poursuivent. Un second provient de la nécessité d’une implication progressive des usagers et des habitants dans la définition d’objectifs partagés, permettant de surmonter une situation initiale de refus de toute modification architecturale et du tissu urbain.

Les deux catégories d’acteurs en présence au sein de la Coopérative, les habitants et la Ville, ne défendent pas des intérêts identiques même si tous deux poursuivent un objectif de maintien et de réhabilitation de l’îlot Tunnel-Riponne. En accordant la maîtrise d’ouvrage à la Coopérative, les acteurs rendent complexe le mandat des architectes qui se trouvent confrontés « à un maître de l’ouvrage à deux têtes »4.

Une partie des habitants a développé différentes formes d’appropriation de son logement, en insistant sur le mode privé (salle de bains installée dans les grandes pièces, appartements devenus des lofts) ou professionnel (appartement transformé en atelier ou galerie d’artistes, en maison d’édition). Les habitants et usagers, membres de la Coopérative, définissent par conséquent leur demande de manière minimaliste en se déterminant uniquement par rapport à ce qui leur est familier et à des préoccupations immédiates. Leur demande se résume à un minimum, voire aucune intervention à l’intérieur de leurs appartements. Ils justifient ce choix par le fait qu’eux-mêmes ont déjà beaucoup investi dans l’entretien ou la transformation de leur appartement, et qu’ils ont choisi ce mode de vie en dehors des normes locatives usuelles.

Pour la municipalité, la transformation de cet ensemble insalubre participe d’abord pour les logements de secours, d’une opération sociale et de réinsertion d’une population marginalisée et dépendante de l’aide sociale, et plus généralement pour l’ensemble des habitants et usagers du quartier, d’une stratégie d’image fondée sur l’amélioration du cadre de vie des habitants et la préservation de l’environnement. Par cette intervention urbanistique, la Ville entend opérer la requalification d’un quartier aussi bien au niveau social qu’architectural. Elle avance l’argument que ces immeubles sont situés au centre-ville et qu’ils ne peuvent être laissés à l’abandon au risque de détériorer l’image de la ville.

Les rapports entre les groupes d’acteurs apparaissent difficiles, non seulement en raison d’objectifs divergents, mais aussi des expertises différentes dont ils disposent. Le conseil d’administration de la Coopérative est formé, d’une part, de professionnels du bâtiment (juriste président d’une association de défense des locataires, gestionnaire, architecte) défendant une expertise technocratique et possédant une grande aisance dans la lecture des plans, des devis et de la gestion financière et, d’autre part, d’habitants disposant d’une expertise pratique de leur lieu d’habitation. L’expérience sur le terrain a montré que la reconnaissance des prérogatives des architectes passait par l’identification d’un partage des compétences. Alors que les habitants n’ont pas la pratique des travaux de gros-œuvre (système porteur, murs extérieurs, isolation, toiture, fenêtres, etc.), ils sont avertis en ce qui concerne le second œuvre (traitement de surfaces et sols, cloisons, etc.) à l’intérieur des appartements. Les architectes se sont donc vus reconnaître des compétences techniques en matière de gros-œuvre mais pas de second œuvre avec comme consigne « de ne pas rentrer dans les appartements ». Ce scénario ayant été anticipé, le domaine le plus conflictuel a été en définitive celui, intermédiaire, des installations où l’expertise des différents acteurs se rencontraient ; ici, les habitants ont imposé un projet minimal, refusant une transformation à plus long terme.

Depuis l’engagement du processus participatif en juillet 2001 jusqu’en juin 2002, date de la modification du cadre de référence du projet, les différents acteurs vont développer une controverse qui devient à la longue conflictuelle. La mésentente entre les habitants, les architectes et la Ville portent sur trois aspects. Elle concerne d’abord des points de divergences fondamentaux qui se rattachent à la définition du programme5. Elle provient ensuite de la difficulté des acteurs à prendre en compte leurs compétences réciproques. Elle résulte enfin de carences au niveau de la gestion du processus participatif dans un contexte nouveau, marqué par la mise en œuvre d’une politique de développement durable.

Les divergences sont trop fondamentales pour que le projet puisse aboutir à un consensus ou à une acceptabilité de la part des différents acteurs qui demandent une redéfinition des objectifs. Afin d’éviter un blocage définitif, la Ville définit à nouveau, en juin 2002, sa participation à la Société coopérative et le mandat des architectes. Elle prend à sa charge l’ensemble des travaux, mais fixe un montant maximal de 7 millions et partage en deux lots la gestion des appartements. Elle en garde en gérance 60 % et en laisse 40 % sous le contrôle des habitants. Cette solution est acceptée par tous et permet d’aboutir, en octobre 2002, à un accord.

5. Eléments de synthèse

Dans cette partie conclusive, nous proposons quelques éléments de réflexion permettant d’insérer l’analyse du processus dans un débat plus large sur la mutation des métiers de l’architecture et l’émergence de nouveaux profils professionnels.

Un premier ensemble de questions porte sur les mutations structurelles du cadre d’exercice dans lequel s’inscrit le mandat d’étude confié à l’atelier d’architecture Pont 12. En quoi l’activité déployée par ce bureau dans l’îlot Tunnel-Riponne est-elle significative d’une transformation des processus de conception et de réalisation des projets ? En quoi est-elle représentative d’une évolution plus large de l’exercice professionnel ?

Un second groupe de questions porte sur le profil professionnel qui se dessine dans ce mandat de définition concertée des interventions, du projet et de sa réalisation. Quelles compétences sont convoquées et comment s’accordent-elles ? Comment la discipline d’origine joue‑t‑elle ?

5.1. Transformations structurelles de la demande

En premier lieu, le mandat d’étude confié à l’atelier Pont 12 et le type de conduite de projet, fondé sur une démarche de construction de la demande sociale, est tributaire d’un contexte local. Il est issu d’une situation de blocage et de plus de quinze ans de luttes entre la municipalité de Lausanne et les habitants autour de la rénovation d’un quartier urbain qui a fait l’objet d’innombrables projets d’assainissement, allant de la création d’un centre administratif au projet actuel de rénovation douce des logements existants.

En second lieu, l’opération de réhabilitation est significative de changements de la demande sociale qui dépassent le cadre spécifique, local ou national. À ce titre, elle illustre les transformations structurelles des conditions d’exercice et elle donne des indications précieuses sur les mutations du profil professionnel de l’architecte. Ce projet participatif s’inscrit dans un contexte de crise à l’échelle européenne des modèles traditionnels de gouvernementalité, en particulier d’un mode de gestion caractérisé par une large délégation du pouvoir de décision aux instances politiques et aux services administratifs. Ces derniers ont longtemps fondé leurs interventions sur une approche technocratique du projet désormais révolue : ils privilégiaient systématiquement des instruments théoriques, des méthodes d’analyses et d’interventions spécifiques aux disciplines de l’urbanisme et de l’architecture.

En troisième lieu, la rénovation de cet ensemble de logements anciens au centre-ville participe d’une non moins profonde transformation des processus d’urbanisation au cours des trente dernières années, processus qui sont passés en Europe d’un modèle d’expansion quantitatif, fondé sur la démolition-reconstruction et le développement en périphérie des agglomé­rations, à un modèle qualitatif orienté vers la revalorisation et la requalification du cadre bâti préexistant. Dès lors, le respect de la dimension patrimoniale de la ville apparaît comme un des fondements premiers de l’identité urbaine. Toute intervention dans le domaine du bâti s’apparente à une intervention dans la ville et entraîne une réflexion qui ne peut plus se résumer aux considérations formelles/plastiques/fonctionnelles ou constructives limitées à l’échelle de l’édifice mais doivent s’ouvrir à des réflexions et des pratiques articulées sur l’échelle urbaine. Ce chantier de la transfor­mation urbaine nécessite, comme l’illustre l’opération Tunnel-Riponne, de changer les modalités d’intervention en faisant intervenir une configuration élargie d’acteurs dans la définition du programme d’intervention. Aujourd’hui, nous l’avons vu, ces différentes préoccupations liées à la protection du milieu urbain et à l’amélioration des conditions de vie en ville s’inscrivent dans le cadre d’un projet de développement intégré, social et urbain, défini en référence au concept de développement durable.

5.2. Vers un nouveau profil professionnel ?

Le projet de réhabilitation développé par l’atelier Pont 12 mobilise d’abord les compétences tradition­nelles de l’architecte. En amont du projet, les auteurs recourent à des instruments d’analyse courants comme les études historiques de la morpho­logie et de la substance bâtie ou les diagnostics techniques. Dans un même registre, l’élaboration du projet prend ensuite largement appui sur le panel des savoirs professionnels de l’architecte qui est, comme cela est fréquent en Suisse, en charge non seulement de l’avant-projet et du projet d’exécution mais aussi de la surveillance des travaux et du pilotage. À ce propos, il est significatif que le mandat ait été confié à un atelier formé de praticiens issus de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), ayant par ailleurs une pratique professionnelle conventionnelle. Dans leur présentation, les membres de l’atelier Pont 12 mettent d’ailleurs largement en avant ces compétences traditionnelles de l’architecte – expertise technique et culturelle, capacité de pilotage – sur lesquelles ils continuent à fonder en bonne partie leur légitimité, y compris dans l’opération qui nous intéresse.

Dans l’îlot Tunnel-Riponne, ces compétences encore largement reconnues en Suisse, se combinent toutefois à une expertise nouvelle. En effet, la traditionnelle mission de pilotage apparaît plus complexe et requiert par conséquent de l’architecte, un savoir‑faire élargi.

Le nouveau profil d’architecte qui se dessine est celui d’un acteur capable de gérer, seul ou en association avec un spécialiste de la communication, un processus itératif et participatif de définition, de conception et de réalisation. L’importance stratégique de la fonction d’interface qui découle de ce dernier point suppose un fort développement des compétences relationnelles et communicationnelles, et plus particulièrement, la capacité à intégrer des intervenants non professionnels.

De prime abord, ce nouveau profil professionnel d’architecte semble jouir d’une position plus faible que celle dont il bénéficie dans un projet conduit de façon traditionnelle. La demande sociale n’est plus simplement « filtrée » par l’architecte « en colloque solitaire » avec son maître d’ouvrage institu­tionnel, mais défini progressivement dans le cadre de séances où les usagers font intervenir leurs attentes et font valoir leurs compétences habitantes. Autrement dit, au centre des processus de conception se trouvent les interactions, la négociation des rôles et des fonctions. Cette définition progressive de l’objet au cours d’une suite d’interactions crée une situation de concurrence partielle entre les compétences scientifiques des architectes et celles, profanes, des habitants. Dans un tel processus et avec cette constellation d’acteurs, les mandataires doivent veiller plus encore que dans un projet traditionnel à ne pas « perdre le projet », c’est-à-dire ne pas perdre le concept d’une approche qui ne se résume pas à une simple addition d’expertises différenciées.

De nombreux architectes considèrent aujourd’hui que la profession est sinistrée. La crise économique, la réduction concomitante du volume des affaires, l’ouverture des marchés publics à la concurrence internationale et la transformation de la demande se sont opérées – estiment-ils – au détriment des valeurs qui ont longtemps garanti à la profession son autonomie et son prestige : maîtrise de la conception, responsabilité sociale et culturelle, indépendance de l’architecte. L’étude de l’opération Tunnel-Riponne et du parcours professionnel des membres associés du bureau Pont 12 tend toutefois à démontrer que ce déclin est, en Suisse du moins, loin d’être inéluctable. Face à une profonde transformation de la demande sociale induite par la mise en œuvre d’une politique de développement durable, des praticiens parviennent à asseoir leur position sur le projet et à maintenir leur légitimité professionnelle.

Toutefois, l’étude de cas montre aussi que si la figure d’architecte généra­liste perdure c’est toutefois au prix d’une adaptation qui en renouvelle le profil. La prise en compte de nouveaux paramètres environnementaux et sociaux s’accompagne d’une complexification du processus d’édification, qui nécessite une capacité nouvelle à piloter des projets marqués par l’intégration de la programmation et de la conception et à gérer les relations avec une maîtrise d’ouvrage à la fois publique et privée. En mettant en crise l’hypothèse d’un point de vue surplombant qui permettrait de hiérarchiser les apports des différents savoirs engagés, la notion de développement durable contraint les professionnels à négocier leurs rôles et leurs compétences respectives dans l’élaboration du projet. L’architecte n’est plus dans une situation de contrôle ou de maîtrise absolue puisqu’il opère dans un cadre d’action marqué par le partage des compétences. Le projet négocié qui doit trouver un consensus ou une acceptabilité de la part des différents acteurs (pouvoirs publics, habitants contestataires, citoyens de la ville, architectes et autres experts) illustre bien une des transformations structurelles des mandats d’architecture et de la pratique des architectes. Cette évolution du rôle de l’architecte et de sa pratique ne constituent pas pour autant une rupture épistémologique : il ne s’agit pas de passer d’une méthode à une autre radicalement différente, mais d’accepter un processus de complexification qui voit cohabiter dans un même site des logiques diverses. Nous sommes plutôt dans une situation qui intègre des formes d’expertise plurielles et qui relève de l’hybridation des théories et des stratégies.

1 Les principaux facteurs de transformation et les nouveaux enjeux de la société helvétique sont liés comme dans toute l’Europe à des phénomènes de

2 Citations extraites de l’entretien avec l’architecte François Jolliet.

3 Idem.

4 Idem.

5 Les architectes proposent un premier projet qui répond aux attentes de la Ville en amélio­rant sensiblement le confort des logements, en assurant

1 Les principaux facteurs de transformation et les nouveaux enjeux de la société helvétique sont liés comme dans toute l’Europe à des phénomènes de globalisation et de mondialisation, mais aussi plus particulièrement à des exigences écologiques et de protection de l’environnement qui ont trouvé leur prolongement dans le concept du développement durable. Ces exigences, particulièrement sensibles en Suisse, où elles rejoignent des valeurs identitaires, participent à la construction de l’ethos du citoyen. La Confédération helvétique a ainsi intégré le concept de développement durable dans la nouvelle Constitution fédérale de 1999 (art. 2, But, et art. 73, développement durable). Avant cette date, le Conseil fédéral avait confié la gestion du dossier « développement durable » à l’Office fédéral de l’aménagement du territoire (OFAT) qui avait, dès 1996, explicitement intégré ce principe à la politique suisse en matière d’aménagement du territoire. Cet office fonde sa politique actuelle sur quatre stratégies principales, dont une concerne plus particulièrement l’espace urbain : « Aménager le milieu urbain : mise en réseau, rénovation et revitalisation des villes, limitation de l’extension territoriale des agglomérations et structurations de ces zones urbanisées, amélioration de la qualité de l’habitat ».

2 Citations extraites de l’entretien avec l’architecte François Jolliet.

3 Idem.

4 Idem.

5 Les architectes proposent un premier projet qui répond aux attentes de la Ville en amélio­rant sensiblement le confort des logements, en assurant une meilleure sécurité et en respectant un certain nombre de critères écologiques. Les habitants estiment que ce projet est beaucoup trop cher et ne respecte pas leur volonté de maintenir un « habitat populaire » dans l’îlot Tunnel-Riponne.

Illustration 1. Vue d’ensemble des immeubles du quartier Tunnel‑Riponne

Illustration 1. Vue d’ensemble des immeubles du quartier Tunnel‑Riponne

Illustration 2. Ilot Tunnel-Rippone : immeubles d’habitation

Illustration 2. Ilot Tunnel-Rippone : immeubles d’habitation

Claude Grin

Fondation Braillard
16 rue Saint Léger
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Paul Marti

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