Aujourd’hui, l’architecte est fréquemment sollicité pour intervenir sur des espaces qu’il doit recomposer dans des contextes urbains déjà bâtis, parfois habités, généralement chargés d’histoire, à l’image de ces friches urbaines ou autres zones d’activité délaissées, situées à proximité des centres-ville. Ces situations de projet ont, du fait de l’ampleur (superficie) des territoires concernés et de leur rôle stratégique (médiatisation), la particularité de mettre en scène de nombreux acteurs aux intérêts différents, voire contradictoires. L’architecte apparaît alors comme l’homme de synthèse qui par la « magie du projet » va rechercher les bases consensuelles qui vont permettre la transformation progressive de ces sites. Pour ces raisons, ses compétences se diversifient et couvrent aussi bien les diagnostics urbains et architecturaux, la réglementation et l’usage des sols, la programmation et la négociation que la conception et la formalisation spatiale. Dans de nombreuses opérations, des architectes sont ainsi conduits à investir une position de médiateur au sein d’équipes associant maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre en phase opérationnelle. Dès lors, leur légitimité professionnelle ne repose plus seulement sur la dimension esthétique et technique, mais surtout sur leur capacité à établir des modes de liaison et de relation entre des intérêts contradictoires ainsi que leur habileté à les gérer dans le cadre de nombreuses contraintes.
C’est précisément ce contexte d’intervention spécifique pour les professionnels de la maîtrise d’œuvre, de plus en plus répandu en France en matière d’aménagement urbain (l’urbanisme encadré), que nous avons voulu interroger et illustrer, en nous basant sur l’expérience d’un architecte-urbaniste, Alain Charrier, en charge de la coordination de deux importantes opérations d’aménagement à Bordeaux1, l’une privée, les « Chartrons », l’autre publique, « Cœur de Bastide ».
Descriptif de la Zone d’Aménagement Concertée des Chartrons |
Programme : - Superficie : 5 ha |
Acteurs : - Initiation du programme : Ville de Bordeaux et société Domofrance. |
Calendrier : - Consultation pour le concours : mai 1994 |
Descriptif de la Zone d’Aménagement Concertée “Cœur de Bastide” |
Programme : - Superficie : 25 ha dont 10 aménagés en espaces verts |
Acteurs - Initiation du programme : Communauté Urbaine de Bordeaux et ville de Bordeaux |
Calendrier - Études préalables : 1994 (Projet d’orientation urbaine) |
Trois axes d’interrogation et de réflexion permettent de mettre en perspective les singularités du parcours de l’architecte-urbaniste dans le cadre de ces deux opérations : celui de l’évolution du secteur de l’aménagement urbain que traduit cette expérience, celui des compétences mobilisées par l’activité même de coordination et, enfin, l’axe des coopérations et des partenariats (l’interprofessionnalité) requis par cette fonction.
1. Un nouveau cadre d’action
L’expérience professionnelle que nous avons retenue révèle plusieurs changements dans le domaine de la conception et de la coordination d’opérations complexes, propre au secteur de l’aménagement urbain en France (type ZAC ou zone d’aménagement concerté)2.
En termes de commande et de contenus de missions, nous assistons d’abord à un changement d’échelle et de stratégie d’intervention avec l’importance prise par le travail préalable de contextualisation des territoires concernés. Il s’agit en effet de recycler, reconvertir et requalifier, dans une logique de renouvellement urbain, des sites anciens comme l’illustre, parmi de nombreuses autres villes, le cas bordelais à travers les exemples de friches industrielles et portuaires en déshérence et de chais viticoles abandonnés. D’où la nécessité, pour les structures de commande, d’articuler différentes logiques d’action, à la fois politiques, financières et sociales et différentes échelles d’intervention, de la ville à la zone, du quartier à l’îlot, ce qui a pour effet de mobiliser des professionnalités spécifiques ayant trait à la régulation des actions entreprises comme la fonction coordination. On assiste ainsi à une professionnalisation des maîtrises d’ouvrage publiques comme privées, qui intègrent en amont de nombreuses expertises afin de réduire les incertitudes liées à la réalisation d’opérations complexes étalées sur huit, dix ans : expertise en diagnostic, études de faisabilité, programmation, gestion des risques, etc.
Un changement de temporalités ensuite, dans la mesure où les acteurs du projet doivent anticiper et posséder une vision globale de l’ensemble des paramètres en jeu, qu’ils soient financiers, sociaux, techniques ou écologiques. À charge pour eux de savoir maîtriser le temps long (savoir préserver le concept de base), gérer le temps court (savoir intégrer les opportunités) et enfin, trouver l’équilibre entre ce qui est appelé à être permanent et ce qui doit rester négociable. Dans la recherche de cet équilibre, on utilise beaucoup la notion de cohérence pour qualifier la conduite à tenir : cohérence des moyens, cohérence des interventions, cohérence des formes produites.
Enfin, nous assistons à un changement d’attitudes chez les professionnels de l’urbain, avec le primat donné à l’opérationnel qui passe par l’articulation constante et pragmatique entre la conception et la réalisation, par des projets plus élaborés en amont, plus dessinés et qui vont très loin dans l’expertise, dans l’analyse des contraintes et de la faisabilité, notamment autour des critères d’emprise, de voirie et de densité3.
En conséquence, ces changements modifient et font évoluer le rôle et l’activité de l’architecte-urbaniste. Son positionnement professionnel, ses alliances et ses conditions d’exercice s’en trouvent sensiblement transformés. Il se trouve en effet de plus en plus souvent en position d’exercer tout un éventail de missions qui renvoie à cette notion revendiquée de « maîtrise d’œuvre urbaine » comprenant des missions d’aide à la décision, situées en amont du processus, par exemple sur les orientations programmatiques et des missions de gestion de proximité : suivi, assistance technique auprès de l’aménageur, coordination des actions des différents maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre intervenants au sein de la ZAC. Réducteur d’incertitudes, l’architecte-urbaniste coordonnateur devient pour cela un go-beetween4, proche par sa culture professionnelle de la maîtrise d’œuvre et garant, par la nature de son intervention, de la continuité des objectifs du maître d’ouvrage vis-à-vis du projet d’ensemble.
De même, nous observons la constitution de nouvelles alliances qui, dès les phases amont, se nouent fréquemment entre l’architecte-urbaniste et d’autres professionnels de la maîtrise d’œuvre. C’est le cas, par exemple, avec certains bureaux d’études lors des études préalables : BET diagnostic circulation et stationnement ou BET programmation et techniques d’évaluation des coûts5. Des associations qui répondent en fait aux exigences de la maîtrise d’ouvrage quant au souci constant d’une meilleure maîtrise de l’opérationnalité des projets.
Dans ce cadre, l’intégration et l’implication de l’architecte-urbaniste coordonnateur dans des dispositifs d’action maîtrise d’ouvrage/maîtrise d’œuvre spécifiquement élaborés pour mener à bien de telles opérations d’aménagement urbain, deviennent nécessairement plus fortes que dans les systèmes traditionnels. Se met en place un travail de co-élaboration et de co-production du projet d’aménagement urbain, au sein d’équipes où l’architecte-urbaniste coordonnateur joue le rôle d’animateur pour faire en sorte que soient fixées assez précisément les orientations de la programmation6. Le tout dans des conditions d’exercice qu’il faut cependant distinguer selon la nature privée ou publique de la maîtrise d’ouvrage. Dans le secteur privé, l’organisation de la maîtrise d’ouvrage, centrée sur une logique d’investissement et d’entreprise, fait que la proximité est plus grande avec l’aménageur privé et les maîtres d’ouvrage d’opérations internes à la ZAC. D’où une fonction de coordination plus lisible qui se retrouve inscrite, par exemple, de manière contractuelle dans les actes de vente des îlots aux différents opérateurs. Le rôle du coordonnateur y est explicitement reconnu. Avec le public, le travail d’élaboration d’une offre urbaine publique en direction d’investisseurs potentiels est préalablement défini dans le cadre d’une politique urbaine planifiée. L’architecte-urbaniste coordonnateur n’est alors qu’un des acteurs techniques parmi d’autres dans un dispositif complexe comprenant plusieurs niveaux de responsabilités, sur une chaîne de décision qui s’avère beaucoup plus longue que dans le privé. La relation au maître d’ouvrage est alors plus distante et la fonction moins lisible et plus diluée (les arbitrages sont effectués par le politique). Elle s’inscrit d’autre part dans un cadre réglementaire plus strict (code des marchés publics) dont on connaît les contraintes.
2. L’élargissement des compétences
L’une des principales compétences identifiées chez l’architecte-urbaniste coordonnateur consiste à traduire des objectifs, qu’ils soient politiques ou d’investissement, en projets. Elle est essentielle puisqu’il s’agit d’abord dans les deux cas (ZAC) de créer une image de ville à travers la notion référence de quartier urbain, plurifonctionnel et attractif. Cette capacité de traduction s’appuie sur une culture du site et une philosophie d’intervention qui nécessitent, selon Alain Charrier, la double source de compétences de l’architecte et de l’urbaniste. Une disposition qui permet d’avoir une écoute mieux adaptée à chaque interlocuteur, dans la mesure où elle tient compte des différentes échelles spatiales d’intervention, celle de l’édifice ou celle de la ville, qui fondent tel ou tel discours.
La négociation et la médiation, constitutives de la fonction de coordination, sont les autres compétences essentielles mobilisées dans ce cadre. Elles se rattachent en pratique à différentes tâches de pilotage technique en phase opérationnelle dont l’objectif est triple : faire partager l’image virtuelle du projet aux maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre d’opérations, par un travail permanent de négociation sur les normes à suivre et sur les résultats à atteindre ; faire respecter cette image sur la durée, sachant qu’en fonction du pouvoir délégué par l’aménageur à l’architecte, certains maîtres d’ouvrage du bâtiment seront tentés d’exercer une certaine autonomie et d’imposer leur vue ; rendre enfin cette image créative et non figée avec la difficulté de toujours formaliser au mieux les résultats escomptés.
De même, les compétences en matière de communication demeurent déterminantes, dans la mesure où l’architecte-urbaniste coordonnateur exerce également une part non négligeable de la fonction de portage de projet. Cette fonction peut cependant subir sur la durée des glissements, comme le montre le changement d’attitude du maire de Bordeaux, maître d’ouvrage de l’opération Bastide (également président de la Communauté urbaine de Bordeaux7) vis-à-vis du rôle de l’architecte-urbaniste coordonnateur. Formulée au préalable, dans son acception presque exclusive de contrôle du respect du cahier des charges, la demande a en effet évolué progressivement vers une attente, exprimée de plus en plus fortement, de justification des formes produites in fine (couleurs des matériaux utilisés, styles des bâtiments réalisés, etc.). On est passé ainsi de préoccupations principalement quantitatives à des préoccupations essentiellement qualitatives8, d’autant plus que le marché immobilier est au rendez-vous et la demande des investisseurs soutenue.
Quelles sont alors les incidences de ces compétences, plus spécifiquement liées à la fonction de coordination, sur le profil d’activité traditionnel de l’architecte-urbaniste ? À ce sujet, trois réflexions complémentaires peuvent être engagées.
Une première réflexion porte sur une compétence particulière qui est la capacité à formaliser le projet d’ensemble grâce à une « image active ». La représentation du projet par l’image de synthèse est en effet devenue essentielle en tant qu’outil de démonstration des potentialités et des virtualités du projet. L’image permet d’actualiser le projet, de le rendre interactif sur la durée, de constituer un outil d’assistance permanent et de peaufiner le cahier des charges. C’est une manière de réduire la complexité en permettant au projet d’ensemble d’être plus convaincant, parce que progressivement plus ciblé. Si le sujet n’est pas nouveau, il semble néanmoins qu’il y a là toujours matière à réflexion sur les effets induits et les impacts de tels outils.
Une deuxième réflexion concerne la personnalisation des compétences requises pour ce type d’intervention avec la notion d’auteur du projet d’ensemble. La signature de l’architecte peut, en effet, servir d’emblème au projet, incarner sa philosophie, son concept avec, il est vrai, des variantes selon qu’on se situe dans le secteur privé ou public. La notion d’auteur du projet d’ensemble est contractuelle avec le premier et constitue même une base d’adhésion (on vend un concept qui est signé), alors qu’avec le second, elle risque d’être dissoute dans un dispositif d’action plus complexe où le mode de régulation politique (au sens des arbitrages) la rend moins probante. Mais, dans les deux cas, que peut-elle concrètement recouvrir ? Enfin, la dernière réflexion porte sur la capitalisation de ces compétences qui permet à des équipes et des prestataires indépendants de se constituer localement et de se faire reconnaître en tant que tels, sur des fonctions spécifiques de maîtrise d’œuvre urbaine ou sur le métier de la régulation urbaine et architecturale. En ce sens, se dirige-t-on vers une qualification en soi, au sens de l’acquisition d’un savoir spécifique de la mise en relation ?
3. La coordination : une fonction instituée
Si les projets d’aménagement urbain demandent plus que d’autres une coopération plus intense entre professionnels, les questions du contenu des partenariats, de la légitimité de l’architecte-urbaniste coordonnateur au sein des équipes constituées et, enfin, de la performance de sa fonction se posent alors avec plus d’acuité.
Avec la question des partenariats, c’est surtout l’arrivée ou le renforcement de certains profils professionnels qui constituent un fait nouveau tout au long de la chaîne de décision. Ainsi, les exigences d’opérationnalité formulées très en amont des projets9 entraînent de facto de nouvelles formes de collaboration de l’architecte-urbaniste avec l’ingénierie de conception (BET). On assiste en conséquence à la constitution d’une véritable ingénierie du projet urbain, où le BET peut être sollicité sur des études préalables dans le cadre de certaines opérations. De même, l’importance prise par le travail d’expertise conduit la maîtrise d’ouvrage à s’entourer de monteurs d’opération, des « petits intendants », qui ont généralement un double profil disciplinaire, en urbanisme et en droit, ou en urbanisme et en gestion, et qui réalisent des fonctions d’assemblage, en amont des interventions. Quant au poids accordé à l’image, il rend nécessaire le recours aux infographistes pour donner une forme virtuelle de plus en plus affinée aux objets urbains, à chaque étape du projet d’ensemble.
Concernant la question de la légitimité de l’architecte-urbaniste coordonnateur, le travail de traduction et d’expertise urbaine qu’il réalise puise sa légitimité dans l’expérience accumulée en la matière et reconnue comme telle par ses pairs. Quant au crédit de négociateur qui lui est accordé, il s’appuie plutôt sur la reconnaissance du milieu professionnel local que sur la contrainte, notamment à travers une communauté d’expériences basée sur la proximité qui facilite les échanges. N’oublions pas non plus, pour les intervenants extérieurs, le caractère reconnu de la fonction de coordination qui a ses références et ses résultats (l’opération Paris-Bercy notamment), d’où ce caractère de fonction instituée, signe d’un urbanisme encadré, qui fait autorité aujourd’hui.
Quant à la performance et à la pertinence des missions de suivi et de coordination, il y a chez le maître d’ouvrage aménageur le besoin stratégique d’avoir un interlocuteur unique, représentant à la fois le monde de la création et les exigences du maître d’ouvrage dont il est aussi en quelque sorte un porte-parole auprès des autres acteurs. Ce professionnel placé en qualité de médiateur10 doit être capable de gérer – et donc de contrôler – de manière opératoire le passage entre composition urbaine et composition architecturale, entre un programme d’ensemble et des projets possibles.
4. Conclusion
Si, à l’issue de ce parcours professionnel et de son analyse, on tente un rapprochement avec ce que représentait auparavant l’action de l’architecte ou de l’urbaniste en chef de grandes opérations urbaines dans les années cinquante et soixante, on remarque avant tout que les missions de l’architecte-urbaniste coordonnateur concernent aujourd’hui la gestion de proximité. Dans des contextes d’intervention, certes différents, où l’on parle plus de renouvellement et de valorisation que de développement urbain, les missions s’avèrent plus diversifiées que celles de ses prédécesseurs. De missions centrées principalement sur la conception et la supervision, elles passent dorénavant du domaine de la conception à celui de l’assistance technique, de l’animation au suivi et à la communication. De même, dans la formalisation des projets urbains, à côté de la maquette, il est habituel de voir tout un potentiel d’images de synthèse et de supports de communication et d’exposition mis au service du projet et de son accompagnement, tout au long de ses différentes étapes. Bref, d’un contrôle hiérarchique des opérations, on passe à un « contrôle horizontal » du processus et d’un enjeu de mise en application d’un programme, on évolue vers des enjeux plus complexes qui incluent la mise en relation des acteurs pour réaliser et mener à bien un projet. Une évolution du travail qui n’est pas propre à la production urbaine et architecturale et que l’on retrouve dans bien d’autres secteurs11 de production, mais qui est assez significative des aspects pris par ces changements intervenus dans le secteur de l’aménagement urbain.