Conception et interprofessionnalité dans et hors du projet

Design and interprofessionality within side and outside the project

Sihem Jouini

p. 57-63

Citer cet article

Référence papier

Sihem Jouini, « Conception et interprofessionnalité dans et hors du projet », Cahiers RAMAU, 2 | 2001, 57-63.

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Sihem Jouini, « Conception et interprofessionnalité dans et hors du projet », Cahiers RAMAU [En ligne], 2 | 2001, mis en ligne le 08 novembre 2021, consulté le 03 décembre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/527

Après avoir évoqué les importantes mutations des pratiques de conception dans divers secteurs de l’industrie dès la fin des années 80, avec la mise en place de processus transversaux provoquant la transformation des métiers dans l’organisation fonctionnelle, puis la radicalisation de cette tendance vers le développement d’un flux continu d’offres inno­vantes entraînant une réorganisation de l’avant et de l’après-projet, cet article rend compte d’études menées sur les pratiques de projet et les processus de conception dans le bâtiment en confrontant ces pratiques avec celles d’autres secteurs. L’auteur explore la notion d’interprofessionnalité à l’échelle du projet et la coordination qu’elle nécessite, puis examine la question de l’avant-projet et de l’après-projet. Puis, elle dégage des axes de réflexion et iden­tifie certaines questions qu’il pourrait être intéressant de traiter dans le cas de l’ingénierie.

This article first describes the important changes which occurred within design practices in various industrial sectors by the end of the 80s, including the implementation of transverse processes entailing a transformation of the functional organisation of the trades, and then the radicalisation of this tendency with the development of a continuous flow of innovative proposals resulting in a re-organisation of the pre-project and post-project phases. The author then reports studies on project practices and design processes in the buil­ding industry with a comparison of these practices with those of other sectors. She explores this notion of interprofessionality at the project scale and the co-ordination it requires, and then examines issues about the pre-project and the post-project. In conclusion, she indetifies some matters of interest and brings out lines of thinking concerning engineering.

Dès la fin des années quatre-vingt, des secteurs comme l’automobile ou la chimie (pour ne citer que ces deux secteurs) ont vécu de fortes mutations des pratiques de conception suite à une modification profonde de la demande. Les métiers de la conception et du développement de produits se sont ainsi trouvés en crise et ont dû se restructurer pour répondre à cette nouvelle demande. L’une des principales manifestations de cette mutation a été la mise en avant de la fonction de projet. Ainsi, l’industrie s’est organisée de plus en plus en projets pour pouvoir développer de nouveaux produits et répondre à une demande changeante, évolutive et exigeante. La montée en puissance de la figure du projet et des modes de coordination nécessaires, ainsi que de l’acteur projet sont les principales formes visibles de cette mutation. Mais ces réorganisations ne se sont pas arrêtées là. La mise en place de processus de travail transversaux a déclenché la transformation des fonctionnements traditionnels des métiers dans l’organisation fonctionnelle. Il fallait réinventer de nouveaux dispositifs de capitalisation et faire circuler l’expertise dans un espace métier désormais éclaté sur les projets. Il fallait trouver de nouveaux espaces d’autonomie pour préparer les innovations sans en faire assumer les risques par les projets de développement.

Au cours des années quatre-vingt-dix, la compétition par l’innovation, loin de s’apaiser, s’est au contraire radicalisée en exigeant de la part des entreprises des capacités de conception de plus en plus importantes. L’avantage compétitif des entreprises s’est déplacé vers la capacité à développer un flux continu d’offres innovantes capables de stimuler la demande selon une approche proactive. Cette capacité s’appuie sur une réorganisation profonde de l’avant et de l’après-projet touchant ainsi aux professions au-delà des projets en eux-mêmes. C’est cette dynamique des professions qu’il peut être intéressant d’interroger dans le cas de la construction, puisque là aussi la figure du projet est forte, et là aussi une stratégie proactive d’offres innovantes pourrait stimuler et orienter la demande.

Cette communication s’appuie sur une recherche (Ben Mahmoud-Jouini et Midler, 1998)1 portant sur les pratiques de projet et les processus de conception dans le Bâtiment. Dans le cadre de cette recherche, une douzaine d’opérations de bâtiment ont été analysées, présentées et débattues dans le cadre d’un groupe de réflexion (GREMAP) constitué de professionnels2 et animé par des chercheurs. Ces projets ont également été l’objet d’échanges et de confrontations avec des chercheurs du Centre de Recherche en Gestion de l’École Polytechnique (CRG) au sein de l’Équipe de Réflexion sur l’Ingénierie de Conception (ERIC). Cette équipe regroupe des chercheurs qui s’intéressent aux mutations des pratiques de conception dans divers secteurs de l’Industrie qui ont fortement modifié leurs pratiques de projet ces dernières années. Cette instance nous a permis de confronter les pratiques de projet dans le Bâtiment aux pratiques dans des secteurs qui ont vécu des situations similaires à celles que rencontre actuellement l’ingénierie dans le secteur de la construction. Cette communication se situe ainsi dans une approche gestionnaire.

Nous explorerons la notion d’interprofessionnalité à l’échelle du projet et la coordination que cela nécessite. Nous examinerons ensuite l’interprofessionnalité au-delà du projet en lui-même dans le but d’explorer la question de l’avant et de l’après-projet. Enfin pour terminer et compte tenu de l’objectif de ces rencontres qui est de dégager des axes de réflexion qui pourraient être intégrés dans un programme de recherche sur les pratiques de conception et la maîtrise d’œuvre, nous conclurons sur l’identification de certaines questions, qu’il nous semble intéressant de traiter dans le cas de l’ingénierie.

Précisons l’usage du mot projet dans notre réflexion : en effet, nous adoptons ce terme au sens de processus de conception global qui va donc au-delà de la phase instituée dans les plannings de bâtiments.

1. L’interprofessionnalité au niveau du projet : du projet à la profession

1.1. L’intégration des pôles de compétences

Nous avons pu voir, à travers les projets analysés, que la conception d’un bâtiment implique l’exploration de six domaines ou pôles de connaissances.

Le premier pôle est le domaine urbain qui comprend, entre autres, le domaine foncier. Le second est celui des fonctionnalités que devra offrir le bâtiment. Ce pôle regroupe ainsi les usages auxquels devrait répondre l’ouvrage. Le troisième est le domaine financier. Le quatrième est le domaine architectural et technique et le cinquième est le domaine de la réalisation.

L’intégration de ces cinq explorations et leur coordination est nécessaire. C’est le sixième domaine. Ce sont donc ces six pôles de compétence qui constituent l’espace de conception de la construction. (Figure 1)

Figure 1 L’espace de conception

Figure 1 L’espace de conception

Nous avons choisi de retenir une modélisation qui ne correspond pas au découpage professionnel existant. C’est-à-dire qu’il n’y a pas forcément un acteur unique responsable de l’exploration de chaque domaine : un domaine peut-être le lieu d’interaction de différents acteurs et un acteur peut intervenir au niveau de différents domaines à la fois. En effet, les processus de conception analysés ont montré que les connaissances mobilisées pour l’exploration des différents domaines ne se situent pas exclusivement au niveau des professions habituellement en charge de ces activités et rémunérées en conséquence. Le choix de cette modélisation s’explique ainsi par le fait que nous mettons davantage l’accent sur les pôles de compétences nécessaires au processus de conception que sur les profes­sions qui y participent et les acteurs qui les représentent.

Cette modélisation permet de rendre compte du fait que la qualité du projet, donc la qualité de l’objet (du bâtiment, de l’équipement, etc.) dépend de la qualité de l’exploration et de la maîtrise des différents domaines. L’intégration et la coordination des cinq pôles de compétences étant un domaine particulier. Attardons-nous un instant sur ce dernier. Que signifie coordonner et intégrer les différents pôles de compétences ?

L’intégration consiste à mettre en cohérence des professions différentes selon une certaine temporalité. Les dysfonctionnements dus à la séquentialité des interventions dans les projets ne sont plus à démontrer. Nous avons exploré, dans le cadre de la première partie de la recherche GREMAP, une intégration des composantes du projet selon une temporalité simultanée ou parallèle. Le résultat peut se résumer ainsi :

  • L’importance de la fonction intégration est primordiale pour la qualité du résultat. Lorsque cette fonction n’a pas été assurée, il s’en est suivi des dysfonctionnements nombreux et importants.

  • Dans le milieu professionnel, le débat se cristallise sur la question de savoir qui va occuper cette fonction. Or les résultats de notre recherche montrent que différentes réponses sont possibles en tenant compte de différentes situations de projet. Nous avons constaté que la coordination a parfois été prise par un ensemble d’acteurs qui évoluent de manière cohérente et en continuité. Il s’agit soit d’un tandem maître d’ouvrage-maître d’œuvre, qui a pris en charge cette coordination du début jusqu’à la fin ; soit d’une équipe qui a évolué entre le début et la fin, le relais s’étant à chaque fois bien passé. Ce qui nous semble important, c’est que cette coordination a été assurée selon des modalités différentes et au-delà des formes contractuelles qui désignent la personne responsable de cette coordination. Il est ainsi important d’insister sur l’importance des réseaux informels mobilisés pour assurer cette intégration. Nous assistons ainsi à la coexistence de formalismes souvent contraignants et pénalisants qui ne facilitent pas à priori une intégration concourante, avec des relations et des réseaux informels qui permettent de dépasser ces contraintes.

Comme nous l’avons signalé plus haut, la qualité et la réussite du projet dépend aussi de la qualité des différentes explorations relatives aux cinq autres domaines. La qualité dépend donc de la connaissance des marges de manœuvre et des critères d’évaluation liés à chaque domaine exploré. Une bonne exploration d’un pôle de compétence explicite l’élasticité des variables impliquées, comme par exemple le type d’environnement urbain adapté à l’ouvrage en question, les types de problèmes qui peuvent être rencontrés, jusqu’où l’on peut aller pour les dépasser, etc. Ceci nous conduit à passer de l’échelle du projet à l’échelle de l’espace de connaissances ou du pôle de compétence. Commençons par montrer comment le projet nourrit ces espaces.

1.2. L’apprentissage dans le projet

Chaque projet est singulier et permet de développer de nouvelles questions et de nouvelles explorations. Des connaissances nouvelles sont donc ainsi souvent produites à l’occasion d’un projet. Bien plus, le projet va générer souvent plus de connaissances qu’il n’en faut. En effet, au hasard des explorations, certaines pistes seront abandonnées après avoir été instruites générant ainsi de nouvelles connais­sances non formalisées, fortement contextualisées et non approfondies compte tenu des contraintes du projet.

Ces connaissances sont ainsi rarement exploitables pour un autre projet, compte tenu de leurs formes et du fait qu’elles ne sont pas capitalisées sauf à travers les individus qui ont participé à leur production.

Il s’agit donc de trouver des dispositifs de capitalisation des connaissances ainsi développées. L’un de ces dispositifs serait de créer et de valoriser des rôles de capitalisation des connaissances développées dans les projets. Les titulaires de ces rôles, ces « seniors de compétences ou référents » (Charue-Duboc et Midler, 1998) seraient responsables de la circulation de ces expertises et de leur évolution. Ces rôles pouvant se situer aussi bien au niveau d’un acteur unique (maîtres d’ouvrage, agence d’architecte, bureau d’études, entreprise de travaux, etc.) ou d’un réseau de partenaires. Ceci soulève la question fondamentale du périmètre de l’objet de capitali­sation et des formes de partenariat capables de stabiliser ces réseaux.

2. L’interprofessionnalité en dehors du projet : de la profession au projet

L’interprofessionnalité selon un mode concourant exige des compétences plus fortes de la part des différents acteurs, ce qui revient à maîtriser des modèles en œuvre dans l’espace de connaissance en question. Cette affirmation s’oppose à l’idée répandue que travailler ensemble de manière simultanée et anticipée produit une situation de polyvalence généralisée. En effet, l’interprofessionnalité concourante exige des compétences renforcées parce qu’elle exige des professionnels un mode d’intervention différent du mode habituel séquentiel puisque les contraintes et les problèmes apparaissent à des moments différents et selon des formes différentes. En effet, l’ordre dans lequel les questions sont posées est bouleversé, ce qui ne manque pas d’avoir un effet sur le contenu et la précision des différentes contributions. Maîtriser l’ingénierie de structure par exemple, suppose la connaissance des modèles de résistance des matériaux sous-jacents, la connaissance de leurs conditions d’application, de leurs limites, de leurs possibilités d’évolution, etc. Cette maîtrise suppose également la connais­sance des interactions que peut entretenir cette ingénierie avec d’autres et la maîtrise des modes de négociation qui s’appuie sur l’explicitation des critères d’appréciation et d’évaluation en vue d’atteindre le compromis qui sera le projet. Cette explicitation fournissant la base objective à la négociation.

Nous avons pu constater dans d’autres secteurs de l’industrie que le projet n’est pas le seul lieu de l’interprofessionnalité. Cette dernière peut ainsi s’exercer dans de nouveaux espaces qui contribuent à la préparation du projet. Considérons les espaces de création collective en amont des projets comme par exemple l’avant-projet (Ciavaldini, 1996), les réseaux multi-métiers hors projet (Moisdon et Weil, 1998) ou les lieux de développement de solutions techniques (Lenfle, 2001). Ces espaces réunissent des acteurs de métiers différents, qui interagissent habituellement dans le cadre d’un projet avec un produit final identifié. Dans ces espaces, ces acteurs travaillent ensemble sur une question qui serait mobilisée dans un projet ultérieur et qui a la spécificité d’engager des interactions fortes entre les professions. Ainsi, chaque acteur contribue au développement d’une connaissance nouvelle : plate-forme technique, solution technique mettant en œuvre un produit et des usages possibles, « demi-produit » ou concept. Le bon fonctionnement de ces espaces nécessite le maintien de leur autonomie par rapport aux projets qu’ils préparent et la valorisation des rôles des participants à cette création de connaissance.

N’étant pas soutenu par un produit en finalité, l’organisation de l’interprofessionnalité en dehors des projets nécessite l’existence et la formulation d’une volonté stratégique qui va contribuer à la définition des connais­sances à constituer en amont et en aval des projets (par la préparation et la capitalisation).

3. Quelques voies de réflexion

Une première voie pourrait être celle de l’étude des dispositifs organisa­tionnels de préparation en amont et de la capitalisation en aval des projets, en tenant compte des caractéristiques organisationnelles des structures de maîtrise d’œuvre (la fragmentation, la taille, etc.).

Une seconde voie liée à la précédente consiste à définir des objets de la capitalisation et de l’exploration amont ou préparation. À travers quel objet ou concept, par exemple, va-t-on s’intéresser au segment de clientèle constitué par les personnes âgées ? Cette exploration pourra être mobilisée dans des projets aussi différents qu’une maison de retraite, des apparte­ments pour personnes âgées, un service de gériatrie, etc. Nous pouvons prendre également l’exemple d’un concept technique tel la maîtrise d’un matériau.

Enfin, quels seraient les cadres organisationnels qu’on pourrait imaginer pour stabiliser ces réseaux et ces partenariats sources de création de connaissance collective puisque responsables de la capitalisation et de la préparation des projets ?

1 Recherche menée avec Christophe Midler, Directeur de recherche au CNRS, CRG École Polytechnique.

2 Entreprises, ingénierie, et membres du PUCA qui a subventionné cette recherche.

Ben Mahmoud-Jouini S. et Midler C., 1998, L’ingénierie concourante dans le Bâtiment. Synthèse des travaux du GREMAP, PCA, Paris, 230 p.

Ben Mahmoud-Jouini S. et Midler C., 1998, Crise de la demande et stratégies d’offre innovante dans le secteur du Bâtiment, Rapport de recherche.

Charue-Duboc F. et Midler C., 1998, Le développement du management de projet chez Rhône Poulenc, Rapport de recherche pour Rhône Poulenc, juillet.

Ciavaldini B., 1996, Des projets à l’avant-projet : l’incessante quête de réactivité, Thèse de doctorat de l’École des Mines de Paris, Spécialité Ingénierie et Gestion.

Lenfle S., 2001, Compétition par l’innovation et organisation de la conception dans les industries amont. Le cas d’Usinor, Thèse de doctorat en Sciences de gestion de l’Université de Marne‑la‑Vallée.

Moisdon J.-C., Weil B., 1998, « Capitaliser les savoirs dans une organisation par projets », Le Journal de L’École de Paris, n° 10, avril, p 17‑24.

1 Recherche menée avec Christophe Midler, Directeur de recherche au CNRS, CRG École Polytechnique.

2 Entreprises, ingénierie, et membres du PUCA qui a subventionné cette recherche.

Figure 1 L’espace de conception

Figure 1 L’espace de conception

Sihem Jouini

CRG-École Polytechnique et PESOR-Université Paris XI.
Centre de Recherche et de Gestion
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