Entre la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre : les censeurs

Between the client and the contract: the censors

Nathalie Mercier

p. 134-145

References

Bibliographical reference

Nathalie Mercier, « Entre la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre : les censeurs », Cahiers RAMAU, 2 | 2001, 134-145.

Electronic reference

Nathalie Mercier, « Entre la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre : les censeurs », Cahiers RAMAU [Online], 2 | 2001, Online since 08 November 2021, connection on 22 December 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/536

Issue des travaux d’une thèse, cette communication propose des éléments de réponse et d’analyse à quelques questions telles que : comment font tous les membres d’un jury pour juger en quelques heures de projets ayant suscité des heures de polémiques au sein des groupes de décideurs et mobilisé des professionnels de la programmation et des architectes pendant des mois ? A quelle logique répondent-ils ? Quelle stratégie mettent-ils en œuvre pour décider d’un lauréat ? Après avoir rappelé le contexte de la recherche (concours pour la construction de l’hôpital d’Annecy) et la méthodologie employée pour apprécier le mode de fonctionnement du jury (la spécificité du jury de concours hospitalier est décrite), l’auteur propose une brève revue de la littérature portant sur « les censeurs » dans laquelle les modalités de jugement sont controversées (programme méconnu ou même ignoré, jeu d’influence autour d’un discours, primauté du sentiment sur la raison, choix entre originalité et notoriété, décalage entre critères imposés et critères de jugement) et où sont examinés les modes de compréhension rapide et de choix stratégiques (question des représentations, du lien logique, du rapport entre monumentalité et pouvoir, entre choix affectifs et stratégiques). Après avoir fait état de quelques conclusions de l’étude, elle tente d’ouvrir des voies de réflexion sur les modalités de concours.

Based on thesis, this article discusses answers and analyses questions like: how do all jury members judge, within a few hours, projects that have required hours of discussions amongst decision-makers and have occupied programming professionals and architects for months? What logic do they follow? What strategy do they implement in choosing a laureate? After having recalled the research context (competition for the building of a hospital in Annecy) and the methodology used to study the jury operation (the specificity of a hospital competition jury is described), the author gives a brief overview of literature about “censors” in which judgement modalities are criticised (a brief which is not very well known and even unknown, a game of influence using methods of speech, the prevalence of feeling over reason, a choice between originality and notoriety, the possibility of shifting between imposed criteria and judgement criteria). Then rapid methods of understanding and of making strategic choices are studied (matters of repre-sentation, of logical links, relationships between monumentality and power, between emotional and strategic choices). After having given some of the conclusions drawn from this research, the author suggests new ways of questioning competition modalities.

Comment font-ils ? Comment font les membres du jury pour juger en quelques heures de projets ayant suscité des heures de polémiques au sein du groupe des décideurs et mobilisé des professionnels de la programmation et des architectes accomplis pendant plusieurs mois ? A quelle logique répondent-ils ? Quelle stratégie mettent-ils en œuvre pour décider du lauréat ?

Les éléments de réponse que vous trouverez dans l’article qui suit sont issus des réflexions menées au cours d’une thèse en sciences de l’information et de la communication (CELSA) intitulée Représentations de l’espace architectural hospitalier et ruptures de communication entre les acteurs (Mercier, 2000).

Dans un premier temps, nous exposerons le contexte de la recherche et la méthodologie employée pour apprécier le mode de fonctionnement du jury puis nous présenterons une brève revue de la littérature portant sur « les censeurs ». Enfin, nous ferons état de nos conclusions et tenterons d’ouvrir des voies de réflexion sur les modalités de concours.

1. L’information passe, pas la communication

La réflexion que nous avons menée sur les jurys d’architecture s’intègre dans le contexte d’une réflexion portant sur les représentations individuelles des acteurs du projet hospitalier et sur leurs modes de communication.

L’analyse des conditions de production d’un hôpital nous a conduit à constater l’existence d’un processus de passage de l’information excluant tout feed-back donc, schématiquement, toute communication entre les commanditaires et les architectes d’une part et entre les architectes et les membres du jury d’autre part. En effet, les conditions de concours du projet hospitalier, tel que nous l’avons étudié, sont telles que le mode d’échange entre maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre est limité au passage d’un programme et, qu’outre le temps d’entretien limité avec les architectes (temps qui a aujourd’hui lui-même disparu), les plans et les perspectives constituent le seul mode d’échange entre les maîtres d’œuvre et les censeurs.

Forts de ce constat, nous avons choisi de porter notre attention sur un hôpital pour lequel quatre agences d’architecture ont été mises en concurrence : l’hôpital d’Annecy destiné à passer du centre-ville à la périphérie de l’agglomération annécienne. Nous avons analysé par le biais d’entretiens semi-directifs les discours des principaux acteurs du projet. Les conclusions que nous présenterons ici porteront sur les représentations des membres du jury. Nous les comparerons à celles des architectes et des « commanditaires ».

2. Des modalités de jugement controversées

Les projets sur esquisses reposant sur des données graphiques pour l’essentiel, passent des mains des maîtres d’œuvre à celles des membres de la commission technique puis à celles des acteurs constituant le jury (cf. annexe).

2.1. Un programme méconnu, voire ignoré

Les conditions de jugement des projets hospitaliers sont telles que – sauf exception – le jury n’a pas connaissance des programmes qui ont précédé la phase de conception. S’appuyant sur l’étude menée par l’IPAA (Institut de Programmation en Architecture et en Aménagement) sur une dizaine d’opérations architecturales relevant pour certaines des secteurs publics de l’État, Jacques Allégret va jusqu’à conclure que le jury présente un niveau de distanciation relativement à l’objet à produire qui est souvent « renforcé par sa méconnaissance du programme ou son déni (qui sera aussi déni du travail de la commission technique) ou par le jeu des obligations de position et par des stratégies de renvoi d’ascenseur » (IPAA, 1998, p. 31).

La nature des critères de jugement retenus peut par ailleurs prêter à discussion. Il apparaît à travers certains travaux (IPAA, 1998 ; Champy, 1998 ; Épron, 1983 ; Épron, 1992) qui ont porté sur l’analyse des modalités de choix du jury que les critères de décision ne sont pas établis en fonction du programme technique initial mais discutés le jour même du jury. Le respect des contraintes fonctionnelles, techniques et financières qui est vérifié par la commission technique n’est que l’une des multiples données du choix final. Les chercheurs de l’IPAA soulignent en effet que les avis de ces commissions sont souvent mal entendus et peu pris en compte par les juges « eu égard à leur caractère analytique trivial et contingent » (IPAA, 1998, p. 44).

« Le soin vétilleux avec lequel elles réfèrent aux programmes (analyses de conformité) achoppe sur la fréquente et remarquable indifférence des jurys à leurs avis (consultatifs) sauf quand ces dernières révèlent de manquements sérieux (incompatibilités flagrantes, risques techniques ou économiques) qui vont dans le sens des sensibilités, convictions ou a priori des jurys […]. En France, la trivialité des avis des commissions techniques va à contre-culture face à des jurés qui n’ont généralement pas lu les programmes et qui, même en ce cas, évaluent ces projets dans une autre logique » (IPAA, 1998, p. 68).

2.2. Jeu d’influence autour d’un discours

Les jurys de concours, comme l’a observé J. Épron (Épron, 1992), évaluent plus les projets en les comparant entre eux que par référence à une grille de critères dont on aurait convenu par avance. L’originalité du point de vue de cet auteur tient, par ailleurs, au fait qu’il ne considère pas que le partage des voix se fait, in fine, suivant le poids et l’influence des catégories socioprofessionnelles présentes le jour du jury. Ses recherches1 (Épron, 1983) l’ont conduit à conclure que :

« la procédure du jury prend sa place dans un système complexe dans lequel chaque juré occupe une position en ce sens qu’il contribue globalement à construire des valeurs et à régler des pratiques […], l’effet normal (producteur de norme) ne serait donc pas dans le modèle […] mais dans “une manière de juger” que le jury construirait ».

Le jury ne jugerait pas le projet tel qu’il est présenté mais « une manière de comprendre (une interprétation des dessins et des maquettes) qui s’est constituée au fil de la séance » (Épron, 1989, pp. 105-108), à partir des descriptions et des avis donnés par les acteurs présents. Le partage des voix, lors des délibérations, apparaît alors comme la réponse à la question suivante : « approuve-t-on ou non la description des projets qui s’est faite pendant la séance ? ». Le choix final ne serait donc pas dicté par l’origine socioprofessionnelle des jurés et leur rôle dans le process de production mais par le jeu d’influence entre deux catégories d’acteurs : ceux qui produisent un commentaire (en général les experts) et ceux qui commentent le commentaire. Les individus les plus influents apparaissant alors comme « les plus habiles pour orienter la discussion, produire une description et la faire prévaloir » (Épron, 1989, p. 108).

La validité des conclusions de J.-P. Épron doit être pondérée, à notre sens, car ses observations sont susceptibles d’être biaisées par le fait qu’elles reposent sur l’analyse de jurys « fictifs », les jurys de concours officiels se déroulant à huis clos, hors public.

2.3. « Le sentiment » prévaut sur la raison

Les décisions ultimes semblent en effet également très dépendantes des a priori des juges, du contexte local et des groupes d’influence en présence. Les chercheurs de l’IPAA ont observé que « lorsque les jurés n’ont pas déjà un préjugé avant d’entrer en séance, ils arrêtent souvent leurs préférences dans les minutes qui suivent la découverte des panneaux affichés […]. Ce rapide coup d’œil synthétique » (IPAA, 1998, p. 207) rendrait compte de la faible écoute ou de l’écoute sélective réservée au rapporteur de la commission technique et des éventuelles questions agressives adressées aux concurrents qu’ils entendent déconsidérer. Leur stratégie consiste ensuite « à anticiper les votes des autres jurés pour faire barrage au pire, quitte à ne plus défendre sa préférence première […], condition du vote utile et, incidemment, de la réalisation d’un consensus » (IPAA, 1988, p 208). Les chercheurs de l’IPAA soulignent par ailleurs que les avis du jury débordent bien souvent l’objet soumis au jugement pour prendre un tour plus corporatiste2 (IPAA, 1998, p. 207).

2.4. Originalité contre notoriété

Nous signalerons également l’importance jouée par le statut des agences d’architecture en concurrence dans les choix opérés par le jury. F. Champy a montré (Champy, 1998, p. 202 et suiv.) que souvent les « petites agences » n’ont de chance d’être lauréates que si elles transgressent les prescriptions initiales du programme et gagnent le pari de l’originalité face aux « grosses agences » ayant parfois à se prévaloir d’expériences dans le domaine hospitalier et ayant des cursus a priori plus « rassurants » pour le maître d’ouvrage.

Dans le cas que nous avons étudié, les statuts des agences étaient globalement comparables, ce qui a probablement rendu ce critère de choix inefficace.

2.5. Décalage entre critères imposés et critères de jugement

Ces analyses montrent bien l’existence d’un décalage net entre le niveau d’exigence imposé par le maître d’ouvrage via le programme et les critères de sélection retenus lors du choix sur esquisse. Une sorte de malhonnêteté s’exerce donc à l’encontre de l’architecte que l’on conditionne à un type d’exercice et que l’on juge sur des résultats indépendants de la nature du problème posé. « On donne à penser un espace aux architectes qui répond à une obsession d’économie et de fonctionnalité plus que de qualité mais ce ne sont souvent pas sur ces bases que le choix du lauréat s’effectue » (C. Béréhouc, responsable du pôle santé pour le compte de SCIC Développement).

Quoi qu’il en soit, l’importance des responsabilités qui incombent aux membres du jury, leur méconnaissance des projets en cause et le faible temps qui leur est imparti pour en discuter font présumer l’inconfort moral dans lequel ils se trouvent. Nous avons donc cherché à appréhender les représentations qui président à leurs décisions à travers des entretiens semi-directifs dont nous présenterons ici les grandes lignes de l’analyse.

3. Comprendre vite et faire des choix stratégiques

Les représentations que les membres du jury de l’hôpital d’Annecy se font des projets architecturaux analysés furent la résultante d’un jeu d’influence entre les jurés, la commission technique et les architectes venant présenter leurs hôpitaux le jour des délibérations. Un membre du jury est d’avis que le rapport de la commission technique est retenu comme une aide à la décision car « il permet de faire une sélection rapide et […] de faire ressortir les points forts et les points faibles de chaque dossier. » Il considère également que les exposés oraux ont « une grosse importance » et un effet certain, de sorte que « ce n’est qu’après les débats que s’efface un peu l’effet de la prestation orale des architectes, qu’il soit fort ou faible. »

3.1. Des projets, un jury, des représentations communes

Les représentations individuelles des membres du jury concernant les quatre projets présentés pour l’hôpital d’Annecy sont plus univoques que celles qu’on aurait pu attendre. Il n’y a pas de discordances manifestes dans l’analyse des thèmes essentiels abordés par le jury (la fonctionnalité, l’évolutivité, l’environnement et la monumentalité). Cette observation laisse à penser que les acteurs partageant une même pratique sociale peuvent être amenés à partager une même perception et un même ressenti de l’espace. Elle suggère aussi, conformément à l’analyse de J.-P. Epron, que le débat à huis clos qui met un terme à la phase de concours dépasse la simple appréciation individuelle des différents projets en présence et permet, l’enjeu étant de parvenir à un consensus général, la construction d’une sorte de « jugement social, de manière de penser le projet et de juger de sa pertinence » (Épron, 1992, p. 19).

Mais si les analyses sont communes, l’opinion que portent les juges sur les différents projets peut ne pas être consensuelle. Elle l’est pour ce qui concerne l’appréciation des surfaces, des coûts, de la fonctionnalité et de la qualité de l’environnement mais diffère pour ce qui relève de l’évolutivité et de la monumentalité, deux thèmes qui sont apparus comme essentiels dans le discours des membres du jury.

Soulignons à ce propos qu’indépendamment de leur origine professionnelle, tous les jurés interviewés revendiquent un savoir dans le domaine de l’environnement, de la fonctionnalité et de la gestion des contraintes budgétaires. À l’exception du maître d’œuvre, aucun en revanche ne met en avant ses compétences à juger ce qui a trait aux domaines touchant à la charge symbolique du bâtiment et à sa monumentalité, domaines sur lesquels ils sont cependant les plus diserts et les plus engagés. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que la rationalité apparente des arguments techniques et économiques a un caractère rassurant car elle met en œuvre des critères objectivables et mesurables alors que les questions d’ordre plus esthétique relèvent d’appréciations plus affectives.

La comparaison entre les représentations des commanditaires, des architectes et des censeurs nous a par ailleurs permis de constater que les représentations des juges rejoignent celles des maîtres d’œuvre et des maîtres d’ouvrage pour ce qui a trait aux parkings, aux circulations, à la lumière, à la nécessité d’une certaine « honnêteté architecturale »3 ou bien encore à certains aspects de la monumentalité. Ce constat laisse à penser l’existence d’un code architectural qui pourrait être partagé par plusieurs classes d’acteurs.

À l’inverse, nous avons repéré des discordances manifestes entre les intentions des maîtres d’œuvre et les analyses faites par les jurés en ce qui concerne notamment le signifié des formes architecturales, la logique d’implantation des hôpitaux sur le terrain et l’intérêt du lac artificiel ce qui met en lumière le fait que les architectes ne maîtrisent pas toujours l’effet des images qu’ils créent et qu’ils n’ont pas toujours la capacité à révéler « l’identité collective » (Épron, 1980, pp. 53‑63) qui se dégage à travers le récit du concours.

3.2. Trouver un lien logique

La compréhension des projets passe, semble-t-il, chez les juges par le besoin d’établir une relation entre la forme et le sens. Besoin qui se manifeste par exemple, à travers leur désir de nommer les bâtiments, d’opérer des rapprochements logiques entre les édifices proposés et leur environnement et de leur trouver des objets de comparaison et de référence. Il s’agit en quelque sorte de trouver réponse à l’énigme formelle posée par les architectes. Quand ils trouvent réponse, individuellement ou collectivement à leurs attentes, les jurés ont le sentiment d’avoir compris l’architecte, d’avoir assimilé ses concepts et ses intentions et ils ont généralement une vision positive du projet.

La dénomination du projet contribue à sa reconnaissance. Il sera d’ailleurs demandé à l’architecte lauréat de revoir son projet afin qu’il puisse acquérir « une identité », son hôpital ayant été considéré comme « innommable » car ne ressemblant à rien de connu.

La découverte de correspondances entre la forme de l’hôpital et son site d’implantation ou entre sa forme et une intention attribuée à l’architecte selon une logique analogique ou suivant certaines associations symboliques semble rassurer les jurés et conférer au bâtiment les caractéristiques d’honnêteté qui sont attendues de lui. Elle paraît par ailleurs leur donner le plaisir de trouver les choses dans un ordre conforme à leurs attentes.

À de nombreuses reprises, nous avons pu constater que des liens fixes étaient établis entre des principes spatiaux et des signifiés sociaux. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples assez caricaturaux, il semblerait que la trame et l’horizontalité renvoient à l’évolutivité ; que les formes « finies » comme le cercle, le carré et la verticalité évoquent la non-évolutivité ; que la grande hauteur, l’importance relative du volume global du bâtiment et le caractère radical des formes aient à voir avec la monumentalité et que la faible hauteur et les formes indéfinies soient associées, à l’inverse, à la non‑monumentalité.

3.3. Monumentalité et pouvoir

Le choix architectural final paraît reposer avant tout sur deux paramètres : les enjeux de pouvoir individuel et l’image architecturale. Soulignons, à propos de cette dernière, que les questions d’évolutivité et de monumentalité sont au cœur des problématiques des membres du jury et que ces deux critères paraissent évoluer dans un sens inversement proportionnel. Explications.

Chez les jurés de l’hôpital d’Annecy, trois sociotypes sont identifiables : les politiques, qui ont à tirer du pouvoir de la construction du bâtiment ; les hospitaliers, qu’ils soient ou non administratifs, qui ont un pouvoir reconnu au sein de l’hôpital et à qui l’hôpital « appartient » en quelque sorte ; et les autres (maîtres d’œuvre, programmistes mais aussi tutelles), pour qui l’hôpital n’est pas un enjeu de pouvoir aussi flagrant.

Deux projets sur les quatre ont finalement retenu l’attention des censeurs : un projet « monumental » et un projet « non monumental ». Le premier a eu les faveurs des élus et le second celles des hospitaliers. Les troisièmes, en revanche, furent plus partagés. Le choix des politiques s’explique par leur attente pas toujours avouée d’un retentissement du caractère remarquable du futur hôpital sur leur notoriété actuelle et à venir. L’image (hospitalière) est ici synonyme de pouvoir. Les décisions des utilisateurs hospitaliers semblent plus guidées par des préoccupations concernant la fonctionnalité. L’enveloppe a pour eux un caractère plus secondaire dans la mesure où elle ne renforce pas leur légitimité. Les prises de position des troisièmes sont plus aléatoires et sans doute plus libres car elles n’engagent pas d’enjeux personnels.

Indépendamment de l’admiration que tous ont manifesté pour « le monument », c’est l’architecte du projet le plus banal qui fut désigné lauréat. La raison de ce choix tient, à notre sens, au fait que le caractère moins fini, plus esquissé, de sa production architecturale était propre à laisser une marge d’action plus grande aux futurs usagers mais aussi à tous ceux qui étaient à même d’être impliqués dans le projet pour des raisons financières ou urbanistiques par exemple. Ces possibilités d’intervention pourraient contribuer à faciliter les tentatives d’appropriation ultérieure du bâtiment, permettre des jeux de pouvoir et laisser perdurer le rêve du projet « idéal ». L’architecture « monumentale » signe, à l’inverse, la mainmise de l’architecte et interdit toute activité fantasmatique aux futurs usagers, la maquette étant perçue comme peu modifiable et proche de l’objet final.

3.4. Des choix affectifs et stratégiques

L’analyse du discours des membres du jury montre, si tant est que cela puisse faire un doute, que les choix faits par le jury sont avant tout de nature affective et stratégique. Ils témoignent moins d’une connaissance approfondie du sujet et du programme, ce qui corrobore les conclusions des chercheurs de l’IPAA (IPAA, 1998, p. 210)4, que d’un désir de faire-valoir leurs domaines de compétences – en matière de fonctionnalité ou de finance dans la grande majorité des cas – afin de justifier leur présence en tant que juré.

Les censeurs se préoccupent peu de l’impact du bâtiment sur les pratiques sociales ultérieures et ne tiennent que peu compte des problématiques initiales des commanditaires. Les questions concernant les pôles, la création du centre d’échange, les réseaux de télémédecine, les surfaces attribuées et les emplacements des divers services les uns par rapport aux autres qui avaient beaucoup préoccupé les maîtres d’œuvre ne furent pour ainsi dire pas abordées. En revanche les questions d’image et d’évolutivité furent au premier plan. Constat qui laisse à penser que les architectes ne sont pas véritablement jugés en fonction de la demande comme le laisse entendre J. Allégret (IPAA, 1998, p. 31) mais en fonction de critères qui n’étaient que peu, voire pas définis dans le programme, ce qui paraît peu légitime.

Par ailleurs, les jurés cherchent à se rassurer sur leurs compétences et leur légitimité à émettre un avis sur les productions architecturales qui leurs sont proposées. De ce fait, plus la lecture des bâtiments est simple et non contradictoire, plus elle a de chances de se solder par une appréciation favorable. Les enjeux de pouvoir individuels que l’hôpital peut sous-tendre pour les membres du jury ne sont, quant à eux, pas sans influence sur la nature de leurs décisions. Ces enjeux peuvent conduire les jurés à faire leur choix en fonction d’intérêts propres plus qu’en fonction des intérêts de la communauté ou des malades ce qui est peu conforme à l’attitude que l’on pourrait attendre de la part de ces professionnels. Rien ne semble avoir changé depuis 1992, année au cours de laquelle J.-P. Epron écrivait, après son analyse des jurys de concours, que « si l’architecture reflète les finalités de la société […] elle a aussi la désagréable propension à révéler les écarts entre les actions des représentants de la société et les finalités qu’elles sont censées servir » (Épron, 1992, p. 103).

4. Conclusion : revoir les critères de choix et penser les conditions d’un dialogue entre producteurs d’espace

Si nous postulons qu’il est nécessaire d’instaurer une cohérence dans le mode de production d’un projet afin d’aboutir à un bâtiment qui satisfasse aux attentes initiales et dont le choix ne soit pas erratique, alors il y a lieu de revoir les procédures actuelles de concours.

Il pourrait être envisageable, soit de limiter les critères de choix du jury à ceux retenus lors de la phase de programmation ; soit d’intégrer de nouveaux critères dans le programme, au regard des paramètres intervenant dans les modalités de choix du jury.

Le premier cas suppose que le futur hôpital soit jugé sur le respect des surfaces, des coûts et des impératifs fonctionnels énoncés dans le programme et non sur des facteurs d’ordre esthétique et symbolique. Une évaluation fine de ces paramètres paraissant peu envisageable le jour du jury en raison du temps imparti, le choix du lauréat pourrait être exclusivement confié à la commission technique. Cette hypothèse ne nous paraît pas devoir être retenue car elle fait fi de l’image architecturale, or l’image est apparue comme étant un élément de choix fondamental. La forme et la monumentalité du projet d’Annecy ont largement conditionné la décision finale. Ainsi, il y aurait donc lieu de définir l’image architecturale, au moins dans ses grandes lignes, lors de la demande initiale. Une telle définition commence actuellement à être esquissée par les décideurs, sans pour autant figurer dans les programmes. Ni les soignants, ni les élus, ni les administratifs ne savent exactement quel statut attribuer à l’hôpital aujourd’hui.

Dans un récent colloque intitulé L’hôpital demain, B. Kouchner disait « être d’avis qu’il faut créer une nouvelle symbolique hospitalière, […] et que de beaux bâtiments ne seront obtenus que lorsque l’on aura une idée nette de la finalité de l’hôpital et de sa raison d’être »5. La définition de la nouvelle symbolique évoquée par le secrétaire d’État à la Santé nous parait aussi nécessiter la connaissance des images véhiculées actuellement auprès du public et des producteurs d’espace par les hôpitaux existants et la compréhension des conditions architecturales qu’elles sous-tendent. On mesure donc ici l’intérêt de travaux du type de ceux qui nous avons entrepris pour mener à bien de tels projets.

Le jugement rendu dans les salles de jury de concours « tend à faire disparaître le débat au profit de la décision » comme l’explique J.‑P. Épron (Épron, 1992, p. 105). Cette façon de procéder contribue peu, on s’en doute, aux échanges entre acteurs du projet et à l’amélioration des pratiques architecturales. Il y aurait donc lieu de remettre en question ces pratiques. Une manière d’instaurer un dialogue entre les différents partenaires de la phase de production architecturale serait de les faire se rencontrer au moment du bilan fait à l’heure des délibérations. On est loin actuellement d’une telle situation. Le programmeur, qui sans nul doute, connaît le mieux la demande, est absent du jury. Peu d’acteurs de la phase de programmation y sont d’ailleurs présents. À Annecy, il semblerait que seul le directeur de l’hôpital ait suivi le projet de son initiation à son aboutissement. La demi-heure accordée aux maîtres d’œuvre pour échanger avec le jury, qui était encore de mise il y a un peu plus d’un an, est aujourd’hui supprimée au regret de nombre d’architectes ou membres du jury que nous avons rencontrés. La situation va donc s’aggravant. Amplifiée, la rupture de communication ne peut que donner lieu à des erreurs d’interprétation de plus en plus nombreuses. De telles réformes ne s’inscrivent pas dans la logique que nous défendons.

Pour ce qui est des maîtres d’œuvre, force est de constater que l’absence de retour sur leurs propositions spatiales ne les aide pas à identifier les points forts et les points faibles de leurs propositions. Or, comme le disait P. Planat : « la critique, même lorsqu’elle est injuste, à plus forte raison lorsqu’elle est impartiale, est indispensable à l’artiste parce qu’elle l’oblige à réfléchir, à comparer et plus tard, à se réformer, elle lui est toujours utile » (Planat, 1887)6.

Ces propos publiés en 1887 nous semblent toujours d’actualité. La remise des rapports des commissions techniques aux architectes participant aux concours, l’exposition publique et l’organisation de débats autour de leurs propositions architecturales et les travaux de recherche sur les représentations des différents acteurs du projet pourraient, à notre sens, être envisagés comme des outils susceptibles de pallier en partie les manques actuels en matière de critique et de communication.

1 Les recherches de J.-P. Épron ont été menées à partir de l’analyse du comportement de six jurys « fictifs » réunis successivement pour examiner dix

2 Les chercheurs de l’IPAA citent à ce propos les résultats de leur analyse des débats du jury concernant le parc de la Villette et les propos de J.-P

3 La volonté des juges d’être séduits et leur crainte d’être illusionnés par l’image de l’hôpital est exprimée à maintes reprises. L’honnêteté des

4 On a observé une mise en concurrence de produits qui ne sont pas rigoureusement évalués en référence aux programmes. Les jurys se placent à un

5 Allocution du secrétaire d’État à la Santé et à l’Action Sociale, colloque intitulé L’Hôpital demain, Ministère du Travail, 3 mai 1999.

6 Cité dans Épron, 1992, p. 101.

IPAA, 1998, L’encadrement et la formulation de la commande architecturale : étude de cas, Ministère de l’équipement, du transport et du logement, Paris, rapport N° 059626.

Champy F., 1998, Les architectes et la commande publique ; PUF, Paris.

Charbonneau J.-P., 1974, Arts de la ville, METT, d. Horvath.

Épron J.-P., 1980, Rapport de recherche CORDA/CRAAL, Paris, n° 78 72 003002027501

Épron J.-P., 1983, Le Jugement en architecture, BRA/MELT, Paris, Rapport de recherche n° 80 61 512 00 2237501.

Épron J.-P., 1989, Architecture, une anthologie, T. I, Mardaga, Liège.

Épron J.-P., 1992, Architecture : une anthologie, T. II, Les architectes et le projet, T. III – La Commande en architecture, Mardaga, Liège.

Mercier, N., 2000, Représentations de l’espace architectural hospitalier et ruptures de communication entre les acteurs, Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, CELSA, Paris IV.

Planat P., 1887, « La critique et les concours », La construction moderne, 30 avril, p. 338.

Spécificités du jury de concours hospitalier

Dans le cadre d’un projet hospitalier, les propositions architecturales rendues au jury à l’issue de la période de concours sont attentivement examinées par une commission technique pour le compte du commanditaire. Le compte rendu de cet examen est présenté le jour du jury par un rapporteur.

La commission technique se constitue en général d’experts appartenant à la direction des Équipements et à la direction de l’hôpital. Le réviseur (spécialiste des coûts au sein de la maîtrise d’ouvrage) est chargé de vérifier la conformité des surfaces annoncées par les candidats avec leurs plans. L’architecte conseil de l’opération, quant à lui, estime les coûts à partir de ces surfaces et de la nature des prestations, analyse la conformité aux contraintes d’urbanisme, juge de la qualité architecturale générale (notamment de l’éclairage et de l’insertion dans le site) et, avec l’aide des services techniques de l’hôpital, vérifie que les contraintes de fonctionnement ont été comprises et respectées. Des groupes d’usagers peuvent être intégrés à la réflexion.

Le jour de la sélection finale, le rapporteur de cette commission présente le programme et les projets au jury, leur fait comprendre la logique de chaque proposition architecturale et leur en montre les avantages respectifs et les limites en terme de budget, de fonctionnement, d’esthétique et d’insertion dans le site.

Dans le domaine des constructions publiques, le jury est constitué d’un collège de dix à vingt individus occupant des positions et ayant des intérêts différents. Un tiers appartiennent au domaine hospitalier (le directeur de l’hôpital, le président du conseil d’administration de l’hôpital, etc.), un tiers sont des maîtres d’œuvre étrangers au concours et ayant ou non une expérience dans le domaine hospitalier et un dernier tiers, des personnes dites compétentes (des représentants de la DDE (Direction Départementale de l’Équipement) ou de l’État, ou encore des programmistes spécialisés dans le domaine hospitalier, par exemple).

Hors quelques administratifs, hospitaliers ou non, et quelques membres du personnel médical impliqués dans la programmation plusieurs mois avant le jour du choix final, les membres du jury sont généralement étrangers au processus de concertation qui a nourri et orienté l’élaboration des projets. Ils disposent en moyenne d’une matinée pour prendre connaissance des propositions architecturales et décider du lauréat. Les avis sont rendus à main levée ou par vote anonyme. La décision finale appartient au directeur de l’établissement mais elle suit, dans l’immense majorité des cas, l’avis du jury.

Avant le 1er avril 1998, les architectes présentaient oralement leur projet le jour des délibérations. Ils produisaient un discours informatif d’une vingtaine de minutes pour un public dont ils ne connaissaient pas les attentes et avec qui les échanges étaient limités à quelques questions-réponses souvent plus destinées à les déstabiliser ou à faire valoir l’émetteur qu’à obtenir des réponses propres à alimenter une situation de communication « efficace ». Depuis cette date, l’anonymat est de règle dans les concours publics ce qui potentialise, à notre sens, les risques d’incompréhension entre membres du jury et maîtres d’œuvre.

1 Les recherches de J.-P. Épron ont été menées à partir de l’analyse du comportement de six jurys « fictifs » réunis successivement pour examiner dix projets d’un concours d’aménagement. Ces jurys étaient composés, conformément à la réalité des concours, d’architectes, de politiques, de techniciens et d’invités représentant « l’opinion du public ».

2 Les chercheurs de l’IPAA citent à ce propos les résultats de leur analyse des débats du jury concernant le parc de la Villette et les propos de J.-P. Charbonneau : « il faut que le choix des personnes […] soit fait en fonction de leur compétence professionnelle reconnue et non de leur responsabilité dans une organisation de défense des intérêts d’une profession. » (Charbonneau, 1974).

3 La volonté des juges d’être séduits et leur crainte d’être illusionnés par l’image de l’hôpital est exprimée à maintes reprises. L’honnêteté des architectes est évaluée à travers l’enveloppe hospitalière, le respect des surfaces et celui des coûts.

4 On a observé une mise en concurrence de produits qui ne sont pas rigoureusement évalués en référence aux programmes. Les jurys se placent à un niveau global et synthétique qui procède autant ou plus par comparaison des projets que par référence à la demande initiale.

5 Allocution du secrétaire d’État à la Santé et à l’Action Sociale, colloque intitulé L’Hôpital demain, Ministère du Travail, 3 mai 1999.

6 Cité dans Épron, 1992, p. 101.

Nathalie Mercier

Docteur en Médecine et en Science de l’Information et de la Communication, architecte DPLG. LET, Ecole d’architecture de Paris La Villette.
LET – Ecole d’architecture de Paris La Villette
147 rue de Flandre 75019 Paris