1. Introduction
L’évolution lente des technologies constructives, des formations inadaptées ou insuffisantes, la culture « archaïque » des acteurs de la construction et la fragmentation du projet sont souvent citées, en première approche, comme sources de faibles performances dans les activités de construction. Nos expériences de recherche et recherche-action menées depuis 15 ans avec des professionnels de la construction nous conduisent à considérer qu’au cœur des difficultés d’évolution du secteur se trouve aussi l’incapacité politique et culturelle des professions de la construction à dépasser cette fragmentation des projets en créant de nouveaux compromis susceptibles de faire évoluer la réglementation publique et les pratiques professionnelles.
En ce qui concerne plus particulièrement la profession d’architecte, dont le monopole partiel1 est protégé par la loi au nom de l’intérêt public et de la valeur culturelle des constructions, toute proposition touchant à son statut libéral ou son monopole partiel est aujourd’hui rejetée par les organisations représentatives et ordinales car elle affaiblirait encore une profession en cours de déprofessionnalisation, selon la formule de F. Champy (Champy, 1999).
La séparation entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre et entre missions de conception architecturale et missions de conception technique, instituée de façon claire en France à partir de 1973 (décrets sur l’ingénierie) a été confirmée et renforcée par la loi Maîtrise d’Ouvrage Publique (1985) et les décrets sur la maîtrise d’œuvre (1993). Ces textes régissent toutes les constructions publiques et influencent les constructeurs privés qui restreignent encore plus nettement l’intervention autonome des architectes. Globalement défavorables au monopole des architectes sur la conception, ces textes ont apporté cependant une clarification des rôles, ont encouragé le développement de compétences techniques spécialisées et responsabilisé les acteurs de la construction dont, en particulier, le maître d’ouvrage chargé d’établir le programme, de définir les besoins, de vérifier l’opportunité et la faisabilité de l’opération et de choisir le processus de réalisation de l’ouvrage.
Sur ce dernier point les textes législatifs sont vagues, pour ne pas dire muets, et il a fallu attendre 1999, pour qu’une simple recommandation de la Commission Centrale des Marchés (N°T2-99), souligne l’importance du rôle et des compétences du maître d’ouvrage pour la gestion globale de l’opération et la maîtrise de la qualité de la programmation et de la conception. En attribuant au maître d’ouvrage le rôle pivot de « directeur d’opération » cette recommandation demande avec insistance une plus forte coordination des acteurs par des revues de projet périodiques et structurées selon des thèmes et des contenus précis. Elle précise que les plans d’action des différents intervenants en conception seront mis en cohérence et qu’au préalable le maître d’ouvrage aura défini des Spécifications Initiales pour la Qualité. Dans ce modèle d’organisation, cohérent avec l’objectif de maîtrise de l’unicité de l’ouvrage, alors qu’il est conçu et produit de façon séquentielle et segmentée, la prise de responsabilité du maître d’œuvre et ses méthodes de management prendraient un caractère plus stratégique pour l’aboutissement à de bons résultats. En somme une première hypothèse consiste à penser que, dans une organisation de projet fragmentée, le professionnalisme du commanditaire et sa capacité à concevoir et contrôler le processus général de conception et de réalisation de l’ouvrage sont des conditions essentielles, sinon préalables, au développement du professionnalisme des concepteurs. Sans vouloir forcer la comparaison, les ensembliers industriels nous en donnent la preuve aujourd’hui en développant un management par projet et des ingénieries concourantes. La conception des bâtiments publics en France étant attribuée à une équipe de maîtrise d’œuvre dont le concepteur général est mandataire, l’architecte est régulièrement chargé de cette mission. Il lui revient alors couramment de coordonner, planifier, synthétiser et contrôler la production de tous les concepteurs qui participent aux études et à la mise au point du produit ou de l’ouvrage. Mais le manque de cadrage de la part du maître d’ouvrage et le manque d’intérêt ou de formation de la plupart des architectes pour les tâches d’organisation et de management, combiné à des stratégies d’action et de pouvoir des architectes laissant peu d’espace aux ingénieurs co-traitants, créent fréquemment de grandes difficultés à la mise en place d’un travail collectif et coopératif de maîtrise d’œuvre, professionnellement satisfaisant.
Ces difficultés se répercutent souvent sur le déroulement des mises au point techniques en phase de projet ou d’études d’exécution. Les synthèses architecturales et techniques sont inabouties et la constructibilité du projet en pâtit, laissant une large part des choix aux entreprises qui trouvent des solutions pour produire si possible plus vite, plus simple et plus rentable. Situation à risques débouchant souvent sur des tensions ou des conflits.
A cet égard le contexte du montage de l’opération et de la formation de l’équipe de maîtrise d’œuvre sont déterminants mais il devient patent que la fonction d’architecte mandataire doit être sérieusement revue et clarifiée en concertation avec les autres parties de la maîtrise d’œuvre. Nos observations directes et notre participation à ce débat au sein du Club Construction-Qualité de l’Isère nous donnent à penser que les architectes qui cherchent à innover en matière de produits, de process ou de systèmes et ceux qui abordent le management de la qualité y sont plus sensibles. Mais ils sont souvent freinés dans leur entreprise par les incohérences de la commande, de la composition de l’équipe de maîtrise d’œuvre ou de leurs propres partis architecturaux et techniques risqués.
Ce contexte évolutif appelle une réflexion approfondie sur les compétences à développer et sur les stratégies d’acteurs propices à un déploiement de ces démarches qui préserve et soutienne prioritairement une forte coordination avec les autres concepteurs et donne ainsi du sens à la notion d’équipe de maîtrise d’œuvre. A cet égard les questions de concourance et d’interprofessionnalité sont aujourd’hui plus qu’hier des questions centrales pour la maîtrise d’œuvre et l’ingénierie. On peut estimer que la mise en place de systèmes-qualité va y concourir et contribuera à l’émergence, parmi les architectes, de nouvelles compétences qui contribueront à réduire des clivages ou des conflits au sein de la maîtrise d’œuvre et à pacifier quelque peu leurs relations avec les commanditaires et les entreprises.
Le développement de ces nouvelles compétences et l’évolution du système et des contenus de formation constituent une charnière pour des évolutions institutionnelles et législatives qui amorceraient un changement de cap important, tout en maintenant une identité renouvelée de la profession d’architecte.
2. Une profession en quête de légitimité
2.1. Une crise d’identité professionnelle durable
Depuis les années soixante la profession d’architecte – dont la vocation première est celle d’un généraliste de la conception investi d’une mission d’ordre public et culturel – survit à une crise d’identité durable doublée d’une érosion globale de ses positions économiques dans les filières de construction. F. Contenay vient d’établir un état de la profession d’architecte pour le compte du Ministère de la Culture (Contenay, 1999). L’étude met l’accent sur l’érosion constante du modèle traditionnel d’exercice de la maîtrise d’œuvre assortie d’une démographie croissante de la profession. Rapporté cependant à la population française, le recensement des inscrits à l’Ordre fait apparaître un taux d’architectes qui se situe dans la moyenne européenne. Globalement on observe depuis 20 ans :
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une diminution du poids économique des architectes ;
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une baisse du revenu par individu ;
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les effets concurrentiels des maîtres d’œuvre agréés et des économistes (les architectes font 30 % des permis de construire soit 40 % du marché) ;
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une déstructuration de l’entreprise « agence » et un émiettement de la profession (1,3 architectes par agence en moyenne) ;
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un endettement chronique et cumulatif des agences, corrélé à des faillites personnelles au cours de la dernière grande crise d’activité ;
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une grande difficulté des jeunes diplômés à s’installer et le maintien prolongé de leur sous‑rémunération.
Une très large partie du corps des architectes français doit se contenter de revenus bas, voire très bas, qu’ils soient salariés dans des agences de taille très réduite ou indépendants.
La profession est dispersée, ne parvient pas à régler en son sein des désaccords sur l’esthétique ou sur les rapports entre esthétique, fonctionnalité et constructibilité. Elle donne également au profane une image fréquente de fantaisie, de manque de professionnalisme et s’interroge publiquement, par exemple, sur le rôle du Conseil de l’Ordre ou sur ses perspectives de débouchés ou de diversification professionnelle.2
Positionnement et statut social, compétences et stratégies sont au cœur des interrogations sur l’avenir d’une profession malmenée et incertaine quant à son avenir. Sa professionnalisation, au sens fort, désignerait en effet la conquête par ses membres d’une plus forte autonomie, grâce à des compétences, non contestées par les profanes, socialement utiles et reconnues par l’État (Champy, 1999).
La constitution de professions, phénomène social caractéristique de la création de corps intermédiaires a surtout pris un grand essor en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Médecins et avocats en sont deux figures emblématiques. Les observations minutieuses et le bilan des recherches sociologiques fait par Friedson (1970 ; 1986) sur les pratiques médicales aux États-Unis montrent qu’au-delà de la variété considérable de ces pratiques, le collège des pairs joue un rôle central, que la minimisation des risques d’accidents, l’évaluation des protocoles et des résultats par des commissions de consensus et la sanction des fautes professionnelles, sont essentielles au maintien ou au renforcement de la confiance du public. Ceci oblige les médecins à se conformer à des normes et des protocoles qui évoluent selon les résultats de la recherche biologique et médicamenteuse, normes qui sont d’autant plus prégnantes qu’elles sont produites sur une base clinique au sein du milieu médical. Ce contrôle autonome et informel se double, depuis une dizaine d’années, d’une formalisation des contrôles de procédures d’accueil, d’analyse et de soin de type assurance-qualité. Le système de formation évolue en conséquence en restant lié à la recherche scientifique et technologique. Profitant de son prestige et de son autorité légitime, la profession médicale a su généralement protéger ses intérêts en créant, avec l’appui de l’État, une forte sélection à l’entrée par l’argent et/ou par numerus clausus.
Rien de tout ceci n’existe aujourd’hui dans la profession d’architecte : les rapports aux utilisateurs, à la science et à la technologie et à la création de normes ou de pratiques de conception sont différents. Comment ne pas voir alors s’accentuer une déprofessionnalisation des architectes ? L’expérience et l’analyse développée ici nous indiquent cependant qu’il n’y a pas de reprofessonnalisation possible à partir d’une hypothétique « reconquête » de la conception, en opposition aux autres métiers d’ingénierie ou aux entreprises, sans se soucier au premier chef des utilisateurs. En réclamant de surcroît un renforcement législatif du monopole public des architectes comme le clame le Syndicat de l’Architecture dont, il est vrai, la représentativité est limitée.
Le récent manifeste des organisations professionnelles techniques « La qualité n’est pas affaire de loi » (Le Moniteur du 25/02/2000), soutenu par la FNPC et le syndicat des Grandes Entreprises, a déclenché l’ire du Syndicat de l’Architecture. Il y voit « la revendication du contrôle de la maîtrise d’œuvre, considérée comme création collective pluridisciplinaire alors que l’Architecture est toujours une création personnelle […] tandis que la technique se doit de rester à sa place qui est un art de l’exécution ». Cette prise de position traduit cependant une forme d’idéal fondateur et identitaire qui demeure très fort dans une large frange du milieu professionnel public et dans les Écoles d’architecture, malgré des efforts d’enseignants pour se rapprocher d’Écoles d’ingénieurs de génie civil ou d’Universités.
2.2. Modernisation de la profession et démarches qualité
Se défendant de tout corporatisme étroit, l’Union Nationale des Syndicats Français d’Architectes (UNSFA) réclame l’expression de la volonté de l’État en matière d’architecture, considérant qu’il n’accorde pas à l’architecture de moyens suffisants et aux architectes les conditions du plein exercice de leur fonction. Critique à l’égard du projet de réforme de la loi de 1977 sur l’architecture, qui notamment ouvrirait le capital des sociétés d’architecture à des non-architectes, l’UNSFA encourage pourtant des évolutions modernisatrices de la profession, à travers notamment le développement de démarches-qualité professionnelles ou de démarches de certification.3
La profession se trouve face à un choix difficile. Comment accepter et faciliter aujourd’hui de fortes évolutions de la profession sans aboutir à sa dissolution progressive ? Sachant que l’extension du monopole légal4 serait une victoire à la Pyrrhus si il n’y avait en même temps une transformation des compétences et des démarches de conception des architectes associée à une transformation concomitante des structures et des moyens techniques des agences.
L’espace de manœuvre disponible est étroit et les organisations professionnelles d’architectes peinent à faire des propositions offensives bien que le développement de démarches qualité, explicitement liées à des démarches de projet et de management d’équipe puissent constituer à l’avenir une piste sérieuse. A cet égard l’opposition entre le Syndicat de l’architecture et l’Union des syndicats d’architectes est l’expression de deux voies possibles : celle d’un corporatisme fermé s’opposant à celle d’un corporatisme ouvert sur les évolutions technologiques, les régulations marchandes et l’évolution des méthodes de conception et de management. Dans son essai sur l’avenir des systèmes professionnels, D. Segrestin distingue ainsi les groupements corporatifs centrés sur une action strictement catégorielle et autonome et ceux, beaucoup plus nombreux qui, au cours de l’histoire, ont fini par préserver pendant fort longtemps leur identité corporative en négociant le changement des modes de régulation sous la pression du changement technique ou du marché. Ainsi écrit-il à propos des verriers et des métallos :
« en tant qu’acteur social, le groupe professionnel (dont l’action était intégrée à celle du syndicat) s’est montré structurellement moins préoccupé de défendre ses positions que de s’adapter au terrain pour assurer la survie de la communauté. En tant qu’émanation institutionnelle de ce groupe, le syndicat confronté au changement a pu effectuer des réorientations stratégiques : l’important est qu’il ait existé et fonctionné comme symbole de la permanence des communautés de référence par-delà l’évolution du travail et des relations de travail ». (Segrestin, 1985).
Par analogie on pourrait se poser la question de la capacité de l’Union des syndicats d’architectes à fédérer les groupes professionnels et à jouer une fonction symbolique qui permette de maintenir un lien communautaire et identitaire tout en négociant et en promouvant des changements importants, comme elle a commencé à le faire avec son engagement dans le management de la qualité et la certification. Le renforcement des positions réformatrices de l’Union dans la profession serait un levier pour retrouver une légitimité qui ne soit pas seulement fondée sur la compétence architecturale et esthétique et sur la défense d’un monopole. Après une longue bataille conduite, à partir de la publication de la Loi MOP en 1984, contre la « main mise » des grandes entreprises sur la conception, l’Union et la profession tout entière ont obtenu, en 1993, que les décrets de maîtrise d’œuvre publique instituent une mission de base élargie qui englobe toutes les études, de l’esquisse au projet définitif ainsi que la direction de travaux. Cet « acquis » a renforcé le rôle privilégié de l’architecte en tant que mandataire et conducteur de la conception mais crée symétriquement des obligations professionnelles pour lui-même et à l’égard de ses co-traitants. C’est en progressant dans cette voie que les architectes retrouveront une nouvelle légitimité.
3. Profession d’architecte et clivage des compétences de maîtrise d’œuvre
Nous aborderons succinctement le clivage entre esthétique et technique puis nous insisterons sur la séparation courante entre conception et gestion qui est centrale pour notre travail de recherche.
3.1. Le clivage entre les compétences esthétique, technique et de mise en œuvre
L’arrêt de la production de masse après les années 50-60, le développement d’une sociologie critique de la profession et l’abandon de l’académisme après 1968, ont fait place, à la fin des années soixante-dix et au cours des années quatre-vingt, à un fort courant d’idées et de pratiques architecturales recentrés sur l’expertise spatiale et esthétique et sur l’innovation architecturale, avec le soutien de la politique de l’État français (fin des grands ensembles, nouvelle politique du logement, création de la MIQCP, lancement de nombreux programmes de constructions publiques).
Cependant cette expertise, confrontée à la complexité du rôle de l’architecte dans les équipes de projet, n’a pas suffi à relégitimer la position privilégiée et le pouvoir de décision de l’architecte. La Chambre des Ingénieurs Conseils de France réclame une participation pleine et entière des ingénieurs à la maîtrise d’œuvre : « Croire que l’architecte et l’architecture sont la seule expression de la maîtrise d’œuvre est une erreur, même si l’architecte en est bien souvent une composante essentielle », déclarait récemment son président pour la région Rhône-Alpes5. Conscients de ces limites, des architectes français se définissent comme « professionnels de la technique », engagés dans le travail collectif de synthèse et attentifs aux méthodes de fabrication et de mise en œuvre.
Néanmoins, le clivage entre compétences esthétique et technique est toujours présent dans les discours et les pratiques des architectes. Comment le dépasser alors qu’il est inscrit dans la division du travail entre conception architecturale générale et conception technique spécialisée ? Car de ce fait les choix techniques s’élaborent et se formalisent fréquemment dans le projet d’architecture comme un argument d’ordre plastique ou fonctionnel, sans rapport clair avec la construction en tant que mise en œuvre. La légitimité artistique et l’identité professionnelle reposeraient sur un rapport de négativité avec la production, dont l’architecte est à la fois associé et dissocié : formulation particulière de la difficulté à dépasser les oppositions fondatrices entre forme, fonction et économie du projet.
L’activité de création serait ainsi « perturbée » par les difficultés importantes des architectes à investir et à maîtriser les impacts architecturaux des systèmes techniques et de leur juxtaposition dans l’espace ainsi que ceux des résultats des calculs de structures ou de fabrication.
Cette observation est confirmée par Ph. Alluin dans sa recherche sur les ingénieries de projet dans la construction en France conduite par enquêtes directes auprès d’une quarantaine d’acteurs de référence (Alluin, 1998). Cette étude a identifié des rapports contradictoires entre architectes et autres acteurs de la filière, face aux décisions prises en termes de technologie constructive, planification d’activités de production, logistique de chantier, etc. Elle fait aussi le constat plus large « d’une véritable fracture entre l’ingénierie de conception et l’ingénierie de production » et note « une implication de plus en plus grande des industriels dans la conception des bâtiments ».
L’enquête a également montré une tendance générale à la diminution des savoir-faire des concepteurs français et, dans le cas d’équipes pluridisciplinaires, la difficulté de faire une synthèse c’est-à-dire d’apporter la vision transversale des savoirs. Lorsqu’ils en ont la compétence et donc la maîtrise des techniques liées à l’exécution, les architectes restent les mieux positionnés sur les tâches de synthèse. Mais d’une manière générale, la population des architectes souffre d’un déficit de formation technique important, d’un isolement d’autant plus fort que leurs structures sont petites et d’un abandon des tâches liées à l’exécution ».
En dépit de ces manques, un petit nombre d’architectes français a sauvegardé un savoir-faire assez rare sur la production, qui représente une réelle valeur ajoutée. Ce sont, pour Ph. Alluin, les « vrais » constructeurs, qui ont des relations intenses avec les industriels et les entreprises et qui maîtrisent toutes les missions (conception, synthèse et exécution) (Alluin, 1998).
V. Picon-Lefebvre et C. Simonnet s’étaient également entretenus avec des professionnels français reconnus et influents pour constater que la génération actuelle des « grands architectes » dessine mieux ses projets, contrôle mieux ses chantiers. Phénomène que l’on peut associer à la perte de savoir-faire des compagnons et à la perception que la plupart de ces architectes ont de la mise en œuvre « comme une structure informe, mouvante, variable, irrégulière, déréglée… bref, comme un milieu intrinsèquement contradictoire et irrationnel » (Picon-Lefebvre et Simonnet, 1994). Un seul, parmi ces architectes, considère la « contrainte technique et les savoir-faire disponibles sur le chantier comme un bonheur pour l’architecte là ou les autres perçoivent le drame de l’architecture ». Une stratégie de projet particulière en découle, jouant avec les techniques et les savoir-faire disponibles. A ce propos, ils écrivent : « La modernité architecturale fait exploser la doctrine selon laquelle, pour simplifier, l’architecture était la fin et la construction, le moyen ».
Pour sa part l’enquête d’Alluin a révélé deux configurations particulières où les ingénieries de conception et de production sont plus intégrées ou plus communicantes : c’est le cas de grandes agences d’architecture françaises qui peuvent s’appuyer sur un réseau de spécialistes, ainsi que le cas d’un petit nombre d’agences moyennes qui ont une forte implication dans toutes les phases du projet (techniques, maîtrise des coûts, synthèse et direction des travaux, voire coordination-pilotage de chantier).
3.2. Le clivage entre compétences de conception et de gestion
Le choix de l’architecte par le maître d’ouvrage et les élus politiques demeure très fréquemment lié à sa compétence de création formelle ou spatiale et à sa capacité de séduction, l’esthétique du produit prenant le pas sur l’interprétation des besoins des usagers et sur la capacité à réaliser le management du projet. Ainsi, en France comme dans la plupart des pays européens, les compétences esthétiques – compétences « classiques » de la profession – sont à l’origine de la réussite professionnelle alors qu’en même temps « il est évident que les architectes sont, en général, de mauvais administrateurs » (Nicholson, 1999). Or c’est justement le monde du management de la qualité qui vient « frapper à la porte » aujourd’hui. Opportunité pour les architectes ? Certainement, car nous constatons qu’il y a des relations synergiques à développer entre architecture, technique et mise en œuvre et nous faisons l’hypothèse que le management de la qualité des projets peut contribuer avec force à la gestion anticipée des interactions, à la prise de connaissance des savoir-faire des autres métiers et peut faciliter amplement l’obtention de synthèses et de compromis positifs et astucieux entre esthétique, technique et économie.
L’obtention de ces résultats est conditionné par la maîtrise de la conduite stratégique du projet dans un environnement complexe, par la validation des données d’entrée et par la maîtrise des processus d’étude, de synthèse, de validation et d’obtention d’une traçabilité des dossiers. Or les constats faits par l’Agence Qualité Construction, promotrice d’une méthode de formalisation des processus-type des agences (AQC, 1996), et les architectes déjà certifiés en France soulignent que leurs confrères maîtrisent mal certains aspects de leur organisation interne, comme le contrôle des délais et la gestion du réseau d’information et du système de validation des projets. Ces défauts ont, pour partie, leur origine dans le manque de précision de la commande ou dans ses changements inopinés mais le flou de l’organisation interne aggrave la situation fragile des agences d’architecture.
En même temps, face à l’accentuation de la concurrence et la baisse des prix, l’architecte est amené à une recherche de plus grande efficacité comme moyen de survie économique et de différenciation de son image professionnelle. La compétence en gestion peut ainsi jouer un rôle moteur pour des architectes qui n’ont pas un portefeuille professionnel considérable, sans pourtant diminuer leurs compétences en tant que créateurs. Le développement rapide des outils informatiques et des réseaux est une occasion à saisir pour une formalisation des procédures, une rationalisation des méthodes de gestion des études et le développement de la concourance en conception. Mais, pour l’heure, les tâches de plus en plus liées à l’informatique, comme le classement des documents, l’échange et l’interprétation de fichiers entre les acteurs qui participent à la conception, la maîtrise collective des Dossiers d’Ouvrages Exécutés (DOE), risquent d’être à l’origine d’erreurs et de pertes d’efficacité significatives. La création de protocoles d’échange est donc à l’ordre du jour6.
4. Processus de conception, management de projet et interprofessionnalité
Si nous considérons maintenant le management du projet ou de l’équipe de maîtrise d’œuvre d’un point de vue plus théorique, il nous faut aborder ce qui est constitutif des processus de conception. Rappelons que l’approche process se distingue de l’approche produit et la complète. Si celle-ci privilégie le point de vue de l’utilisateur et prend en compte les caractéristiques et les comportements prévisibles du produit tout au long de son cycle de vie, l’approche process a pour objectif d’améliorer la conception et la fabrication d’un produit en termes de qualité, fiabilité, coûts, délais tout en prenant en compte la qualité des ressources et des savoir-faire mobilisés et développés à cette occasion. C’est aussi cette conception qui a prévalu pour la récente révision des normes ISO 9000.
4.1. Un processus en hélice
M. Conan (Conan, 1990) met l’accent sur l’idée que concevoir est « résoudre un problème », ce qui amène inéluctablement le concepteur à une confrontation à des « énoncés incomplets » de ce problème. Le processus de conception procède par étapes, dans un certain flou, accentué par la complexité croissante des projets. Comme l’affirme M. Conan, étant donné que dans la majorité des cas, le travail de conception n’est qu’une construction mentale de groupe, il oblige à l’interaction entre individus et devrait produire un apprentissage collectif. Cette conception réputée « classique » depuis les années soixante-dix représente le processus de conception comme processus cyclique et tourbillonnaire ou processus en hélice.
Selon cette représentation, la réussite du projet demande une vraie coopération entre architectes, ingénieurs de bureaux d’études, entrepreneurs et autres acteurs partie prenante. Une difficulté naît du fait que l’activité de chaque acteur est en évolution continue mais que chacun ne la voit qu’à partir d’une perspective individualisée ; or le projet est la résultante d’un ensemble d’activités et d’interactions qui doivent converger sur des objectifs définis dans un temps et un espace contraints. L’unicité du projet se constitue à partir de la multiplicité d’activités et d’acteurs en évolution qui le constituent. Il a un caractère unique et doit être organisé et piloté en tant que tel. Comme le signale J. Bobroff, « l’excellence de la conception dans le projet passe par l’excellence du processus de coopération entre des partenaires, par l’organisation d’une confrontation entre des acteurs affichant des enjeux différents » (Bobroff, 1999). Il s’agit notamment de reconnaître que concevoir doit être pensé comme un processus collectif et interactif, qui demande une maîtrise de l’ensemble des activités, des vérifications et des validations, tout en laissant des espaces d’autonomie importants pour que chaque acteur développe son travail spécialisé.
Cette conception doit être complétée par la prise en compte d’une double exigence pour chaque équipe-projet : d’abord analyser son contexte institutionnel, réglementaire et environnemental, pour ensuite élaborer des stratégies d’action révisables, dans des univers flous. Parallèlement à ce besoin de compétences de management stratégique, le rôle du chef d’équipe se voit redéfini et rehaussé.
Farel attribue à l’exercice de ce rôle le défi d’« orchestrer la cohérence tout en préservant la diversité des compétences » (Farel, 1995). Nous sommes d’accord sur le fond mais l’image du chef d’orchestre, métaphore habituelle du pouvoir d’un homme sur le jeu simultané des acteurs nous paraît décalée ; elle devrait être remplacée, si l’on veut rester dans le champ musical, par une autre, celle du leader d’un groupe de jazz. En effet, ce dernier stimule et guide en même temps qu’il tient son rôle de musicien ; il est à la fois dans et hors le groupe. Selon cette métaphore, appliquée à une équipe de projet, tous les membres improvisent (créent des solutions) et en même temps jouent pour l’harmonie de l’ensemble (suivant les directives du leader-coordonnateur), ce qui produit une vraie synergie et un style propre au groupe.
L’intérêt de bien maîtriser la coordination d’équipes interprofessionnelles est encore accru pour les architectes et mandataires qui veulent être certifiés selon la version 2000 de la norme ISO 9001, laquelle attribue une grande importance à la maîtrise du processus de conception. Elle indique, en particulier, que les vérifications et les validations entre les divers « groupes » concourants à la conception doivent être programmées et enregistrées (nous pouvons ici assimiler ces groupes aux partenaires de l’équipe de conception).
4.2. Le management de projet est interprofessionnel ou n’est pas
G. Tapie met aussi l’accent sur l’enjeu de l’interprofessionnalité et des compétences pour la qualité du processus de conception (Tapie, 1999). Il indique pour sa part que :
« la complexité accrue des constructions et des aménagements et les exigences de qualité du service et du produit, émises par les clients et les maîtres d’ouvrage, favorisent les segmentations et les spécialisations des organisations, en même temps qu’elles obligent à des recombinaisons permanentes pour obtenir les coopérations nécessaires ».
Autrement dit, la filière de construction française héberge, de plus en plus, de nouveaux acteurs spécialisés qui ont, séparément ou en même temps, une influence sur la conception architecturale.
« Des conventions et des contrats, des familiarités et des amitiés régulent et favorisent les partages de tâches et de responsabilités, mais ils paraissent fréquemment insuffisants au regard des luttes pratiques et symboliques que se livrent quotidiennement les divers professionnels mobilisés autour d’un projet ou de marchés. […] L’élargissement permanent des compétences et des savoirs mobilisés à l’occasion d’un projet ainsi que l’élévation de ceux-ci et leurs spécialisations de plus en plus fines entraînent des besoins concomitants accrus de gestion des compétences, nécessaire pour un bon avancement du projet ».
G. Tapie poursuit en affirmant que, sur un registre opérationnel, la gestion de l’interprofessionnalité se pose en termes de management de projet.
« De nombreux acteurs et analystes voient dans cette interrogation sur le management de projet une recherche d’efficacité (rationalisation de l’information, coordination des actions), une optimisation de la qualité et des coûts, une meilleure gestion politique des processus. C’est le principal moyen de répondre aux contraintes des systèmes actuels : gérer l’apport contradictoire et convergent de nombreux professionnels d’origine disciplinaire différente, résoudre la faible intégration organisationnelle et la gestion d’incertitude de nature multiple (technique, financière, juridique, politique) ».
L’accent est mis sur le besoin d’une compétence et d’un savoir-faire de « conduite de la conception » en tant qu’activité complexe, point de vue que l’on retrouve chez J.J. Terrin qui en constate l’absence de définition dans la loi MOP et ses décrets d’application (Terrin, 1998).
L’architecte, mandataire de l’équipe de maîtrise d’œuvre, est celui qui possède la position la plus favorable pour cadrer non seulement les acteurs qui participent de la conception mais également des prescripteurs et des acteurs institutionnels qui sont à l’extérieur de l’équipe de projet. La situation actuelle des marchés et des compétences nous interroge cependant sur le caractère du leadership à créer pour donner une finalité commune au travail des multiples acteurs du projet, dans le contexte du management de la qualité. Rappelons que la protection légale du titre d’architecte est insuffisante ou même source de blocage car les ingénieurs des bureaux d’études revendiquent de plus en plus une participation précoce aux prises de décision. La montée d’exigences à l’endroit du management de projet met en question directement les méthodes courantes de travail des architectes. Face à ce défi, des évolutions sont pourtant possibles, à partir d’un repositionnement stratégique et d’un développement cumulatif d’expériences donnant un caractère concourant et positif au travail d’équipe. C’est notre hypothèse, confortée par l’analyse des trajectoires d’agences d’architecture engagées avec détermination dans des démarches qualité abouties et qui recherchent un partenariat avec les bureaux d’études, les économistes, etc. Cette évolution d’attitude, embryonnaire au sein de la profession d’architecte, rejoint la réflexion d’A. Hatchuel à propos des activités de conception, sources de prescriptions réciproques et de dynamiques d’apprentissages collectifs qui se développent seulement à partir d’une philosophie commune de l’action, porteuse de « mythes rationnels » (Hatchuel, 1994). La « qualité » peut-elle constituer l’un de ces mythes pour une reprofessionnalisation conjointe de différents métiers de la conception dans le bâtiment, transformant du même coup le statut et les contenus de l’interprofessionnalité ? C’est peut-être un pari à tenir.
5. Évolution sectorielle du management de la qualité et position des architectes en France
Quelle que soit sa singularité, le cas français n’est pas exceptionnel. Ainsi, dans un rapport d’un groupe de travail du Conseil International du Bâtiment, Hammarlund et alii mettent l’accent sur le fait que :
l’intérêt international à propos des questions de la qualité a été croissant au cours des dernières décennies. Le concept de management de la qualité […] a été élargi pour satisfaire toutes les exigences pertinentes, y compris celles qui sont légales (en rapport avec la santé et la sécurité), celles qui concernent la conservation des ressources naturelles et d’autres exigences sociales. Les thèmes du management de la qualité ont été également élargis pour englober les exigences relatives au processus de conception ainsi que celles relatives à la réalisation de travaux de construction ». (Hammarlund et al., 1999).
5.1. La création d’un référentiel professionnel pour les agences d’architecture
Dans le secteur de la construction en France nous avons assisté, depuis dix ans, à plusieurs nouveautés au plan institutionnel et au plan des référentiels de qualité. La constitution de « Clubs Construction Qualité » à partir de 1990 a constitué une des premières manifestations de la démarche française, suivie de la création, à partir de 1992, de référentiels professionnels d’assurance qualité traduits de l’ISO 9002, d’abord pour les entreprises de travaux (QUALIBAT et QUALITP), puis pour les maîtres d’ouvrage (QUALIMO) et, bientôt, pour les agences d’architecture (QUALIARCH).
Lors de la mise sur le marché des normes ISO 9000, en 1988, les organisations professionnelles de maîtres d’ouvrage, d’architectes, d’ingénieurs et d’entrepreneurs leur ont manifesté un intérêt modéré ou de fortes réticences.
« Au début, une très large partie des professionnels de la construction résistait à l’exigence de normalisation de leurs méthodes de management, la vivant comme une mise en question de leur professionnalisme, de leur pouvoir de création ou de leur métier » (E. Henry, 1996).
Alors, crispées dans un réflexe corporatiste fermé, les organisations professionnelles de la maîtrise d’œuvre refusaient le principe même de management de la qualité, mais à partir de 1996 des changements sensibles ont pris consistance dans les professions d’architectes. À cette époque, une association d’architectes, Archinov, créa un référentiel de « gestion par processus » pour les agences d’architecture, présenté sous forme d’une cartographie détaillée de processus fonctionnels typiques. Considéré comme un premier pas vers la certification-qualité et adapté aux agences d’architecture moyennes, ce système de management de la qualité professionnelle est souvent appelé référentiel « AQC » car il a été élaboré avec l’aide de l’Agence Qualité Construction puis appuyé par l’Union Nationale des Syndicats Français d’Architectes et le Conseil National de l’Ordre (AQC, 1996). Ce référentiel est caractérisé par la prise en compte des exigences habituelles de l’assurance qualité en conception, auxquelles sont jointes celles concernant la politique commerciale, la gestion économique et la gestion documentaire des projets. Il se distingue également par l’importance accordée à la validation de la commande, au calcul du coût des projets, aux revues de projet successives, aux mises au point techniques, à la préparation et au contrôle des travaux avec les entreprises et les bureaux d’études. Sans l’exprimer formellement, il vise l’établissement de relations de coopération ou, au moins, de plus grande franchise avec les maîtres d’ouvrage, fondées sur l’existence de contrats précis, raisonnablement rémunérés, signés avant l’avant-projet et respectés par les deux parties. Dans ces conditions, l’architecte est défini comme concepteur et prestataire intellectuel.
La prise en considération de la composante de prestation de service dans l’activité de conception constitue dorénavant une autre dimension importante du management des projets de construction. S. Melhado propose de privilégier cette approche (Melhado, 1994) : au-delà de la livraison de plans et de documents, produits de la conception, la prestation première des concepteurs et des architectes consiste à prendre en compte le besoin, de le comprendre et de cerner les « problèmes et les attentes des clients » pour y répondre : l’architecte concepteur est également prestataire intellectuel7 et conseiller du client, tout en conservant une certaine autonomie d’appréciation, encouragée par la loi. Ainsi, satisfaire les besoins exprimés par les clients directs ne doit pas masquer les demandes des utilisateurs, destinataires finaux de la prestation dont les architectes se font souvent porte-parole à tort ou à raison. Une reprofessionnalisation éventuelle impliquerait un remaniement profond des compétences des architectes par l’acquisition de méthodes de captation et d’analyse des demandes exprimées ou implicites des utilisateurs, ouvrant ainsi la voie à une diversification vers la programmation et l’assistance à la maîtrise d’ouvrage.
Dans la même perspective, Zarifian exprime l’idée que :
« la compétence humaine, professionnelle, s’avère d’entrée de jeu décisive dans l’effi-cience d’une production de service parce qu’il faut interpréter et comprendre les attentes du client usager, du point de vue des effets à engendrer. […] Il ne suffit pas que la solution soit intellectuellement élaborée. Reste encore à réaliser la transformation effective des conditions d’activité du client usager. C’est un point très souvent sous-estimé dans la production de service » (Zarifian, 1999).
Cette approche traduit, en mettant l’accent sur la compétence des acteurs, la notion de coproduction du service et, dans notre cas, celle de la prestation intellectuelle de l’architecte. Vue sous cet angle, la pratique des concours publics constitue une rupture de l’échange et une difficulté régulière pour la coproduction du service qui entache souvent la valeur d’usage des bâtiments. Comme la pratique de l’évaluation avec les utilisateurs, après livraison, est exceptionnelle en France, les retours d’expérience ne font pas ou peu partie des apprentissages des concepteurs et des architectes au premier chef.
5.2. La proposition d’un management par projet pour réussir la qualité globale des projets
La valorisation de l’exigence de coopération pour la conception du projet et, plus largement, pour la programmation et la gestion de l’opération met l’accent sur les limites des normes de certification de la qualité. En effet, la certification-qualité est restrictive, car elle est centrée sur les rapports entre client et fournisseur et pas sur l’organisation collective des opérations de construction et des projets, même si la certification est un facteur de motivation et d’intérêt croissant pour la gestion de la qualité du projet. Si l’on se place du point de vue du projet de construction et non à partir de la vision de chacun de ses acteurs, il est certain que l’assemblage voire l’intégration des systèmes-qualité de l’ensemble des acteurs fait problème.
C’est précisément pour prendre en compte l’exigence d’une forte coordination entre le management de la qualité de l’opération ou du projet et le management de la qualité interne de chaque intervenant, qu’un « Projet français pour le management de la qualité des opérations de construction » a été élaboré (MFQ, 1998). On en retrouve l’essentiel dans la récente recommandation T 2-99 faite aux maîtres d’ouvrage publics par la section technique de la Commission Centrale des Marchés8.
Le modèle de management par opération proposé ici représente un appui pour l’avenir. Le Plan Qualité d’opération ou de projet et les procédures de gestion associées ont un contenu singulier, validé collectivement sur la base des spécifications initiales pour la qualité formulées par le « directeur d’opération » nommé au sein de la maîtrise d’ouvrage. Les plans d’intervention et de qualité de chaque organisme sont obligatoirement mis en cohérence avec les spécifications initiales et les plans des autres organismes engagés contractuellement dans le projet. On est loin du modèle industriel standard fondé sur la fiabilisation de processus répétitifs. Il est également demandé de distinguer la phase de programmation de celle de la conception alors que l’ISO 9001 l’englobe dans la conception. La proposition d’un Plan Qualité d’Opération met l’accent sur la concourance entre les acteurs des projets, ce qui exigera une forte coordination des acteurs et une forte interaction entre les savoirs et savoir-faire spécialisés et généralistes.
La partie « conception » du Plan Qualité d’opération sera « consistante et cohérente », si elle sollicite l’adaptation mutuelle des systèmes-qualité de l’architecte et des ingénieurs, ainsi que la création éventuelle de procédures spécifiques plus appropriées aux exigences globales des clients et mieux coordonnées avec celles des intervenants extérieurs à la maîtrise d’œuvre (entreprises, bureaux de contrôle, etc.). (Figure 1)
5.3. Les signes d’un changement
La mise en œuvre collective et individuelle du référentiel « AQC », engagée dans deux cent agences (fin 1999) aboutit à des réorganisations du travail, à la création d’outils et de dossiers-type et à la réduction des temps d’étude, associées à l’utilisation d’ordinateurs mis en réseau interne. En effet, on le sait, l’informatisation permet la gestion de masse des données et ainsi facilite et fiabilise fortement la gestion des dossiers et leur qualité.
Finalement, de façon similaire aux entreprises engagées en 1992-93 dans « Qualibat », les syndicats professionnels d’architectes élaborent maintenant le référentiel QUALIARCH : une initiative en cours qui permettra une certification progressive à caractère professionnel des agences d’architecture, en préalable à l’emploi des ISO 9000. Il se peut que cette certification donne une impulsion de grande ampleur à la démarche qualité dans la profession car sa proposition comprendra deux niveaux intermédiaires, ce qui peut favoriser des changements graduels de l’organisation interne des agences.
Parallèlement, en France, plusieurs réseaux d’agences d’architecture, ont anticipé cette initiative et préparent collectivement, avec l’appui de l’UNSFA, leur certification selon la norme ISO 9001. Un premier réseau de 15 agences d’architecture « Qualit’Archi » vient d’être certifié9.
Pour notre part et après observation sur site, nous avons soumis à un entretien quelques membres de cinq agences d’architecture qui préparaient au début 1999 leurs demandes de certification. Nous avons pu constater que leurs motivations originelles sont banales : ils recherchent d’abord la notoriété, l’attrait pour le client et des ouvertures internationales mais par ses exigences et son image moderne et contemporaine, le référentiel ISO 9000 est clairement opposé au modèle « traditionnel » du métier d’architecte.
Au cours de leur démarche de certification ou dès son aboutissement, ces agences constatent, parfois avec surprise, une forte réduction de pertes de temps et une croissance de l’efficacité générale des processus de conception, de documentation et de communication-validation des dossiers d’étude. Le classement et la traçabilité des documents ainsi que le relevé des appels et des délais de réponse ont reçu également une attention nouvelle de la part de ces architectes. La place de leader qu’ils occupent souvent aujourd’hui dans le champ professionnel n’est pas étrangère à leur rapport privilégié à la technique : soit qu’ils aient une double formation d’architecte et d’ingénieur, soit qu’ils intègrent des ingénieurs dans leurs agences. Ils ont alors un plus grand attrait pour les actions de rationalisation organisationnelle associées aux démarches qualité.
La nette amélioration de l’efficacité de leurs processus leur permet de concentrer plus de temps de travail aux activités de conception ou de communication qui sont au « cœur du métier », car la création de documents-type et l’adoption de procédures ont réduit le temps passé à la gestion documentaire et administrative, tout en la rendant plus efficace. Ces architectes, cependant, sont confrontés à une difficulté due au changement organisationnel exigé par la mise en œuvre de systèmes-qualité de conception, c’est-à-dire la redéfinition de leurs relations avec les autres acteurs qui participent au projet, en commençant par les bureaux d’études techniques co-traitants. Assurer la satisfaction du client par une offre complète et conforme aux normes et règlements exige en effet de faire appel très tôt aux bureaux d’études, de bien définir les volumes de temps de travail nécessaires, de trouver un accord sur le partage des tâches et des rémunérations, les modes de validation et, in fine, de partager des décisions essentielles. Cette approche est différente de la pratique courante, encadrée par la loi MOP, en ce sens qu’elle décale plus en amont l’intervention des ingénieurs. Une nouvelle forme d’interprofessionnalité, donnant un réel contenu à la notion de co-traitance au sein de la maîtrise d’œuvre est à créer et à formaliser10.
6. Conclusions
La question des compétences et des savoir-faire reconnus par le milieu professionnel et le public est essentielle pour acquérir ou reconquérir une légitimité professionnelle reconnue par l’État. La prise en compte de cet enjeu est au cœur des projets actuels de réforme de la formation et des modes d’exercice du métier d’architecte mais il nous paraît que cet aspect est encore insuffisamment approfondi et, peut-être, pas suffisamment lié à la question de la reprofessionnalisation.
6.1. De nouvelles compétences et des savoir‑faire à développer par les architectes
L’association « Archinov » l’exprime de la façon suivante :
« Depuis dix ans, nombreux sont ceux qui constatent des indices tangibles du changement prédit. Aujourd’hui, certains considèrent que la mutation est en partie accomplie… et pourtant, contrairement à la plupart de leurs partenaires de l’acte de bâtir, les architectes n’ont pas encore clairement exprimé de stratégie professionnelle face à ces transformations sociales, économiques, techniques qui mettent leur exercice en question… Même si certains ont adopté individuellement des positions innovantes pour y répondre. » (La Charte d’Archinov, 1997).
Il peut se développer une dynamique positive, voire un « cercle vertueux » entre la demande de nouvelles compétences en gestion et le management collectif de la qualité des projets. Quelques exemples de démarches minoritaires mais significatives et pleines d’avenir témoignent, comme nous l’avons signalé, du regain de synergie entre les exigences de la gestion de la qualité et le développement de nouveaux profils professionnels. Cependant des verrous institutionnels et réglementaires seraient à lever pour y inciter massivement, à propos, en particulier, du choix des équipes de maîtrise d’œuvre.
De façon générale, l’architecte se voit de plus en plus attribuer un rôle de médiateur dans l’équipe de projet, ce qui lui demande « une capacité à gérer ce qui apparaît ingérable (car le projet reste toujours incertain, jusqu’à sa réalisation voire son utilisation) et à gérer les enjeux de confrontation et de coopération entre plusieurs acteurs » (Bobroff, 1999), difficulté à laquelle il n’est pas formé et qu’il redoute souvent. Ainsi la configuration complexe des projets de construction devrait ouvrir la voie au renouvellement des modalités de formation en les reliant plus aux formes d’engagement professionnel, assorti d’analyses globales des systèmes d’acteurs, de leurs logiques et leurs stratégies, ainsi que de l’acquisition de capacités à échanger, communiquer et négocier.
L’approche des problèmes de la réalisation est également insuffisante, notamment par le manque fréquent d’anticipation au cours de la phase de conception des projets. Cette déficience pourrait être compensée ou réduite par des compétences d’intégration et de coopération dans un travail d’équipe et par une systématisation des retours d’expérience sous la forme de l’analyse des dysfonctionnements, des pathologies et des non-conformités par la maîtrise d’œuvre et sous la forme de bilans d’opérations et d’usage dont la responsabilité incombe d’abord aux maîtres d’ouvrage. Personne ne peut réunir la connaissance universelle des techniques et des usages et c’est précisément là que le management de la qualité peut jouer un rôle, à condition de l’adapter au mode de production par ouvrage unique. A ce propos, les concepts sont de plus en plus clairs mais les expériences pratiques sont insuffisantes pour entraîner l’ensemble des professions et, à fortiori, pour les institutionnaliser. Cette nouvelle approche sollicite des compétences peu développées auparavant pour la réussite professionnelle de l’architecte. Pour l’avenir, nous faisons l’hypothèse que la formation et la pratique architecturale devront prendre en compte plusieurs compétences « nouvelles » associées à celles de conception des espaces et de création esthétique, même si ces dernières restent toujours importantes ou centrales pour l’exercice du métier. Hypothèse fondée sur des observations directes que nous conduisons au sein du Club Construction Qualité de l’Isère et au contact d’agences d’architecture en cours de certification. Dans le contexte institutionnel de la construction en France, les compétences relevant du management de projet attribué de fait régulièrement aux architectes mandataires, comprennent :
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Une compétence de « stratège et négociateur », génératrice d’analyses du contexte socio-économique, des jeux d’acteurs ou de leurs réseaux relationnels et d’un partage, avec son équipe, de stratégies d’action dans un univers complexe et flou ;
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Une compétence de « porte-parole » de l’équipe de conception, des intérêts de ses co-traitants et des objectifs globaux du projet, y compris les aspects culturels et environnementaux qui intéressent la société et les acteurs institutionnels ;
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Une compétence de « leader » de l’équipe de conception, résultant de l’importance accrue des prises de décision conjointes entre concepteurs co-traitants ; il s’agit d’un rôle étayé par une répartition approprié des tâches, une planification des activités de conception et l’animation de réunions d’équipe ;
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Une compétence d’« homme de synthèse », associée aux besoins d’intégration, le plus en amont possible, entre le programme, le budget, le projet et son processus de réalisation, ainsi qu’à la centralisation et à la continuité du système d’information des concepteurs pendant les phases de conception, de réalisation, de livraison et de parfait achèvement. Car la dimension « prestation de service » comporte aussi l’assistance à l’achèvement et à la livraison du produit.
Ces quatre compétences distinctes mais fortement liées relèvent d’un leadership à venir. Elles seront d’autant plus sollicitées pour l’exercice de la maîtrise d’œuvre que la taille et la complexité des opérations de construction posent des difficultés croissantes de maîtrise d’ensemble en liaison étroite avec l’empilement des contraintes environnementales, réglementaires, politiques et avec la multiplication des intervenants spécialisés.
L’acquisition de ces compétences peut et devrait être anticipée par la formation initiale mais elle requiert un long apprentissage. Ces compétences ne prennent corps et sens qu’en tant que savoir-faire. Ph. Alluin propose, avec raison, en conclusion de son étude, de revenir à des dispositifs de formation initiale et continue qui retissent des liens entre concepteurs et constructeurs. Il nous faut aussi combiner dorénavant des savoir-faire de concepteur et manageur.
Enfin il peut arriver que la tâche de management d’équipe, qui revient naturellement au mandataire, également chargé de la conception générale, lui paraisse hors de portée ou qu’il s’en désintéresse pour se consacrer entièrement à la conception architecturale et/ou fonctionnelle. Dans ce cas les tâches de management et de conception peuvent être distribuées entre deux personnes comme c’est souvent le cas pour de grandes opérations. Phénomène qui devrait pousser au développement d’agences moyennes ou importantes ou à un partage des tâches de planification, d’animation d’équipe et de synthèse entre partenaires architectes, ingénieurs et économistes de la maîtrise d’œuvre. Ces nouvelles attentes peuvent donc pousser aussi au développement d’autres modèles d’organisation de projets intégrant un certain partage des tâches de management voire un transfert du management de projet à l’un des bureaux d’études.
6.2. Vers une reprofessionnalisation ?
En France, l’engagement d’agences d’architecture dans des démarches qualité est un phénomène durable, même s’il reste encore minoritaire (moins de 3 % des architectes inscrits à l’Ordre sont concernés). Cet engagement est fortement lié à la recherche d’un nouveau modèle professionnel plus performant et plus légitime pour répondre aux demandes des clients et des partenaires, pour concevoir l’ouvrage et conduire l’équipe de maîtrise d’œuvre à chaque phase de projet. Ce nouveau modèle professionnel se présente comme une voie possible de relégitimation des architectes sur une base légale qui va très certainement évoluer. Les positions et l’action de l’UNSFA dans ce domaine méritent examen : tout en défendant la valeur culturelle de l’architecture et d’une certaine manière le principe d’un monopole au moins partiel, l’Union syndicale et le groupe des architectes qui la dirige adoptent une attitude que l’on peut qualifier de corporatisme ouvert. Ils sont convaincus que la reconnaissance du statut particulier de l’architecte ne peut plus se défendre seulement sur la base des compétences et des savoir-faire traditionnels. L’enjeu est double ; il consiste à formaliser des relations partenariales avec les ingénieurs pour valider et négocier ensemble la commande tout en provoquant un mouvement d’adhésion à ce modèle dans la profession d’architecte. A ces deux conditions on pourrait envisager une reprofessionnalistion prenant appui sur l’acquisition des compétences que nous avons désignées.
Dès leur reconnaissance officielle comme profession d’intérêt public et culturel, les architectes ont subi une concurrence qui les oblige maintenant, sous peine de perdre définitivement leur statut, comme d’autres professionnels libéraux, à « s’adapter, à se moderniser, à réactualiser des formes spécifiques de régulation, plus complexes et sélectives, qui permettent leur survie, en même temps qu’elles les obligent au changement » (Dubar et Tripier, 1998).
Nous ne sommes qu’au début d’un mouvement car les démarches-qualité et la certification des agences n’ont qu’une valeur de promesse et la réussite vient ou viendra de l’accès des architectes à de nouvelles compétences de gestion de projet adossées à leur capital relationnel. Les propositions spécifiques au métier, tel que le référentiel professionnel pour la certification-qualité progressive, représentent certainement une base d’appui solide pour aider au développement de ces compétences mais ils sont insuffisants en tant que telles.
Au-delà du cas français, il nous paraît intéressant de signaler, à partir de notre expérience, que cette approche et ce référentiel peuvent être adaptés aux réalités d’autres pays. Au plan européen, l’hétérogénéité des statuts et du modèle de formation des architectes vient complexifier ou simplifier ce problème. En effet, comme le constate Champy, en Grèce, aux Pays-Bas et en Irlande, l’apprentissage dans les Écoles d’Architecture est beaucoup plus lié aux Écoles d’Ingénierie qu’en France (Champy, 1998). Les différentes catégories d’Écoles d’Architecture en Angleterre et en Italie incluent la formation d’architectes de type « polytechnique », donc, plus encline à combiner architecture, techniques et mises en œuvre. En Espagne, l’architecte assume seul toutes les responsabilités et passe également les contrats pour le compte des autres membres de l’équipe, tandis qu’en France les responsabilités sont partagées entre les acteurs de la conception. Une autre distinction est constatée à propos de l’exigence d’expérience pratique. Dans certaines nations européennes comme l’Allemagne, les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou l’Irlande, l’exercice de la profession d’architecte, contrairement à ce qui se passe en France, exige d’avoir fait un stage pratique préalable d’un an ou deux ans, selon le pays.
Il resterait à établir un pont entre la création conceptuelle française de référentiels professionnels et le pragmatisme d’autres pays plus enclins à lier architecture et technique ou formation théorique et apprentissage pratique. Soulignons à cet égard qu’une réforme profonde du statut, des compétences et de la formation dispensée dans les Écoles d’Architecture est à nouveau remise à l’ordre du jour en France. L’unification européenne va induire parallèlement une uniformisation des législations professionnelles. Dans ce cadre institutionnel, concernant la formation, il existe une possibilité d’engager de façon plus conséquente de nouvelles formations dédiées à la technique et au management et l’on sent poindre aussi en France l’exigence d’une période minimale et obligatoire d’apprentissage pour l’obtention d’une licence professionnelle.