Les enjeux de l’ingénierie en Europe

Jean-Michel Dossier

p. 27-34

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Jean-Michel Dossier, « Les enjeux de l’ingénierie en Europe », Cahiers RAMAU, 1 | 2000, 27-34.

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Jean-Michel Dossier, « Les enjeux de l’ingénierie en Europe », Cahiers RAMAU [En ligne], 1 | 2000, mis en ligne le 07 novembre 2021, consulté le 06 octobre 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/564

J’ai la redoutable tâche d’ouvrir les interventions. Je suis architecte de formation, urbaniste en chef de l’Etat et je suis chargé, à la sous-direction équipements, machines et services industriels, de la partie ingénierie, bâtiments et infrastructures au secrétariat d’Etat à l’Industrie (puisque ce n’est plus un ministère).

Vous me connaissez aussi parce que souvent, lors d’interventions dans des colloques, des recherches, des séminaires, j’ai pour habitude – et je m’en excuse auprès de ceux que cela a pu déstabiliser – d’intervenir de manière assez critique, et en général assez irruptive. Je suis donc prêt, à mon tour, à recevoir vos critiques et vos irruptions dans mon discours. Je vais essayer d’aborder, toujours de cette manière critique, les problèmes et les enjeux de l’ingénierie en Europe, en inscrivant ma réflexion dans ce que Bernard Haumont et Thérèse Evette ont parfaitement bien vu, c’est-à-dire l’évolution de la maîtrise d’œuvre en Europe.

Je développerai plutôt une vision ingénierie proprement dite, et non pas architecture et urbanisme. Se pose alors la question de la signification de l’ingénierie. Je reprendrai quelque chose que j’ai trouvé dans un livre dont je recommande la lecture, Les Enjeux européens de la maîtrise d’œuvre, édité en 1993 par le plan Construction, maintenant le Puca, le Plan Urbanisme-Construction-Architecture, sur lequel je me suis appuyé pour trouver une définition de l’ingénierie. Cette définition n’est donc pas de moi, mais il s’agit de celle que le sixième plan a donnée à cette activité. Je vous la rappelle parce que c’est une définition assez générique : « C’est tout ou partie des activités essentiellement intellectuelles qui ont pour objet d’optimiser un investissement, quelle que soit sa nature, dans ses choix, ses processus techniques de réalisation et sa gestion. »

Il s’agit donc d’optimiser un investissement, ce qui peut se faire dans quatre domaines : la conception du produit lui-même, ce peut être la conception du processus de production, le suivi ou le contrôle de la réalisation des processus et enfin la gestion, l’exploitation, la maintenance des produits. Qu’y a-t-il de commun dans ces quatre domaines, dans ces quatre activités intellectuelles ? Ce sont les activités intellectuelles proprement dites. On voit bien qu’on sort de la notion de mission, de métier, de compétence, en faisant directement référence à la notion d’activités intellectuelles, dont, dans un ordre qui n’est que le mien, je dirais qu’il s’agit de recueillir les données, de les analyser, de choisir, de coordonner, de diagnostiquer, d’imaginer, de prévoir, de concevoir, de calculer, d’évaluer, de définir, d’organiser, de formaliser, de synthétiser, de contrôler et de vérifier. Ces activités sont des activités de l’intelligence, qui font bien sûr appel à des savoirs, mais ce sont d’abord des activités de l’intelligence. Cette intelli­gence peut être répartie dans deux types de cerveaux, ce que j’appellerai le cerveau vivant, c’est-à-dire le cerveau de l’ingénieur, et le cerveau mort, celui du logiciel. On s’aperçoit que ce n’est pas spécifique ni à l’ingénieur, ni à l’architecte, ni à l’administrateur, et que finalement, ces activités intellectuelles, chacun d’entre nous les exerce, et ce n’est pas la source, je dirais, de la propriété d’un métier. Ce point est très important, c’est-à-dire qu’ingénieurs, architectes travaillent avec les mêmes activités.

Vendre de l’intelligence et des prestations avant leur réalisation

J’en tire la conséquence que l’ingénierie ne vend pas de produits sur catalogue mais vend de l’intelligence. Elle vend justement ces activités avant qu’elles n’aient été exercées sur une étude, sur une prestation donnée. Elle dépend donc exclusivement des commandes que lui font ses clients. Elle n’est pas vendeuse de produits et n’est donc pas comme un industriel qui vend des machines ou des biens de consommation, puisqu’elle vend des choses qui sont à rendre, des services à rendre. Ces services supposent que quelqu’un lui demande de rendre ces services. Si bien que l’ingénierie étant complètement serve de ses clients, à part quelques SS2I en informatique qui réussissent à développer la vente de logiciels, le reste est complètement lié aux irrégularités de l’achat. En d’autres termes, les clients sont dispersés, plus ou moins occasionnels et interviennent dans le temps et dans l’espace de manière très irrégulière. Les carnets de commande des ingénieries sont donc variables dans le temps et sont donc sans arrêt à la recherche de nouvelles commandes. Ils se présentent donc en concurrence les uns par rapport aux autres.

Le prix de vente d’une activité intellectuelle, c’est le prix de vente que chacun d’entre nous peut constater. Fondamentalement, c’est le nombre d’ingénieurs qui fait l’offre de prestations de services et c’est le nombre de demandeurs, le nombre de clients et la capacité acquisitive qui fait la masse avec laquelle on achète les prestations d’ingénierie. Il n’y a pas de limite basse au prix de vente d’un ingénieur (pas plus qu’il n’y en aura, contrairement à ce qu’on croit), malgré tous les systèmes de protection qu’on peut mettre en place, comme il n’y a pas de limites pour le prix de vente des prestations d’un architecte. Ce point est très important, c’est-à-dire que ce sont toujours des prestations intellectuelles dont la seule limite est le niveau de vie de la personne qui les rend. C’est une chose qu’on a un peu tendance à sous-estimer, à oublier et à ne pas prendre en compte.

Il y a en France – et je crois que c’est un peu la même chose dans d’autres pays, ce que j’aimerais qu’on vérifie –, une très grande liberté d’installation des ingénieurs et des ingénieries. N’importe qui en France peut s’intituler ingénieur, ce titre n’étant pas protégé. Chacun d’entre nous, sans aucune formation d’ingénieur, peut s’installer ingénieur, sauf s’il se prétend ingénieur de telle ou telle école, sous peine d’être traîné devant les tribunaux. Cependant, cette liberté d’installation correspond à plus d’une centaine de formations différentes. Il existe plus de cent écoles d’ingénieur différentes en France, sans compter les formations universitaires, qui elles aussi délivrent des diplômes d’ingénieur. Ce n’est pas suffisamment connu, mais il existe une véritable et considérable diversité des formations chez les ingénieurs.

L’effet pyramidal de la structure des sociétés d’ingénierie

J’en viens maintenant à des caractéristiques peu connues en France, à savoir les chiffres globaux. Sans vous encombrer de chiffres, quatre sont essentiels. Il faut retenir qu’en France il y a 20 000 sociétés d’ingénierie et bureaux d’études, 140 000 salariés, 103 milliards de francs de chiffre d’affaires. Ce sont les dernières données du Sessi, le Service d’études statistiques du secrétariat à l’Industrie. Cependant, le chiffre d’affaires n’est que peu significatif, contrairement à la valeur ajoutée, de 46 milliards de francs. Ceci est une vision globale de l’ensemble, et on s’aperçoit, si on considère le critère des tranches plus ou moins 50 salariés, que ces 20 000 entreprises se subdivisent en 18 000 de moins de 50 salariés et 309 de plus de 50 salariés, dont une entreprise technique de plus de 10 000 salariés. Il faut voir que sur les 103 milliards de francs, les 18 000 entreprises de moins de 50 salariés en font 47, les 309 en font 53 et l’unique de 10 000 en fait 10. On constate un effet pyramidal de cette structure. Celle-ci implique que la concurrence et la dispersion des marchés sont totalement différentes, suivant qu’il s’agit d’entreprises de moins de 50 salariés ou des entreprises de plus de 50 : moins de 50 salariés, ce sont les toutes petites structures d’ingénierie qui sont proches de leurs marchés, proches de leurs clients, souvent unipersonnelles, qui vivent souvent en symbiose, pourrait-on dire, avec leur clientèle, et qui ne recherchent pas de contrats à l’étranger ; en revanche, les 309 entreprises de plus de 50 salariés sont, et surtout les plus grandes d’entre elles, presque toutes présentes à l’exportation.

J’évoquerai encore deux derniers points sur la présentation de l’ingénierie. L’ingénierie, malheureusement – et ceci est un véritable problème – n’a que très peu de liens avec la recherche et l’innovation. Les ingénieurs, extrêmement bien formés dans les domaines scientifiques et techniques, ont malheureusement peu de liens avec l’INPI et l’Anvar, diffusent très peu et sont peu des vecteurs de diffusion de l’innovation technologique en France. J’ignore s’il en est de même dans les autres pays, mais il existe un enjeu majeur sur l’innovation technologique pour l’économie française comme pour l’économie européenne.

La démographie comme élément essentiel des évolutions des marchés

J’ai présenté l’ingénierie comme étant serve par rapport au marché, par rapport aux clients et ce point nous amène à poser la question des marchés. Je serai, là encore, iconoclaste – ce qui fera bondir mon ami Olivier Piron –, en disant que c’est d’abord la démographie qui est déterminante. J’ai repris un texte de l’Insee qui, en 1997, prévoyait pour 2006 un retournement démographique et qu’en 2040, on retrouverait le même nombre d’actifs (26 millions) qu’en 1997 (26,6 millions environ), avec un pic en 2006 à 28 millions d’actifs. C’est important pour la France (et je pense que c’est la même chose pour les autres pays européens) : il faut raisonner en termes de démographie. C’est important parce que depuis la dernière guerre mondiale, la France s’est dotée, comme les autres pays européens, d’un énorme équipement en termes d’infrastructures, de bâtiments collectifs, de logements, qui, en solde positif annuel chaque année, a toujours été important. Aujourd’hui, alors que la courbe de croissance de la population risque de se stabiliser, toutes hypothèses et autres paramètres considérés comme non changés, la courbe de croissance du parc immobilier, du parc des infrastructures, elle aussi se stabilisera, voire diminuera. Si bien qu’une saturation s’effectuera, de proche en proche, du bâtiment (le logement en particulier), vers les infrastructures, l’industrie et les services. Ceci est une des conséquences du fait que l’investissement dans le bâtiment est un investissement pour l’usage, pour l’usager, que l’investissement pour les infrastructures est un investissement pour le transport, les biens et la fabrication, et que l’investissement pour les industries est un investis­sement pour les produits destinés aux usagers. Il y a une liaison macro­économique directe entre le logement, l’équipement immobilier et les conditions que sont l’infrastructure, l’industrie et les services. On voit d’ailleurs que des évolutions de rentabilité différentielle sont à l’œuvre actuellement et qu’il y a une véritable réorientation des investissements. Ceci a déjà été signalé depuis quelques mois en France. En effet, les grands groupes se dégagent du BTP, on constate une diminution progressive du montant capitalistique intervenant dans le bâtiment et dans l’immobilier, ainsi que du nombre des ingénieurs, des architectes et des ingénieries qui interviennent dans l’immobilier et les infrastructures. Les conséquences redoutables des effets de la raréfaction du nombre d’intelligences dans un secteur économique donné seront à penser.

Une nouvelle donne économique et la société d’abonnements

Ceci amène à dire que nous sommes finalement confrontés à une nouvelle donne économique. Plusieurs discours sont déjà bien connus, tels que ceux portant sur la mondialisation, la libéralisation des échanges et des productions, les nouvelles technologies de la formation et de la communication. Je ne développerai pas ces thèmes, mais ce problème a des conséquences simples, c’est-à-dire qu’il y a d’une part un élargissement de la concurrence entre les pays, entre les industries, entre les secteurs, et d’autre part une intensification de cette concurrence (chaque concurrent ayant de plus en plus de problèmes de concurrence). Il existe, on l’a vu avec la crise asiatique et avec la crise brésilienne récente, des tendances à ce qu’on a appelé soit l’effet papillon, soit l’effet domino, c’est-à-dire qu’une crise dans un endroit du monde a des conséquences sur d’autres endroits et particulièrement sur l’ensemble des échanges économiques mondiaux. L’Europe, grâce à ce qu’on a pu appeler la zone économique européenne, n’a pas trop mal traversé ces crises. Il y a de ce fait une efficacité réelle de l’économie mondiale, mais aussi des résistances locales à ces effets de mondialisation. Ces résistances posent encore des questions déterminantes, parce que, en considérant les grands investissements économiques et les réactions des industriels et des grands investisseurs, on constate des réponses en termes de concentration, de fusion, de réactivité, de coopération intersecteurs ou internationales, etc. Il est apparu surtout – et c’est une des spécificités françaises, on a été les premiers – qu’il est nettement plus intéressant de faire beaucoup de petits profits récurrents sur de nombreux usagers grâce à des abonnements, que de tenter de faire des grosses marges sur des grosses opérations ponctuelles, si bien que le capitalisme aujourd’hui investit dans ce que j’appellerais la société d’abonnements ou la société de services. Il s’agit d’un facteur très important qui conduit à soumettre l’investissement productif au taux de retour que permet l’abonnement à l’usager. La notion de coût global s’introduit par ce biais, parce qu’il y a tout à coup une connexion entre la conception du produit, le montant de l’investissement du produit et la vente du service à l’usager. Cette connexion entre ces trois points appelle une coopération, appelle des projets complexes, appelle des investissements d’optimisation. Ces investis­sements d’optimisation sont, me semble-t-il, d’abord une connaissance de la demande, puis de la conception de produits avec leur design et leur évolutivité, et enfin de l’organisation de la production, avec une souplesse des processus de production, et une logistique amont et aval. La logistique amont, c’est le flux tendu permettant aux industries qui produisent de ne pas avoir de stocks intermédiaires, dans la chaîne amont, des matières qu’elles transforment. C’est la même chose pour la réduction des stocks et, par conséquent, sur le coût général de possession du produit du côté de la distribution. Ceci introduit des connexions avec la distribution, le service après-vente et le service aux usagers, ce qui implique des besoins d’intégration verticale de toutes ces optimisations, donc des coordinations, des intégrations, des partenariats. Il est clair que dans cette optique, où j’insiste sur les marchés comme prédéterminants des positions des ingénieries, les réponses des ingénieries ne peuvent être qu’en miroir. Elles doivent nécessairement se confronter aux problèmes de l’informatisation, de la coopération, de la transparence des propositions et des prestations, de la transparence des garanties – j’insiste sur la notion de garantie parce que nous allons de plus en plus vers des projets où le coût, la maîtrise et la qualité du service devront être simultanément pensés et garantis –, et enfin sur une indépendance de l’ingénierie par rapport à tel ou tel groupe, par rapport à tel ou tel lien économique qui impliquent là encore des réorganisations.

Ainsi, si on envisage l’attitude des trois grands types d’ingénierie, les petites vont continuer de faire de l’investissement local sur le logement, qui va devenir de plus en plus individuel, et sur des travaux de l’immobilier, qui vont devenir de plus en plus de la réhabilitation. Il n’y a pas de grandes perspectives dans le bâtiment, nous ne sommes plus à l’orée des années 1950 et 1960, mais à la fin d’une très grande phase d’équipement immobilier français. Les grandes ingénieries devront, quant à elles, s’adapter à ces enjeux (informatisation, coopération), ce qu’elles font d’ailleurs déjà, en proposant des services en continu, et non plus opération par opération, aux industriels et aux sociétés de services.

L’emploi et le développement de l’intérim

Enfin, une chose tout à fait traîtresse est en train de se produire, qu’on a peu perçue, à savoir le développement de l’intérim. Une société comme Altran, qui compte onze représentations et filiales européennes, accueille aujourd’hui en France 11 000 ingénieurs salariés en intérim. C’est une des formes de l’externalisation du travail de l’ingénierie et c’est en même temps une des formes où on considère que l’ingénierie est dans le cerveau d’un homme ou d’une femme et dans le cerveau mort d’un logiciel. Les industriels sont capables de se doter des cerveaux morts ; ils ont besoin de cerveaux vivants pour les exploiter, les transformer et les utiliser, mais ils n’ont pas besoin des frais de structure des grandes sociétés d’ingénierie et recourent donc de plus en plus – pas seulement en France mais aussi en Europe – au développement de l’intérim. Ceci correspond parfaitement à l’intégration des notions d’ingénierie dans le processus de production et d’optimisation de l’investissement, puisque l’utilisation de l’intérim correspond à ce besoin momentané d’un apport ponctuel de réflexion et d’études. En revanche, ceci joue en contradiction complète avec les grandes et les petites structures, puisqu’on laisse jouer les petites structures sur les petits marchés locaux, alors que les grandes se développent uniquement sur les très gros projets complexes à l’international.

Cette présentation peut être étonnante, parce qu’on n’a pas l’habitude d’entendre ce discours sur ce que sont les futurs marchés de l’ingénierie et sur ce qu’est au fond l’ingénierie. J’insisterai encore sur deux points. Le premier, c’est que ces enjeux existent et se développent dans tous les pays de l’Europe. Ainsi il n’y a pas d’Eldorado de l’ingénierie à conquérir, ni dans les pays de l’Est ni dans aucun pays de l’Europe. Les ingénieries locales, qu’elles soient grandes ou petites, résistent, s’offrent les mêmes progressions et se battront de la même manière que nous. Le deuxième point, c’est que l’ingénierie sera, lorsqu’elle interviendra d’un pays à un autre, pratiquement toujours entraînée par les grands investisseurs qui en auront besoin pour tel ou tel investissement, elle créera des partenariats, organisera des réseaux, mettra en place des coopérations, mais à la suite d’investisseurs. Ce sont des tendances lourdes, à l’œuvre aujourd’hui face à la mondiali­sation des services et du capital, et j’aimerais travailler avec vous à l’exploration des questions que posent ces tendances.

Jean-Michel Dossier

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