Contributions et débats — III —

Nicole May, Jean-Michel Coget and Bernard Haumont

p. 77-81

References

Bibliographical reference

Nicole May, Jean-Michel Coget and Bernard Haumont, « Contributions et débats — III — », Cahiers RAMAU, 1 | 2000, 77-81.

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Nicole May, Jean-Michel Coget and Bernard Haumont, « Contributions et débats — III — », Cahiers RAMAU [Online], 1 | 2000, Online since 07 November 2021, connection on 24 November 2024. URL : https://cahiers-ramau.edinum.org/574

Intervenant J’ai l’impression que, pour les architectes, la relation A-B est plutôt un frein pour la créativité qu’une aide, et qu’en fait, ce problème de prestations est que les architectes veulent plutôt travailler sur C et ne pas avoir un regard pour B.

Nicole May Il m’est difficile de répondre car je n’ai pas travaillé sur les architectes. Ce que j’ai vu pour les avocats en province, c’est que, le plus souvent, encore que ça change, les clients ne connaissent rien au droit, et qu’ils sont donc dans un rapport de délégation totale vis-à-vis de leur avocat et non dans un rapport de coproduction. Cela dit, les choses changent, notamment pour les avocats d’affaires, surtout quand ils travaillent pour des grandes entreprises qui ont elles-mêmes des services juridiques internes, ce qui signifie que le travail se fait entre juristes. Ce que j’ai vu aussi, dans ces situations où l’avocat travaille pour de grandes entreprises, c’est que très souvent, c’est le travail à deux qui permet de monter des solutions innovantes ; on retrouve cette analyse dans de nombreux travaux sur l’innovation, que ce soit d’ailleurs des travaux sur l’innovation dans les services ou dans d’autres secteurs (je pense, par exemple, aux travaux de Lundvall pour qui la relation producteur/utilisateur est constitutive de l’innovation). Cela veut peut-être dire que ce qu’on entend par innovation n’a rien à voir avec ce que les architectes estiment être la créativité.

Intervenant Je crois qu’il y a un peu la même dualité dans les équipes d’architectes, ne serait-ce qu’au niveau des grands maîtres d’ouvrage, et des maîtres d’ouvrage individuels. Une évolution est en cours, qui fait qu’un certain nombre d’architectes changent leur relation, y compris par rapport à la créativité, et ce rapport à B commence à devenir un rapport de « co » quelque chose.

Nicole May J’ai oublié de le préciser mais il me semble que, dans le cas de l’architecte, la situation est plus compliquée parce que le client final, l’utilisateur, n’est souvent pas le même que le client contractuel, celui pour qui on agit dans un rapport marchand.

Intervenant Je voudrais illustrer le propos de Nicole May par quelque chose que vous ne connaissez peut-être pas beaucoup, qui est la façon dont une grande société de services (je pense à Vivendi ou Lyonnaise des eaux), aborde des marchés de services de distribution d’eau à l’export dans des pays dits émergents, et comment elle met en place des abonnements rentables. Ces sociétés démarchent les services techniques d’une ville à qui elles proposent de privatiser l’eau sur le territoire municipal. Je prendrai un exemple assez récent sur une petite ville d’un township, avec une bourgeoisie de bord de mer, en Afrique du Sud. Globalement, il s’agissait de résoudre le problème de la pollution engendrée par les populations pauvres des collines, et qui « envoient » aux riches leurs déjections dans les quartiers de bord de mer. La société a mis en place un système où les pauvres et les riches payent, en privatisant, ce qui devrait permettre de résoudre enfin les problèmes de cohabitation entre les Noirs et les Blancs, les riches et les pauvres, sur le territoire de la ville.

Au fond, ce qui est très intéressant et ce qui fait toucher un problème de la ville, c’est qu’il y a une soumission du travail d’investissement à ce qui est psychologiquement acceptable comme pression fiscale ou comme paiement du service par l’ensemble des populations. C’est ce que j’essayais d’expliquer ce matin sur le coût global : la société de services intègre les gens du marketing, ceux de l’analyse financière, de l’organisation du travail, de la conception, de la réalisation, du contrôle de réalisation, du système d’exploitation, du système de métrologie, et donc de collectes des données et de vérification de l’ensemble. Il y a une espèce d’intégration tout le long de ce service qui va être rendu au client, et qui, lui, va être à peu près transparent. Par exemple, ouvrant le robinet, après avoir mis la carte de paiement, on obtient « x » litres d’eau parce qu’on a nourri sa carte de paiement de « x » dollars : le client voit son service. Eux, en revanche, ils ont tout rationalisé, de manière à optimiser le retour sur investissement que représente cet effort de réflexion intellectuelle et de construction de tout un réseau (avec des tuyaux, des stations de relevage, des bassins de décantation, des stations d’épuration, des stations de pompage de l’eau). Tout ceci a un effet absolument terrifiant, où l’ensemble des prestations intellectuelles qui étaient jusqu’alors externalisées, avec des prestataires de services externes à la Compagnie des eaux, sont maintenant complètement intégrées à l’intérieur de cette compagnie de services, que les prestations disparaissent en tant qu’elles sont identifiées comme tel ou tel métier. Elles apparaissent uniquement en tant que moment du processus d’optimisation.

Si bien que lorsque Nicole May dit que le vrai problème, c’est le contrôle par avance des coûts, dans le cas de systèmes de services comme les grandes sociétés de prestations type Vivendi, sur les déchets, sur l’eau ou sur l’électricité, donc sur des services à l’usager qui pourraient apparaître relati­vement simples, il y a un effet de fusion de l’ensemble des métiers dans un processus qui, lui, est totalement contrôlé, notamment en coût global. C’est un développement nouveau de l’économie et, par rapport à ce que Nicole May explique sur les services, quelque chose va servir de modèle et de référence et va peser sur les prix des acteurs non intégrés dans ces grandes sociétés de services. En d’autres termes, on va comparer le prix de la prestation intellectuelle à ces prix-là, et cela va devenir une des mesures de la comparaison de productivité.

Jean-Michel Coget Je voudrais rebondir sur ce qu’a dit Nicole May, mais aussi sur ce qui vient d’être dit, qui est extrêmement important et qui a des conséquences à l’échelle macro-économique. Vous avez parlé de l’économie de l’ingénierie de l’informatique, du point de vue de l’économiste, mais le prix d’une prestation intègre plusieurs logiques économiques. Autrement dit, l’ingénierie informatique, c’est des produits, des services et des prescrip­tions, ce que vous avez appelé les services de jugement. Ces trois composantes forment l’ingénierie informatique. Tout au long de l’histoire de l’économie de l’informatique, certaines évolutions, dans un sens ou dans un autre, tendent à privilégier l’un ou l’autre. C’est une économie qui se fabrique, et de ce point de vue, c’est un peu la jungle. Cependant, une des caractéristiques de l’économie de la prescription est l’absence des termes de l’échange, c’est-à-dire que le client ne sait pas ce qu’il achète ; il est obligé de faire confiance, et ce point est très important.

Les logiques de certification de qualité ou autres tendent à faire entrer le monde des produits dans une logique économique. Par exemple, quand on achète des tomates, avec une certaine qualité environnementale, on achète le service d’avoir cultivé la tomate avec certains types d’engrais et pas certains autres, et en même temps le service d’avoir packagé la tomate, de l’avoir transportée, de l’avoir stockée, mise à disposition ; ce sont tous ces services-là qui font le prix. Finalement, la grande différence entre un produit et un service devient simplement le tribut que paye la planète pour son environnement, c’est-à-dire que quand il y a une tomate, la terre a fait une partie du travail. Par rapport à ce qui vient d’être dit, c’est très important parce qu’en fait, plus l’économie du service prend une place importante, plus l’espèce humaine évalue ses différents rôles en terme de service, et, finalement, plus la part de la planète devient marginale.

Nicole May Je voudrais ajouter un point. Je crois que vous parlez de prix et de formation des prix. Or, outre ce que j’ai pu dire relativement à l’incertitude dans ses rapports au prix, j’ai insisté à la fin de mon exposé, en évoquant la question de la productivité, sur les incertitudes relatives à la définition même de la valeur : qu’est-ce que la valeur dans les services ? Et ce n’est pas la même question que celle des prix.

Bernard Haumont J’aimerais revenir sur ce que Nicole May a dit, et peut-être qu’elle explicite ou qu’elle marque quelques différences à propos de ce qu’elle disait des dispositifs de confiance. Il y a des marchés-réseaux, et on connaît la force des réseaux et la garantie qu’ils proposent. Elle a parlé des ordres et des déontologies, normalisations et certifications. Il reste qu’une question, vis-à-vis de nos domaines, se pose : si en effet, dans neuf cas sur dix, les maîtres d’ouvrages, les clients ou les commanditaires veulent réduire un certain nombre de risques et donc mettre en place des contrôles ou des dispositifs pour essayer de mieux suivre ou de mieux évaluer l’avancement du travail ; ils sont en même temps dans une situation (et peut-être plus que d’autres domaines) où ils attendent très clairement une innovation ou au moins une proposition de la part du concepteur, qu’il soit architecte ou éventuellement ingénieur. On est là dans un monde où, contrairement à un modèle informatique par exemple, les valeurs culturelles, les valeurs symboliques, les valeurs expressives, socialement parlant, sont d’une autre nature que l’élégance du modèle mathématique ou du modèle informatique qui, en effet, concerne quelques happy few, mais qui pour le commun des mortels, se réduiront à : « Est-ce que si j’appuie sur ce bouton, cette fonctionnalité marche ? » Dans les dispositifs de confiance ou de contrôle, on peut se demander jusqu’où cela va, puisqu’il ne faut pas non plus complè­tement noyer ou bloquer le prestataire.

Nicole May Il existe deux niveaux mais qui ne sont pas toujours faciles à séparer. Il y a la construction du marché, au sens de la mise en relation entre un prestataire et un client à l’origine de l’engagement d’une relation. Parmi les dispositifs de confiance dont j’ai parlé, certains, comme les marchés-réseaux, jouent surtout en donnant une certaine lisibilité au prestataire ; dans ce cadre, il y a d’ailleurs aussi la réputation dont je ne vous ai pas parlé parce que je trouve cela tellement flou que j’ai du mal. Et il est vrai que, le plus souvent, les formes réseaux sociaux et les marchés-réseaux fonctionnent dans des situations où le client n’a pas véritablement de connaissances dans les domaines du prestataire : il sera donc obligé de lui faire confiance jusqu’au bout, parce qu’il n’a pas les moyens d’opérer un suivi tout au long de la prestation. En revanche, effectivement, les formes de labellisation, de certification, notamment quand elles portent sur les méthodes, ouvrent des possibilités ou des moyens de contrôle ou, en tout cas, d’un petit suivi le long du déroulement de la prestation – et là on n’est plus seulement dans la construction du marché, mais aussi dans la relation de service, au sens des différentes formes d’interaction, opérationnelle ou de pilotage, intervenant dans la production du service. Cela dit, je pense que le fait que, dans vos professions, l’innovation se définit aussi par rapport à des dimensions ou des valeurs symboliques conduit peut-être les clients à s’appuyer plus sur des éléments d’image, de réputation, que sur des éléments de contrôle au cours même du déroulement du processus ; il y a donc sans doute effectivement, dans votre domaine, outre les marchés-réseaux, des dispositifs de confiance qui, parce que intégrant ces dimensions symboliques, sont construits à partir de l’image ou de la réputation des prestataires, celle-ci renvoyant notamment à l’importance sociale ou symbolique accordée à leurs réalisations.