Dans la présentation qui a été faite de moi, je relève une petite anomalie quant à mes titres. J’ai plusieurs formations d’ingénieur, dont chacune fonde certaines affirmations que je vais formuler dans mon exposé : il n’est donc pas indifférent que j’y revienne. J’ai d’abord une formation d’ingénieur TP (c’est-à-dire d’ingénieur de chantier), puis d’ingénieur du CHEC (c’est-à-dire ingénieur spécialisé en calcul de structures) et enfin d’ingénieur de la fonction publique territoriale (c’est-à-dire spécialisé dans la maîtrise d’ouvrage publique). Une telle formation illustre, bien sûr, une passion très précoce et très radicale pour l’architecture, qui est à l’origine de ma vocation d’enseignant à l’EAPLV, mais elle explique aussi ma carrière d’ingénieur-conseil, un peu particulière, qui m’a amené à faire tant d’observations détaillées dans tant de métiers différents.
Depuis une vingtaine d’années, en marge de mon enseignement à Paris-la Villette, j’ai accompagné la généralisation de l’informatisation dans les métiers de la construction. C’est-à-dire que j’ai participé à une trentaine d’études et de recherches pour le plan Construction Architecture (devenu depuis le PUCA), à des expertises pour l’ex-Agence de l’informatique, pour le groupe Moniteur, pour l’Anvar, pour EDI-France, etc., et que j’ai participé à la mise en œuvre des systèmes informatiques et donc à la conception de systèmes d’information dans tous les métiers de l’aménagement, de la conception, de la maîtrise d’œuvre et, aussi, dans les entreprises – en tout, une quarantaine de métiers. Lorsque de nouvelles méthodes de travail sont mises en œuvre, apparaissent nécessairement des frictions : j’ai donc été à la fois confronté aux corporatismes, aux pratiques, aux métiers, tels qu’ils existaient et tels qu’ils sont en train de devenir.
Les organisateurs m’ont demandé de développer ici la question de la gestion de projets et de la coordination. Je les en remercie. Si on tente de structurer cette problématique, extrêmement complexe, de la coordination, à partir d’observations de terrains, apparaît, en tout premier lieu, un problème de coordination des coordinations. Pour simplifier, on peut distinguer la logique des lieux et la logique des moments de la coordination. La coordination se fait dans plusieurs lieux. Pour résumer, citons la mairie, centre de décision de la « politique du territoire » ; l’agence d’architecture, le plus souvent, centre de décision de la conception et le cabanon de chantier, centre de décision de la mise en œuvre. Les « lieux de la coordination » apparaissent donc relativement faciles à identifier. Par contre, les « moments de la coordination » le sont moins.
On voudrait imaginer un schéma décisionnel séquentiel où certaines décisions seraient prises dans la mairie à un certain moment ; d’autres types de décisions seraient prises dans l’équipe de maîtrise d’œuvre, à un moment ultérieur ; et d’autres, enfin, sur le chantier. Juridiquement, si on examine, sur pièces, a posteriori, l’histoire d’un projet, les choses se sont passées de cette manière. Mais on ne saurait, pour autant, affirmer qu’il existe a priori un cadre méthodologique qui fixe les décisions prises aux différents endroits : si on considère par exemple la question de la qualité environnementale (pour reprendre le terme), des coalitions sont nécessaires entre maîtres d’ouvrage, maîtres d’œuvre et entreprises, pour mettre en avant cette problématique de la qualité environnementale. Notons que c’est a priori, dès avant les études, que cette « mise en avant » nécessite des coalitions.
D’un point de vue historique, il est intéressant d’observer comment cette problématique de la coordination a évolué, lors de trois périodes de fortes mutations, à la Renaissance, lors de la Révolution française, et de nos jours.
Au moment de la Renaissance, en Toscane, une révolution s’est produite : elle résultait de quatre facteurs. A cette époque, se généralise, tout d’abord, la multiplication des systèmes de représentation. Par exemple, les concepteurs réalisent, au minimum, trois types de maquettes pour un projet : une première maquette de relation publique pour présenter le projet, une deuxième pour l’étude des structures, et une autre d’explication aux ouvriers du chantier. Cette multiplication des maquettes met en évidence le fait que le concepteur ne peut pas tout « communiquer » sur une seule maquette, sur un seul modèle (en italien, modelo), et, aussi, que celui qui voudrait tout dire en même temps à tous ses interlocuteurs, est, déjà à cette époque, exposé à n’être pas compris. C’est donc à cette époque de la Renaissance qu’apparaissent plusieurs systèmes de représentation du projet, c’est-à-dire, en clair, des langages différents, dont la multiplication pose des problèmes de coordination.
L’apparition et la multiplication des instruments de mesure sur le chantier constituent une deuxième évolution décisive dans la problématique de coordination à la Renaissance. Ces instruments de mesure jouent en effet un rôle important dans l’articulation conception-réalisation, parce que sans la précision de ces mesures, il n’eût été, ni possible ni utile de concevoir a priori « de manière détaillée », ni, surtout, de recourir aux modèles abstraits qui ont permis les audaces des concepteurs de cette époque.
Le troisième facteur capital d’évolution concerne la révolution technologique, c’est-à-dire l’apparition d’engins de chantier, avec les grands inventeurs qui inventent à la fois l’architecture, les techniques et les technologies de chantier.
Enfin, on constate, ce qui a été abondamment relevé par ailleurs, notamment par Erwin Panofsky, l’apparition de la perspective comme modèle, comme technique de représentation, valable aussi bien pour « les études », les « relations publiques » que pour la « communication de chantier ».
Ce premier regard sur la Renaissance est intéressant lorsqu’on se place du point de vue de l’agence d’architecture, et de ses différents modes de communication, avec ses différents interlocuteurs. Mais il y en a un autre, qui consiste à analyser les trois modèles urbains des villes toscanes.
Sienne, par exemple, possède une grande unité urbaine, une grande unité technologique : ce sont toujours le même matériau et la même technique de construction qui sont utilisés. En résulte donc une grande harmonie des couleurs et des volumétries, toutes deux conséquences d’une harmonie technologique. A San Gimignano, pourtant un peu plus ancienne, une autre logique de coexistence urbaine, plus « libérale », s’est imposée, à partir d’un même modèle technique. Les tours de San Gimignano (ancêtres de celles de Manhattan et de La Défense) répondent à une logique d’orgueils comparés, de rivalités : retenons que cette logique n’a pas su perdurer. Florence, comme troisième modèle de ville toscane, n’obéit entièrement ni à l’une ni à l’autre de ces deux logiques, mais a survécu et prospéré en empruntant aux deux modèles précédents.
En outre, un élément devient important en terme d’unité de décision : l’architecture devient profane, c’est-à-dire qu’elle n’est plus seulement religieuse, et qu’il n’y a donc plus un dogme qui dit ce que doivent être l’architecture et le modèle, dogme qui a d’ailleurs peu évolué parce que le passage du roman au gothique a pris du temps. Ainsi, l’architecture devenant profane, on multiplie les centres de décision.
Ensuite, nous devons considérer la « révolution des lumières », en France, qui a, elle aussi, provoqué de fortes mutations de la problématique de « coordination ».
Les modélisations mathématiques, principalement le calcul différentiel et la géométrie descriptive, apparaissent. Nous les devons, pour l’essentiel, à Gaspard Monge, qui fut aussi l’initiateur de l’Ecole polytechnique. Ces techniques de modélisation et d’études sont très puissantes : elles ont permis, par exemple, l’invention du béton armé et du béton précontraint. Mais elles deviennent alors de plus en plus abstraites, de plus en plus obscures pour les non-spécialistes : cela n’a fait que complexifier la « problématique de coordination ».
Par ailleurs, s’agissant des industries, et notamment de « l’activité de production des composants » du bâtiment, on constate l’essor de l’industrie concurrentielle en lieu et place de la manufacture royale, c’est-à-dire que, là encore, les centres de décision se multiplient et se diversifient. En effet, plus il y a de types d’industries qui produisent des composants différents, plus il y a de firmes qui se font concurrence pour produire un même type de composants, plus il y a de centres de décision, et plus les modèles urbains deviennent hétérogènes.
Dans le même temps, l’architecture devient, selon les pays, démocratique ou républicaine et, du coup, le modèle urbain perd aussi de sa cohérence « conceptuelle ».
Enfin, la révolution des technologies de l’information est encore en cours, et n’a pas, en particulier, provoqué toutes les redéfinitions de frontières entre corporations dont elle est porteuse ; mais elle a déjà eu des résultats suffisamment spectaculaires pour qu’il soit possible d’en tirer quelques enseignements. Si on considère ce qui se passe depuis trente ans, l’apparition des systèmes de traitement d’information et le développement des technologies de la communication constitue, bien évidemment, une évolution « capitale », mais, par ailleurs, une multiplication des acteurs apparaît, découlant de la multiplication des problématiques fonctionnelles, techniques, opérationnelles.
En effet, au début de ce siècle, la préoccupation presque unique des techniciens était la sécurité : sont apparus depuis l’hygiène, puis le confort (dans ses différentes composantes, confort thermique, puis acoustique). Ces exigences nouvelles conduisent à multiplier les acteurs et, pour chaque nouvel acteur, de nouveaux langages, et de nouveaux modèles. Par ailleurs, on voit apparaître un type d’acteurs jusqu’alors inconnu, les automates de chantier.
On voit, d’ailleurs, poindre un certain nombre de problèmes pour le monde de l’aménagement et de l’architecture parce que, en termes de modes de pensée et de conception, il devient dépendant, récupère des outils, des méthodes, des concepts organisationnels (ingénierie concourante, certification qualité, etc.) issus de l’industrie. Ces outils et ces concepts ne sont pas toujours très adaptés.
Sur le chantier, exposés au vent, à la pluie et au vol, les automates se développent peu, bien moins que dans les usines, où la part des automates est beaucoup plus grande. Seules les grues et les centrales à béton ont véritablement bénéficié de ces nouvelles technologies. Pour l’architecture, d’autres formes de subordinations culturelles sont intervenues : pour l’imagerie numérique, pour les techniques de représentation des projets, le cinéma ou la télévision sont en avance et l’architecture, incapable de dégager les capacités financières, détourne leurs outils. Au plan socioculturel, le statut d’architecte n’est plus qu’exceptionnellement une situation de notable dominant. Quant à la spatialisation du « problème urbain » (quels que soient les « progrès » de l’architecture et du bâtiment, la ville continue d’être vécue négativement), il s’étend désormais à la périphérie des villes, c’est-à-dire que cette prolifération des technologies du bâtiment, que le manque d’harmonie, gagne les banlieues.
La problématique des abords de ville, du développement de centres commerciaux fait exploser la notion de projet urbain, d’harmonisation urbaine, à la périphérie.
Cependant, dans le même temps, on retrouve des formes d’« unités » et d’« harmonies » qui viennent surtout du passé, dans les centres-villes : on recrée des centres historiques, on restructure des friches industrielles qu’on détourne, mais c’est néanmoins l’histoire qui donne la légitimité, qui fixe un cadre commun aux différentes « coordinations » du projet. La rurbanisation est une autre réaction, qui cherche une harmonie passée, dans le monde rural, plus exactement des constructions héritées des modes de productions agricoles aujourd’hui révolus.
En conclusion, il ressort de ce rapide survol historique que cette question « du moment des décisions » se décline à toutes les échelles de temps (l’ère historique, plus exactement socio-économique, le rythme de développement de la ville, le cycle des mandats des élus, le cycle de vie des composants du bâtiment, le temps du projet, etc.), avec des imbrications de toutes natures et qui n’ont rien à voir avec la linéarité dans laquelle s’inscrivent souvent les ingénieurs ou les juristes.
Parmi les outils et méthodes apportés par l’informatique, les outils dédiés à la gestion de projet ou à la coordination du projet doivent retenir toute notre attention. Cette approche par les outils s’impose, parce que le maître d’ouvrage est pratiquement amené à choisir ces outils, avant même d’avoir constitué l’équipe de maîtrise d’œuvre. C’est ainsi qu’on a vu à plusieurs reprises des concours de maîtrise d’œuvre où le maître d’ouvrage (Sari pour la restructuration du CNIT, Aéroports de Paris pour la Roissy 2F, RATP pour la Maison de la RATP, etc.) impose l’utilisation d’un progiciel aux concepteurs. Cette question des outils devient en quelque sorte « primordiale ».
On peut classer ces outils en deux grandes classes. La première classe d’outils est ce qu’on appelle le « dessin assisté par ordinateur », c’est-à-dire l’aide à la production de plans, à leur diffusion et à leur classement, dans des représentations données issues directement de la géométrie descriptive. La deuxième classe d’outils rassemble toute une série d’outils de calcul dont j’étais convaincu, quand j’étais étudiant au CHEC (le Centre de hautes études de la construction), qu’ils allaient être tellement faciles d’usage que le métier d’ingénieur structures serait bientôt totalement dévalorisé.
En effet, à cause du caractère itératif des études et des procédés de calcul, avant l’apparition de ces outils, une phase de prédimensionnement et de vérification était nécessaire pour étudier un ouvrage en béton armé, en béton précontraint ou en métal (la problématique était tout à fait identique pour spécifier l’architecture d’un système de distribution d’électricité, un réseau hydraulique, etc.). Avec la puissance de calcul d’un ordinateur, le prédimensionnement et le dimensionnement ne sont plus véritablement nécessaires : les procédures de vérification sont si puissantes qu’elles permettent en quelques secondes de visualiser les niveaux de sollicitation des différentes zones d’un élément de structure, grâce à des pseudo-couleurs. En termes opérationnels, les études, c’est-à-dire les calculs et leur interprétation, sont considérablement simplifiées. Vingt ans plus tard, force m’est de constater que la généralisation de l’informatique n’a pas du tout réduit le coût des études techniques, mais l’a au contraire considérablement augmenté. En effet, entre-temps, la dynamique réglementaire et la poussée des industriels, en particulier, ont contribué à chercher toujours plus de confort, toujours plus d’équipements, toujours plus de sécurité, dans des scénarios de sollicitations plus en plus élaborés, avec des mesures de plus en plus précises.
La troisième classe d’outils est celle des outils de synthèse, en terme d’économie et de management, c’est-à-dire, le tableur ou le programme Pert. L’observation de ces outils de gestion de projet et de coordination est très importante, parce qu’ils jouent un rôle culturel décisif dans notre époque : ils sont censés traiter de manière objective la question de la « coordination ». Puisque nous avons vu que la question de la coordination n’était pas objective dans toutes ses dimensions, nous savons que ces outils sont donc toujours placés à un lieu d’arbitrage et de pouvoir décisifs.
La quatrième classe d’outils est celle des outils de synthèse graphique (et spatiale) : un grand rêve des informaticiens qui se sont spécialisés dans le développement d’outils pour l’architecte, était le retour à l’unicité de la maquette virtuelle tridimensionnelle. Ce rêve était d’autant plus inaccessible que dès la Renaissance, la maquette n’était pas unique. Pour ma part, je me suis toujours opposé à l’appellation CAO parce que le vocable « assisté par ordinateur » s’applique à des processus de fabrication et que, à mon sens, la conception ne saurait être assimilé à un processus. Ces outils sont donc, au mieux, des systèmes d’assistance à la conception. Ces outils peuvent évidemment beaucoup aider à la synthèse, et particulièrement à la vérification de la cohérence spatiale du projet.
Un autre outil de synthèse est apparu qui a pris la forme première de serveurs de chantier (toutes les pièces écrites rédigées, télédistribuées et archivées sur un serveur Minitel), puis d’armoires à plans (pièces écrites et plans édités, diffusés, archivés sur un réseau informatique local ou sur Internet). L’émergence de ce nouvel outil a fait apparaître le métier de « tenancier » d’armoires à plans électroniques, suivant un curieux principe d’organisation, que j’ai appelé « la théorie du Patagon », plus redoutable encore dans ses effets que le fameux « principe de Peter » : les lieux de synthèse sont des lieux de pouvoirs. L’armoire à plans devenant le principal outil de synthèse, elle sera placée au principal lieu de pouvoir. Les pouvoirs en place se neutralisant, l’ensemble des décideurs se neutralisent et vont chercher un « naïf » pour occuper ce lieu. Par analogie, on pourrait dire, en raisonnant ainsi, que dans la construction européenne, le choix d’une langue unique d’échange entre les Européens est éminemment stratégique. L’anglais favoriserait trop les Britanniques, l’allemand favoriserait trop les germanophones, etc. Pour être tous à égalité, nous irions donc chercher un Patagon, à qui il ne resterait plus qu’à étudier toutes les langues européennes pour devenir l’interprète universel. Cette « théorie du Patagon » combine donc la complexification gratuite des procédures à la montée de l’incompétence des acteurs résultant du « principe de Peter ». Bien sûr, de tels choix ne font que compliquer les problèmes de coordination, et la mise en œuvre de ces serveurs d’armoires à plans électroniques s’est traduite par des difficultés considérables pour chacun des acteurs, parce qu’il fallait expliquer au nouveau venu (de l’ingénierie industrielle) tout le « métier » (c’est-à-dire, tous les savoir-faire), pour tous les métiers. Autrement dit, a priori, les outils permettent de nombreuses avancées en termes de synthèse, mais, en fin de compte, ce sont les hommes qui décident – non pas un seul homme, mais une collectivité où chacun doit bien trouver son moyen de vivre. Le consensus ne va pas spontanément à l’optimisation du tout, mais à l’optimisation de chaque partie du « tout ».
En conséquence, ayant souvent fait référence au « jeu » et aux « acteurs », j’aimerais, pour terminer, revenir sur la notion d’équipe.
Si on considère les logiques d’évolution des rôles, plutôt que les métiers identifiés à un moment donné, il y a dans la maîtrise d’œuvre de plus en plus d’ingénieurs spécialisés, répondant chacun à un type de « demande » du « public » ou de « demande » de l’Etat réglementant celle du public. Cette logique de la demande (quelquefois orientée par l’offre) est très forte. J’ai souvent fait remarquer, dans les débats traitant du « confit entre l’architecte et l’ingénieur » à l’intérieur de l’école, que le métier d’ingénieur bâtiment n’existe pas véritablement : ce qui existe comme métier, ce sont « ingénieur thermicien », « ingénieur acousticien », « ingénieur structures » et, presque toujours, l’architecte est en position d’arbitrage et de synthèse entre des ingénieurs. Dans la maîtrise d’œuvre, l’architecte doit surtout écouter les uns et les autres et arbitrer. Il faut à l’architecte choisir un parti architectural, établir et faire respecter une harmonie, qui soit perceptible et acceptable par l’usager de l’ouvrage et par le passant.
Il existe une autre logique d’évolution, à savoir la logique de « l’offre » des entreprises de mise en œuvre spécialisées et des industriels fabricants de composants spécialisés. Cette logique de « l’offre » engendre, tout comme la logique de la « demande », une prolifération de spécialisations verticales. Mais il existe une troisième logique de prolifération d’acteurs à positionnement horizontal (quand je suis de mauvaise humeur, j’appelle cela les professionnels de l’incompétence). Ces acteurs exercent eux aussi des « métiers » : le maire, le sociologue, le programmiste, l’architecte, l’urbaniste, l’économiste, le quantity surveyor, le project manager et l’entreprise générale (car contrairement aux entreprises par corps d’Etat, l’entreprise générale est exclusivement un lieu d’acteurs dits de synthèse). Cette multiplication commence à créer un sérieux problème de coordination. Pour conclure, j’évoquerai la question que chacun doit se poser, fût-ce de la manière la plus triviale : « où va-t-on ? » – en matière de coordination de projets, mais aussi en matière de coordination urbaine, de devenir de la ville et de devenir de la planète. Cette dernière dimension du problème posé par les lacunes de nos « coordinations » est, de loin, la plus inquiétante : à force de multiplier les valeurs ajoutées, on finit, dans la mesure économique des choses, par oublier la planète et sa « finitude ». C’est-à-dire que l’économie (étymologiquement, les comptes sur l’environnement) finissent par diverger complètement avec l’écologie (étymologiquement, le discours sur l’environnement).
Prenons le cas de la construction pour illustrer les paradoxes entre nos « prétendues logiques » de coordination économique et nos préoccupations écologiques. Nous sommes 6 milliards, nous serons 10 milliards dans un siècle, et le développement de grandes mégalopoles paraît inéluctable aux spécialistes de la démographie. Face à cette évolution, la construction acier paraît avoir beaucoup d’avenir, en termes de choix technique et organisationnel, c’est-à-dire du point de vue de la « coordination technique ». Dans les townships, les ghettos, les bidonvilles, la tôle d’acier est en effet « le » matériau privilégié à l’échelle planétaire. En centre-ville, les emprises foncières très étroites favorisent elles aussi la construction acier. L’évolution de Manhattan n’obéit plus seulement aux logiques de l’orgueil et des rivalités, comme San Gimignano, mais aussi à une logique de « faisabilité ».
Tout cela étant dit, qui osera dire que les coûts écologiques (énergies fossiles consommées) d’une telle massification de la construction acier dans les cinquante années à venir seraient supportables pour la planète ? Dans nos logiques économiques occidentales, les perspectives d’évolution de la ville peuvent conduire, une nouvelle fois, à des choix complètement divergents. Comme à la Renaissance.