Si nous pouvons convenir qu’un expert est un spécialiste qui a reçu une délégation de pouvoir, quelle que soit la nature de cette délégation (administrative, judiciaire, technique…), et a pu faire reconnaître ses compétences dans des sphères professionnelles ou médiatiques, nous devons aussi admettre qu’aujourd’hui ces statuts et ces savoirs sont régulièrement minés, voire contestés, quel que soit le champ concerné : climat, nucléaire, pharmacie… et bien évidemment urbanisme, aménagement, architecture et construction. Et enfin, aujourd’hui, la pandémie de covid-19 et ses traitements. La crise de l’expertise ressort de diverses attitudes plus ou moins partagées : mise en doute de la science, décrédibilisation des autorités et légitimités établies, importance donnée aux savoirs tacites face aux savoirs formels… Plus structurellement, et paradoxalement pourrait-on avancer, le temps des incertitudes qui est le nôtre soutiendrait un recours massif aux experts en même temps qu’il ruinerait les fondements mêmes de l’expertise, puisque ses propres savoirs resteraient incertains. Ainsi pouvons-nous observer une attente certaine de l’opinion publique pour des dires d’expert, dont la réception relève d’une « attention oblique1 ».
Il faut constater – ainsi que les Cahiers internationaux de sociologie le faisaient dès 20092 – « une montée des experts dans nos systèmes de décisions politiques et économiques3 ». Et noter « un double phénomène d’élargissement des champs d’action et d’effritement des barrières entre savoir académique légitime, profession, marché et État4 ». Dans ce même numéro des Cahiers, Richard Sennett, sans nier le constat proposé, soulignait les différenciations à opérer entre qualification et compétence, et contestait fortement, à ce titre, l’idée que « les personnes de la base manquent de compétence et de capacité d’expertise5 ». C’est l’expertise habitante qui est ainsi convoquée, et nous voudrions souligner ici comment cette notion et cette pratique, à partir de leurs développements, ont participé au dynamitage, pour le meilleur et pour le pire, des « dires d’expert ».
Cette situation de crise des experts et de leurs avis et propositions n’est pas vraiment nouvelle, mais elle semble atteindre actuellement une sorte de pic, à l’image ou à la suite de ce qui se passe aux États-Unis. La Rand Corporation publiait dès 1998 le rapport « Truth Decay », qui s’attachait à analyser la crise de confiance vis-à-vis de l’expertise6. Plus récemment, après la publication en 2017 du livre de Tom Nichols The Death of Expertise. The campaign against established knowledge and why it matters (Oxford University Press), qui a eu un très large retentissement aussi bien dans les milieux professionnels que dans les sphères académiques, nombreuses ont été les publications qui, entre fake news, post-vérité et crise des savoirs, en ont « remis une couche ». Par exemple, en 2020 : Too Much Information. Understanding what you don’t want to know, de Cass R. Sunstein (MIT Press), ou A Passion for Ignorance. What we choose not to know and why, de Renata Salect (Princeton University Press).
En France, à la suite du séminaire « Paroles d’experts : pour quoi faire ? » tenu en 2017 et 2018, France Stratégie publiait son rapport « Expertise et démocratie. Faire avec la défiance7 ». Depuis, bien d’autres publications sont allées dans le même sens. Par exemple, en 2020, Le Goût du vrai, d’Étienne Klein (Gallimard, « Tract » n° 17), ou encore La démocratie a-t-elle besoin de la science ?, de Pierre Papon (CNRS Éditions).
Cette situation critique vis-à-vis des experts et de leurs activités s’inscrit par ailleurs dans la tradition et l’histoire critiques du capitalisme et de ses « intellectuels organiques » si bien décrits par Antonio Gramsci. Et aussi dans la philosophie, à la suite de Nietzsche, avec notamment Derrida, Lyotard, Foucault, Ricœur ou encore Rancière. Enfin, cette critique s’insère également dans des courants spontanéistes ou populistes qui ne sauraient reconnaître que ce qui surgit d’expériences partagées.
Les années 1960 et 1970 : Lefebvre et Crozier et l’appel aux sciences sociales
Les événements de 1968 et les diverses assemblées de citoyens qui les ont accompagnés ont ouvert une première brèche dans la construction des expertises économiques et techniques et dans la confiance qu’il faudrait leur accorder : la « prise de parole » est allée à l’encontre des formes de gouvernement et de pouvoir que la technostructure gaullienne avait déployées et dans lesquelles différentes sortes d’experts trouvaient pleinement leur place. D’autant que l’« administration de mission8 », dont nombre de dimensions s’apparentent à une administration par expertise, avait été très largement mise en œuvre durant la première décennie de la Ve République.
Le 5e Plan de développement économique et social (1966-1970) illustre ces situations puisqu’il a été élaboré par des groupes d’experts, tant publics que privés, dans une administration de mission. La Commission des villes, qui s’appuyait notamment sur le Groupe de prospective 1985, était nourrie d’expertises variées fournies par les membres mêmes de cette Commission ou de ce Groupe9, par certains services de l’État et par des bureaux d’études, pour la plupart privés.
Au milieu des années 1970, soit après le premier choc pétrolier et la fin des Trente Glorieuses, Alain Bieber, alors directeur de la division urbaine de l’IRT10, organisait un séminaire ouvert sur les dires et les avis d’experts. Séminaire important non pas tant pour ses effets immédiats sur les politiques et technostructures du transport que par ce qu’il voulait introduire comme doute et comme innovation dans les façons de penser et d’agir des ingénieurs, plus habitués à des modélisations techniques et économétriques qu’à l’analyse des comportements citadins : les pratiques urbaines étaient fortement réduites, voire carrément éludées11. Il s’agissait donc de s’interroger sur les modes de vie et leur quotidienneté, et sur les façons de les prendre en compte dans les contenus et les procédures de la planification territoriale. Les références aux travaux d’Henri Lefebvre étaient tout à fait explicites, mais les experts participant à ce séminaire se voyaient alors dans la situation d’« une poule ayant trouvé un couteau ».
Au-delà d’une exploration des possibilités d’économies d’énergie à partir de l’examen des mobilités habitantes, ce qui était mis en avant et critiqué durant ce séminaire portait sur l’asymétrie des savoirs dont disposent, d’une part, les experts et les spécialistes, et, d’autre part, les habitants, et sur les asymétries des attentes temporelles, puisque les uns envisagent des futurs à plus ou moins long terme, tandis que les autres sont attentifs à ce qui va modifier hic et nunc leur vie quotidienne. Deux conclusions s’étaient imposées alors : les distances techniques et cognitives entre les savoirs d’experts et ceux des populations pouvaient être réduites en éduquant lesdites populations ; la prise en compte des modes de vie des populations pouvait s’exercer au moyen d’enquêtes et d’études (plus souvent quantitatives que qualitatives, respectant la croyance en un savoir positif et mesurable).
Dans ce sens, le recours à l’examen de pratiques urbaines diversifiées, répondant à la quotidienneté et à ses multiples formes, trouvait quelques échos auprès des instances techniques et de recherche que le 5e Plan (1966-1970) avait mises en place (IRT, donc, mais aussi STU et STCAU12) et que le 6e Plan (1971-1976) prolongeait ou réorganisait13.
S’il s’agissait d’introduire ou de réintroduire les habitants dans des jeux décisionnels en matière d’aménagement et de transport, cela ne pouvait encore se faire que d’un point de vue dominant, voire surplombant : accueillons les sciences humaines et ce qu’elles nous disent des habitants, mais restons maîtres des modèles qui les représentent et des décisions qui peuvent suivre.
Sans doute, alors, seuls l’IRT et la Mission de la recherche urbaine avaient pressenti le tournant à venir et y avaient participé en finançant quelques recherches sur les pratiques et modes de vie urbains14. Il n’était pas encore question des compétences des habitants, mais divers travaux s’en approchaient, dont ceux de l’Institut de sociologie urbaine (ISU), présidé par Henri Lefebvre, sur les modèles d’habitat, ceux d’Alain Touraine et de son équipe, davantage tournés vers une sociologie de l’action, ou encore ceux de Manuel Castells consacrés aux mouvements sociaux urbains.
Pour rompre avec cette vue surplombante et modélisatrice, et parce qu’il s’agissait de vie quotidienne autant, sinon plus, que de modes de vie, de surcroît en milieu urbain, l’appel à Henri Lefebvre s’est imposé, avec non seulement Le Droit à la ville, publié en 1968, ou le Manifeste différentialiste, en 1970, mais aussi La Production de l’espace (1974) et plus largement ses travaux antérieurs, comme les premiers volumes de sa Critique de la vie quotidienne (1947, 1967).
En se référant à Henri Lefebvre et à la quotidienneté, les ingénieurs, experts et technocrates d’alors entendaient sortir de représentations trop mécaniques et convenues, ou trop schématisées parce que devant s’intégrer à leurs modèles des comportements urbains. Dans ce sens, et sans doute n’en ont-ils pas été tous conscients, ils s’éloignaient d’une sociologie du logement et de la ville telle que Paul Henry Chombart de Lauwe la portait, et qui a nourri les administrations et leurs politiques dans les années 1960 et 1970.
N’oublions pas, toutefois, que cette décennie 1970 est aussi celle de la « réforme de l’État » que Michel Crozier et de nombreux autres réformistes souhaitaient mener en développant au sein des administrations et des appareils étatiques des capacités organisationnelles et des méthodes de management venant des entreprises et du secteur privé15. Pour Crozier, ce transfert était possible – et nécessaire – parce que les méthodes de management s’autonomisaient de plus en plus vis-à-vis des contenus pour lesquels elles avaient été créées.
L’expert en affaires publiques était ainsi instauré, et il devenait un des acteurs stratégiques pour aller vers de nouveaux modes de gestion et régimes de rationalité. Cet expert était en quelque sorte hors-sol, puisque c’étaient ses méthodes plus que ses objets qui le qualifiaient et le légitimaient. Dans le même esprit, l’expertise territoriale restait essentiellement centralisée dans les services de l’État, souvent loin des terrains concrets. Et ce n’est pas la création des GEP (groupes d’études et de programmation) au sein des DDE (directions départementales de l’équipement), avec l’adoption de la loi foncière de 1967, qui inversera véritablement cette déterritorialisation, en tous les cas jusqu’à la création des CAUE (conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement), après le vote de la loi sur l’architecture de 1977. Les CAUE, succédant à quelques expériences d’assistance architecturale, inauguraient le développement d’une expertise territoriale spécifique, adaptée à un maître d’ouvrage, à un programme et à un ensemble urbanistique ou paysager, dans le cadre de leurs activités de conseil aux particuliers et aux collectivités locales16.
En matière d’expertise, ces décennies 1960 et 1970 sont ainsi polarisées entre des démarches intellectuelles et procédurales de type bottom-up, avec Lefebvre comme référence commune17, et d’autres de type top-down, avec Crozier comme figure de proue d’une modernisation néocapitaliste.
Les années 1980 et 1990 : Habermas et les tournants délibératifs
Durant les décennies 1980 et 1990, les niveaux de savoir et de connaissance des populations arrivant à l’âge adulte s’accroissent de façon spectaculaire. Cette évolution générale nourrit des mouvements culturels vers des individualismes plus affirmés. Les populations n’entendent plus être guidées par des représentations ou des décisions qui leur échappent ; elles veulent participer aux décisions qui les concernent (ou, à l’inverse, pouvoir s’y opposer), en particulier celles qui ont trait à l’aménagement et à l’urbanisme, et de façon plus générale à leur cadre de vie.
Un double mouvement se fait jour : une croissance forte de bureaux d’études et de sociétés de conseil et de consultance d’une part, et d’autre part le début d’un tournant délibératif qui s’appuie alors sur la reconnaissance d’un citoyen rationnel et débouchera plus tard sur des formes plus concertées, sinon coopératives.
L’expansion des bureaux d’études et de consultance est favorisée par deux évolutions. D’un côté, l’État externalise certaines de ses compétences techniques et capacités d’expertise vers le secteur privé. De l’autre, on observe des demandes accrues de la part des collectivités locales et territoriales, qui doivent assumer de nouvelles responsabilités et développer de nouvelles compétences à la suite des transferts opérés par les lois de déconcentration et de décentralisation de 1982 et 1983 voulues par Gaston Defferre. L’expertise publique se déplace à la fois vers des structures privées et des instances locales territorialisées, à l’opposé des services centraux de l’État. Jacques Lesourne, polytechnicien, fondateur de la SEMA (Société d’économie et de mathématiques appliquées) puis directeur du journal Le Monde, distingue ces décennies 1980-1990 comme une période extrêmement favorable au développement des activités d’expertise et de conseil. Dans ses mémoires, il parle d’« années stratégiques », durant lesquelles être consultant ou conseiller des administrations et des grandes firmes était « synergique18 ». Quelques grands cabinets de conseil se déploient en France : SEMA, CEGOS, Eurequip, Bossard Consultant… Ils sont souvent dirigés par des ingénieurs issus des grands corps, renouvelant la tradition française des ingénieurs-conseils, dont l’expertise indépendante a été définie dès le xixe siècle au sein de l’École des mines19.
La loi MOP (maîtrise d’ouvrage publique) de 1985 (abrogée pour l’essentiel en 2018 pour être intégrée au code de la commande publique) favorise à l’opposé la création de multiples petites entreprises de conseil et d’expertise pratiquant l’assistance à la maîtrise d’ouvrage (AMO) ou la maîtrise d’ouvrage déléguée (MOD), suite de leur émergence dans les années 1970 et de leur développement dans les décennies 1980 et 1990. En effet, si quelques-unes de ces activités ont trouvé place au sein de grands organismes (SCIC et SCET, notamment), la plupart ont été menées de façon presque artisanale dans de nombreux cabinets de petite (voire très petite) taille. Les professionnels qui les animaient agissaient très souvent en tant qu’experts, comme le soulignent aujourd’hui l’Association des consultants en aménagement et en développement des territoires (ACAD) et sa centaine de membres : « Un réseau de professionnels et d’experts [offrant] une expertise variée et complémentaire […]. L’expertise d’un véritable réseau d’entreprises privées au service de l’intérêt général20. »
Cette expansion des activités de l’AMO correspond à une évolution de la division du travail dans les travaux de conception et de réalisation des édifices et des aménagements. Elle est soutenue par une extension des savoirs mobilisés (sciences de l’environnement, des matériaux…) et par une intensification de ceux-ci, qui exigent des maîtres d’ouvrage ou des entreprises des expertises de plus en plus spécialisées. Elle correspond également, si nous suivons Max Weber, aux mouvements de rationalisation instrumentale qu’appelle la société capitaliste, avant la bureaucratisation et la routinisation des tâches et du travail. Mouvements de technicisation des enjeux culturels et sociaux, voire politiques, que Jürgen Habermas tentera de dépasser en avançant ses concepts de raison pratique, de citoyen rationnel, d’espace public et d’éthique de la discussion21.
Les lois de décentralisation ont été accompagnées d’une « loi relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de l’environnement », dite loi Bouchardeau, en juillet 1983. Outre le fait qu’elle a recadré les conditions de l’enquête publique, cette loi a favorisé le développement de multiples associations et leur accession à des scènes publiques, ainsi que leur acquisition de compétences techniques, elles aussi expertes. Ces associations, dont le renouvellement local paraît sans fin (des « NIMBY » à des propositions plus positives, au fil des divers projets d’aménagement ou de construction), entendent débattre des questions qui les concernent et influencer les décisions à venir. Un véritable renouveau associatif s’est opéré, poussant à la constitution d’espaces publics ouverts aux débats. Beaucoup de ces associations ont acquis sur le tas de véritables capacités d’expertise, ou se sont affiliées à des organisations nationales qui en disposaient déjà.
C’est ainsi que nous retrouvons Habermas, puisqu’il identifie la démocratie à la politisation des questions relevant du vivre-ensemble : « Scientifiser la pratique politique ne peut pas s’instaurer indépendamment d’un autre dialogue, préscientifique, qui se trouve toujours avoir déjà été engagé ; or ce dernier peut être institutionnalisé sous la forme démocratique de discussions publiques auxquelles assistent les citoyens22. » Et un peu plus tard, dans son ouvrage fondamental Théorie de l’agir communicationnel23, très fréquemment évoqué, Habermas met en avant le fait qu’en démocratie les capacités logiques, les rationalités sociologiques et les capacités communicationnelles sont liées entre elles, de sorte que l’espace public s’en trouve constitué. La théorie délibérative de la démocratie d’Habermas se comprend en effet à partir de deux pôles. Le premier se constitue, à un niveau procédural, autour des discussions institutionnalisées visant à la formation de l’opinion et de la volonté. Le second recouvre l’ensemble des espaces publics informels constitutifs d’une culture politique qui alimente la délibération. La position des experts se trouve déplacée, puisqu’elle doit plus et mieux composer avec l’opinion publique telle qu’elle s’exprime notamment au travers des associations ou des mouvements sociaux.
Nombre des associations évoquées participent peu ou prou de la reflexive society qu’Anthony Giddens ou Ulrich Beck ont mise en avant. Elles s’impliquent dans de multiples formes de participation : commissions extra-municipales, conseils citoyens, plans participatifs, etc., en espérant se faire mieux entendre. Comme on le sait, ce n’est que partiellement le cas, même si certaines lois d’alors (loi PLM de 1982) reconnaissent indirectement des formes d’expression citoyenne, ou si, sur le terrain, des organismes comme les CAUE organisent des débats citoyens sur la participation. Par exemple, le CAUE de l’Ain ou celui des Bouches-du-Rhône s’appuient sur des savoirs reconnus comme différents de part et d’autre, dont l’épistémologie est contrastée : savoirs experts bâtis sur des connaissances ou des compétences spécialisées versus savoirs pratiques construits dans l’expérience ou la tradition.
En dépit de ces mouvements vers plus de participations habitantes et de discussions démocratiques au sens d’Habermas, les débats n’éliminent pas les experts et leurs avis, mais les insèrent dans des modalités plus collectives, sinon partagées. L’impératif participatif prend le pas – avec plus ou moins de succès, faut-il reconnaître – au détriment de formes plus techniques, voire technocratiques, de gestion territoriale24, y compris lorsque celles-ci cherchent à inclure l’expression des habitants concernés. L’expert, progressivement, doit partager ses savoirs avant même leur mise en œuvre. À ce titre, il doit acquérir de nouvelles compétences tant en termes de communication que de médiation.
Après 2000, les nécessités participatives
Le tournant communicationnel et argumentatif mentionné pousse en effet à construire ou à reconstruire des modèles fondés sur une rationalité intersubjective plutôt qu’instrumentale : les approches collaboratives s’affirment en dépassant les démarches seulement participatives. La loi pour la ville et la cohésion urbaine adoptée en février 2014 fournit une assise institutionnelle aux démarches dites de coconstruction des projets d’aménagement. Dans son article premier, elle précise « vouloir s’inscrire dans une démarche de coconstruction avec les habitants, les associations et les acteurs économiques, s’appuyant notamment sur la mise en place de conseils citoyens, selon des modalités définies dans les contrats de ville, et sur la co-formation ».
Si les références à Lefebvre ou à Habermas continuent à nourrir heureusement de nombreuses postures de l’expertise spatiale, elles ne semblent plus en constituer les cadres principaux, ni théoriques ni pratiques. Les évolutions de la société et des formes et contenus de son urbanisation ont profondément transformé les modalités de la gouvernance urbaine et de la gestion territoriale, entraînant dans leur sillage une modification importante de la place de l’expertise au sein des « mondes des professionnels de l’urbain », pour reprendre l’expression de Viviane Claude25. D’autant que les champs de l’expertise territoriale se sont élargis et diversifiés : au-delà de leur numérisation croissante, ils incluent désormais des domaines de savoirs largement renouvelés car de plus en plus interdisciplinaires (études urbaines, sciences de l’environnement, sciences de l’information et de la communication, etc.) et qui, de surcroît, sont saisis dans des dynamiques interactives. En outre, la culture de l’évaluation irrigue de plus en plus souvent ces activités d’expertise, qu’il s’agisse d’évaluer des politiques publiques nationales ou locales, ou le fonctionnement des organismes et des institutions qui les mettent en œuvre, et les résultats qu’ils atteignent.
Face à la diversité des situations locales et aux différentes demandes qui en émanent (des habitants aux collectivités, des opérateurs aux gestionnaires), l’expertise est susceptible de prendre des formes contrastées ici ou là. Qu’elles soient de nature participative ou plus normative, ces expertises territoriales adoptent « l’apparence d’un rhizome au sens de Deleuze et Guattari, d’un mouvement dont l’origine et le centre restent introuvables, qui se manifeste dans de multiples directions et dont chaque petit bourgeonnement constitue un foyer d’innovation potentiel26 ».
L’association APPUI (Alternatives pour des projets urbains ici et à l’international), fortement implantée dans les écoles d’architecture et les départements d’urbanisme, illustre cette variété des situations et des interventions avec la fabrication de sa carte interactive27, tout en se proposant de fournir des conseils juridiques et/ou techniques aux collectifs d’habitants et à ceux qui travaillent avec elle, en fonction des contextes locaux ou des objets concernés.
France Stratégie rappelle avec justesse, cependant, que les activités d’expertise, y compris dans leurs dimensions spatiale et territoriale, ne peuvent se résumer à des démarches participatives ou collaboratives. Parallèlement à celles-ci, des formes plus techniques et scientifiques, souvent centralisées, continuent à se développer, en particulier dans les grands organismes d’étude et de recherche comme l’INSEE, l’INSERM, l’INRAE ou l’INED et le CNRS, dans certains services de l’État comme le CGET (Commissariat général à l’égalité des territoires) ou France Stratégie, ou encore au sein de think tanks privés tels que l’Institut Montaigne, l’association Terra Nova ou la Fondation Jean-Jaurès.
En bref, entre les réseaux sociaux, les mouvements associatifs et les Big Data, avec leur tendance au formatage, de nouvelles formes d’expertise ne cessent d’apparaître : elles mettent souvent en œuvre des démarches innovantes et considèrent des terrains et des objets d’application qui ne cessent d’évoluer. Mais les cadres théoriques de ces expertises ont tendance à se dissoudre dans une multiplicité de références : seul émergerait, et souvent de façon implicite, le renvoi à John Dewey, à son instrumentalisme et surtout à sa pragmatique.