Un demi-siècle après la réforme radicale des études d’architecture précipitée par Mai 68, le débat sur la formation des architectes français semble bien atone. Les colloques nationaux sont trop espacés pour favoriser une réflexion cumulative puisqu’aucun ne semble s’intercaler entre 20011 et 20162. Les cadres européens3 et les textes nationaux4 sont trop flous pour orienter clairement les programmes et structurer les échanges. Ainsi livrés à eux-mêmes, les enseignants des écoles nationales supérieures d’architecture (ENSA) peinent dans la rédaction rigoureuse de leurs fiches pédagogiques, comme en témoigne l’exemple reproduit dans l’encadré ci-dessous référé à la première année à l’ENSA Paris-La Villette.
Encadré 1. Exemple d’une fiche pédagogique présentant l’enseignement d’« Initiation au projet d’architecture » (ENSA Paris-La Villette, première année de licence, 2016‑2017)
Premier semestre
Objectifs pédagogiques
Faire naître le « désir d’architecture » par l’initiation :
– aux multiples thèmes et domaines de l’architecture
– à comprendre différentes échelles et leurs articulations
– à la démarche de conception
– à développer un « esprit critique et analytique »
– à manipuler les notions fondamentales (géométrie, plein-vide, mesures, proportions)
– au vocabulaire
– à la pratique du dessin à la main
– à l’apprentissage des outils de représentation (plans, coupes, maquettes) et de présentation.
Contenu
(…) Les thèmes abordés sont progressifs, chaque groupe gère son nombre d’exercices dans la cohérence pédagogique définie collégialement : mesures, usages, déplacement horizontal et vertical, lumière, vue, les différentes échelles, topologie, plein‑vide, limite, etc.
Second semestre
Objectifs pédagogiques
La première année étant semestrialisée, les thèmes abordés au premier semestre sont consolidés et complexifiés au second semestre. Les étudiants doivent commencer à acquérir la vision dans l’espace.
Le travail en groupe est pratiqué, permettant de développer le sens critique et son argumentation. Les étudiants en difficulté ont encore la possibilité de se mettre à niveau.
Contenu
(…) Les notions de structure, enveloppe, lumière, matière, proportion sont expérimentées au travers du TD partagé [avec le champ STA, Sciences et techniques pour l’architecture]. Ces notions sont ensuite développées par un petit « projet » d’application, mettant en route une démarche logique et constructive à partir d’intentions spatiales. L’année se termine par un exercice plus long.
On peut avancer trois niveaux emboîtés d’explication pour éclairer cette situation. D’une part l’organisation du travail dans notre société favorise d’autant moins l’implication qu’elle échappe trop souvent au pouvoir des sujets concernés. D’autre part, les singularités d’une profession où le travail créateur exacerbe la différence, la concurrence et la disproportion (Menger, 2014) n’incite pas à s’organiser collectivement. Enfin, les spécificités d’une formation supérieure à la fois universitaire et professionnelle restent sous-explorées. C’est ce niveau que nous développerons ici, en revenant sur nos principes et contenus d’enseignement de la conception architecturale à l’ENSA Paris-La Villette en début de licence, après qu’ils ont été débattus dans leur genèse dans quelques autres ENSA. C’est ainsi que, dès 1999, des enseignants du second semestre de première année de licence reprennent un travail ébauché à Nantes pour contribuer à la « carte des savoirs » que Robert Prost propose lors de la création de l’école de Paris-Malaquais (Hoddé, 2004). Ils sont de nouveau mobilisés (2010-2013) pour les effectifs restreints du double cursus architecte-ingénieur de Lyon en première (Boris Roueff) et en seconde (Yannick Hoffer) année. Mais ils ne parviennent pas à faire dialoguer la douzaine d’enseignants de première année à Paris-La Villette (2013-2017), et c’est donc une expérience pédagogique de quatre ans limitée à notre seul studio dans cette dernière ENSA que nous présenterons.
Nous dressons ainsi, dans une première partie, un état des savoirs sur les pratiques des architectes qui conçoivent. La seconde partie détaille la notion d’« opération de conception » qui ouvre une perspective théorique pour fédérer ces pratiques, autant qu’elle s’avère fructueuse pour construire un enseignement, ce que nous esquissons dans une troisième partie. Dans une quatrième partie, nous nous intéressons à l’apport des étudiants au débat pédagogique. Enfin, notre conclusion porte sur les obstacles méthodologiques et politiques qui pourraient être mis en discussion à l’occasion de ce numéro des Cahiers Ramau.
Appréhender l’activité de conception des architectes
Reconnaissons en préalable les deux caractères principaux de la conception architecturale : le premier est lié à son ingénierie hétérogène qui combine de multiples univers techniques mais aussi sociaux pour aboutir in fine à un objet cohérent (Law cité par Callon, 1996 ; Williams et al., 2014) ; le second la confronte à des solutions rationnellement indécidables puisqu’elles répondent en partie à des problèmes non formulés (Conan, 1990). La conception architecturale peut dès lors apparaître comme une boîte noire mystérieuse, aléatoire et arbitraire dont la connaissance est vaine. Mais on peut aussi, ce que nous tentons, se mettre en quête de ce que l’on sait de cette conception architecturale, en interrogeant trois types de sources : des témoignages empiriques de concepteurs, des travaux plus théoriques de chercheurs et, enfin, des approches hybridant la logique pratique et la visée théorique.
Les entretiens qu’accordent les architectes, leurs interventions publiques ou l’édition de leurs carnets de travail sont autant de témoignages directs et empiriques sur leur travail de conception, comme le montre par exemple Louis Kahn lorsqu’il conçoit certains de ses équipements publics (Kahn, 1996), Pierre Riboulet aux prises avec la naissance d’un hôpital (Riboulet, 1998) ou plus récemment Toyo Ito (2014) confronté à ceux que le tsunami a touchés en 2011. Des tiers, journalistes, critiques ou universitaires, livrent à leur tour des monographies plus descriptives de bâtiments qui éclairent les raisonnements des architectes et la conception d’un bâtiment en en restituant les états et les étapes ; c’est le cas de Daniel Trieber avec Norman Foster et la tour de la Hong Kong Bank (1992), de Françoise Fromonot pour Jorn Utzon et l’opéra de Sydney (1998) et plus récemment de Nancy Joyce pour le Building Stata (2004) de Frank Gehry. Des monographies d’architectes enfin, comme celle, exemplaire, de Palladio (Ackerman, 1981) restituent la conception dans ses contextes, ou dégagent les thèmes architecturaux qui traversent et singularisent une œuvre comme celle de Aalto par exemple (Hoddé, 1998 et 2014). La fréquentation régulière d’écrits aussi divers conduit à faire la part des choses entre généralités complaisantes écrites à la hâte et investigation documentée aux sources recoupées, à distinguer l’approche qui implique plusieurs acteurs et l’exercice hagiographique focalisé sur le seul concepteur héroïque, ou encore à se défier d’une interprétation téléologique alors que l’on sait combien le processus de conception est incertain.
À l’opposé de ces sources empiriques, des chercheurs engagent une investigation scientifique et avancent des modèles théoriques et des concepts opératoires pouvant rendre compte de la conception architecturale. « L’architecturologie5 » ouvre la voie en France. Elle s’attache à la conception des édifices et non à leur réalité construite, elle se donne comme objet « le caractère central […], en tout cas irréductible, de la fonction qu’a l’architecte de donner des mesures à l’espace » (Boudon, 1995 : 260). Cette mise en relation de l’espace pensé et de l’espace construit se déploie dans une vingtaine d’univers mentaux hétérogènes qui constituent, selon l’auteur, autant d’« échelles » de conception architecturale. On parle ainsi d’échelle parcellaire pour montrer comment la configuration du terrain informe les mesures que l’architecte donne à l’édifice – et l’auteur évoque le Flatiron achevé en 1902 à New York –, ou d’échelle de voisinage qui met en relation des éléments spatiaux contigus au projet pour établir une continuité paysagère, ce qu’illustre la Banque nordique (1962-1964) d’Aalto à Helsinki.
Si, comme le résume Michel Callon (1996)6, ces travaux ont le mérite d’instituer la conception comme objet scientifique, ils souffrent en revanche de n’en rendre compte que partiellement. En s’en tenant en effet aux seuls raisonnements cognitifs du concepteur qu’ils isolent des autres acteurs de la conception, ils ignorent les rapports professionnels et sociaux qui s’engagent pour qu’un projet de papier soit commandé et réalisé. Faut-il rappeler, par exemple, que la tour Eiffel n’est pas conçue par Eiffel mais par deux de ses ingénieurs, Koechlin et Nouguier, auquel il rachète les droits, avant de préparer en sous-main le concours qu’il gagnera, s’assurant entretemps des droits d’exploitation de la future tour pendant quinze ans (Loyrette, 1992) puis assurant la pérennité de l’édifice en le mettant au service d’expériences gravitationnelles et d’aérodynamisme avant de le mobiliser comme antenne radio à usage militaire (Seitz, 2001) !
Face au double risque de monographies anecdotiques ou de théories déconnectées de la pratique, on peut identifier une troisième source, qui hybride enquêtes empiriques et ambitions théoriques, où interagissent trois types de travaux. On y trouve ainsi des modèles théoriques ambitieux et généraux, mais capables d’appréhender la pratique telle qu’elle est (M. Conan, 1990 ; M. Callon, 1996 ; B. Lawson, 2002, entre autres). On y trouve aussi des concepts qui abordent certains aspects de la conception, tels le « générateur primaire » (Jane Dark citée par Conan, 1990 : 117 ; Conan, 1997 : 194 ; Lawson, 2002 : 193) ou les « opérations de conception » (Hoddé, 1990 et 2018). On relève enfin des travaux empiriques mais soucieux de méthode et de critique, comme les deux programmes de recherche du Plan construction et architecture lancés dans une dizaine d’agences en France au milieu des années 19807. Aujourd’hui, des ethnologues embarqués se saisissent de l’activité de l’architecte et de son agence, y croisant la production empirique des faits et leur vigilance théorique. Ainsi entre-t-on dans la conception des projets par l’angle relationnel, comme lorsque l’analyse des projets de Kengo Kuma nomme, en préalable, la diversité des « personnages » impliqués (Houdart et Minato, 2009), l’architecte et les membres de l’agence, les collaborateurs extérieurs, les sources d’inspiration – tel Bruno Taut, pourtant disparu. Ainsi s’attache-t-on aussi à décrire les outils de conception développés par les architectes de l’agence OMA, à l’instar de l’importance donnée à la production de maquettes, qui devient le support fédérateur des longs échanges de la conception (Yaneva, 2009)8.
Les enquêtes empiriques et les modélisations théoriques s’opposent désormais moins qu’elles n’engagent un dialogue visant à rendre compte d’un métier dans lequel les aspects cognitifs et relationnels sont consubstantiels. Cette approche de la conception architecturale n’est pas sans affinité avec le double programme que Bourdieu et son équipe s’étaient fixé pour la sociologie, à travers Esquisse d’une théorie de la pratique (1972) et Le métier de sociologue (1973). Le premier ouvrage posait en effet : « Une théorie adéquate de la pratique (…) constitue la pratique en tant que pratique (par opposition aussi bien aux théories implicites qui la traitent comme objet, qu’à celles qui la réduisent à une expérience vécue susceptible d’être appréhendée par un retour réflexif). » (Bourdieu, 1972 : 161) Et le second invitait les sociologues à traquer l’unité que leur métier doit à des principes et des pratiques partagés, un horizon bien éloigné des réputations professionnelles, types de commandes ou doctrines esthétiques qui occupent le devant de la scène en architecture. Quant aux résultats remarquables des enquêtes embarquées et situées qui s’attachent à la vie de l’agence comme quelques années plus tôt la recherche en science s’était penchée sur la vie de laboratoire (Latour, Woolgar, 1979), ils ne devraient pas occulter les présupposés de ceux qui les conduisent : trop focalisés sur l’observation in situ, ils minorent la place de chacun dans le champ professionnel autant que les formes de capital dont il est l’héritier (Bourdieu, 2001 : 17 et 1992 : 53).
Identifier les opérations de conception « premières »
L’horizon d’une théorie de la pratique de la conception explique la référence aux « opérations de conception », cognitives et relationnelles, qui permettent de conduire des projets d’architecture. Ce concept (Hoddé, 1990 ; Boudon 1995 ; Raynaud, 2001) permet en effet d’appréhender, de recouper et de mettre en relation des connaissances issues de sources très diverses, sans pour autant faire allégeance à des exigences professionnelles puisque nous les mettons en perspective théorique (en référence à la sociologie des professions ou aux sciences de la conception). On remarque que, du point de vue théorique, la notion d’opération n’est pas propre à la conception architecturale puisque d’autres disciplines qui ont pour objet les processus de conception y font référence : la « critique génétique » reconstitue ainsi le processus d’écriture et ses phases à travers des « opérations » (de Biasi, 2000 : 29 et suiv.) et la sociologie du travail créateur se fixe pour tâche de « décomposer le travail en séquences aux propriétés bien différentes », distinguant de ce fait le processus d’exécution d’un travail, fût-il créateur, sans préjuger de l’œuvre reconnue qui en est issue (Menger, 2005 : 91 ou 2014 : 19). D’un point de vue pragmatique, ces opérations sont avérées puisqu’on les retrouve chez des professionnels aussi différents qu’un concepteur consacré par le prix Pritzker, qu’un architecte qui accède à sa première commande ou qu’un praticien inconnu et non publié. Nous identifierons (provisoirement) six opérations de ce type que nous qualifierons de premières.
Le démarrage du projet : les concepteurs posent une intention qui donne un horizon au projet à venir, comme par exemple le font Piano et Rogers lorsqu’ils imaginent le futur centre Pompidou (1971-1977) comme un robot parachuté dans la ville ancienne9, ou Johan Otto von Sprekelsen lorsqu’il convoque une « fenêtre ouverte sur un avenir imprévisible » pour esquisser l’arche de La Défense qui sera inaugurée en 1989. Une telle opération ne semble pas éloignée du générateur primaire évoqué supra qui pose le démarrage du projet à partir de n’importe quel univers de référence, sans que le site soit privilégié comme cela apparaît trop souvent (Raynaud, 2001).
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L’exploration d’alternatives simultanées : les concepteurs multiplient volontairement les possibles et se redonnent des libertés, afin de dégager le projet le plus satisfaisant, comme le fait Alvar Aalto en présentant une douzaine d’alternatives pour la cité universitaire du MIT (1946‑1949)10.
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La relecture de références emblématiques : les concepteurs convoquent certains précédents dans leurs projets afin d’élargir l’univers des possibles et d’échapper aux évidences du moment. L’ancien enseignant en histoire de l’art qu’était l’architecte Philip Johnson s’y essaie lorsqu’il évoque son exhumation de l’arc en plein cintre et se demande plus largement : « Pourquoi être le disciple d’un Style international, quand vous avez le récit de l’histoire du monde pour vous inspirer ? » (Cook et Klotz, 1974 : 47 et suiv.) Cela peut aller jusqu’à la métabolisation d’une œuvre comme le fait Shigeru Ban (né en 1957) revendiquant Aalto (1998-1976) comme source et (a)filiation (Shigeru Ban, 2007)11.
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La capacité du projet à être habité : les concepteurs peuvent ainsi vérifier l’usage et le sens du projet en se référant à des réalisations similaires dont ils ont l’expérience, en multipliant les points de vue d’usagers futurs très différents, appelés à tester virtuellement le projet ou à anticiper ses devenirs possibles, des plus conventionnels aux plus inattendus et conflictuels. Le projet devient « attente d’une présence » (Paquot, 2007) bien loin de l’allégeance à une doctrine qui réduit et dévitalise en substituant des fonctions abstraites à des usages concrets, comme en témoigne l’interprétation de la villa Savoye par Bernard Huet12.
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L’auto-évaluation du travail de conception : comme le fait Siza, lorsqu’il conçoit la faculté d’architecture de l’université de Porto (1987-1996), qui valide ou élimine des éléments du projet, à chaque étape ou à chaque itération : parti de l’image du palais épiscopal de la ville, il engage d’abord son projet en référence au couvent de la Tourette de Le Corbusier, exploration qui l’amènera à renoncer à un bâtiment unitaire au profit d’une pluralité de bâtiments (Siza, 1993).
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L’inscription du travail de conception dans des interactions sociales : aux opérations qui précèdent, d’ordre cognitif, s’ajoutent des opérations d’ordre relationnel consubstantielles au projet, comme l’exemple de la tour Eiffel l’a montré. Savoir concevoir sur le papier ne suffit pas, en effet, car faire réaliser son projet engage des relations professionnelles et sociales avec un client (Talamona, 1995), des ingénieurs (Komendant, 2006 ; Rice, 1999), des entreprises, etc. Ces opérations d’ordre relationnel ne se réduisent pas à la négociation, qui en fait toutefois partie, et leur identification empirique peut être engagée (Raynaud, 2001) dans la lignée de la théorie de la pratique de la conception à laquelle nous nous rallions.
Remarquons que les opérations de conception que nous venons de recenser sont complémentaires mais non synchrones de celles que l’architecturologie prend pour objet. Avant de « donner des mesures à l’espace » en le mettant à l’épreuve d’une vingtaine d’univers hétérogènes et cognitifs (techniques, visuels, constructifs, socio-culturels, etc.), le concepteur doit en effet avoir clarifié son dessein. C’est cette phase en amont – qui oriente et engage le projet, l’initie et le fonde – qui fait appel aux opérations de conception « premières » que nous venons de recenser.
La conception d’un enseignement par les enseignants
Ce sont bien ces opérations « premières » qui nous semblent intéressantes à enseigner en première année. Elles permettent, par exemple, d’élaborer un cours magistral de théorie de la conception distinct, d’une part d’une compilation érudite d’édifices construits qui en sont le résultat matériel, d’autre part d’un panorama des doctrines qui orientent l’action des concepteurs, ou encore et enfin d’un cours d’histoire de l’architecture dont les références théoriques sont d’un autre ordre.
Mais ces opérations de conception permettent aussi de construire un enseignement de studio (ou de projet) qui permet d’échapper à trois écueils récurrents dans les ENSA : répliquer et reconduire la formation qu’on a reçue, transposer une pratique d’agence qui dispense de la dimension réflexive et imposer ou induire un style, une doctrine et des choix esthétiques. C’est ainsi, et à partir de notre expérience d’une « carte des savoirs » tentée à l’ENSA de Nantes, de Paris-Malaquais et de Lyon, que nous avons proposé l’expérimentation-acquisition des opérations de conception suivantes aux étudiants inscrits aux deux semestres de première année de l’ENSA Paris-La Villette. Classées selon les types de savoirs engagés, leur formulation reste encore à améliorer, entre la tentation de trop préciser, qui atomise les acquisitions, et celle de généraliser, qui ne permet aucune vérification.
Encadré 2 : Fiches présentant les opérations de conception et les savoirs visés dans notre groupe « Initiation au projet d’architecture » pour des étudiants de première année, inscrits au premier et second semestre pendant l’année 2016‑2017 à l’ENSA Paris-La Villette
Savoir-faire
Les savoir-faire renvoient à la capacité des étudiants à expérimenter, mettre en œuvre, conceptualiser des opérations de conception. Sont déclinés les savoir-faire les plus fondamentaux à acquérir en première année.
– Poser une intention, savoir démarrer ou engager un projet. Que veut-on exactement faire ?)
– Développer des propositions alternatives à une même intention, à un même programme, un même site… (Comment s’obliger à envisager plusieurs solutions afin de dégager la plus satisfaisante ?)
– Comparer (et vérifier) ce que l’on est en train de concevoir avec des réalisations similaires ou analogues dont on a l’expérience matérielle et émotionnelle. (Comment vérifier un dessin qui semble parfois abstrait et prendre conscience de l’échelle ou de la mesure de ce que l’on projette ? Comment engager la dialectique conception à venir/réalisation comparable ?)
– Intégrer (métaboliser) la culture architecturale au projet à travers « une lecture active de l’architecture de ses pairs ». (Comment faire de la culture un levier de qualités ?)
– Penser consubstantiellement le pratique et le symbolique, l’usage et l’émotion (voir la notion de thème architectural).
– Établir – ou non – des liens entre projet à venir et contexte déjà là (voir les notions d’apport/substrat/support paysager de B. Lassus).
– Décider et arbitrer, donc évaluer et critiquer ce que l’on est en train de faire. (Comment développer une capacité à critiquer [l’architecture réalisée, ses propres projets] ? Comment explorer et clarifier les qualités d’un projet, ses ratés, ses inconvénients, etc. ? Comment choisir ?)
– Savoir répondre en « architecte », au-delà des dimensions fonctionnelles objectivables.
– Expérimenter et appréhender le rapport de l’espace aux personnes qui l’habitent (notion d’échelle).
– Introduire la notion d’œuvre et quelques notions ou concepts pouvant aider à l’explorer.
– Clarifier une structure constructive simple (par éléments) réalisée ou à concevoir.
– Clarifier la relation entre une structure constructive simple et les qualités d’un espace.
Savoir-être
Les savoirs-être renvoient aux capacités « sociales » de faire avancer un projet, de travailler en groupe ou en réseau, par exemple :
– Apprendre l’écoute dans la démarche de projet. (Identifier une demande par rapport à une commande)
– Apprendre la négociation dans la démarche de projet. (Comment négocie-t-on ce que l’on a produit ?)
– Apprendre que l’on est un sujet professionnel certes, mais aussi social et politique.
Savoirs « théoriques »
Les « savoirs théoriques » sont des savoirs qui tentent de théoriser les pratiques en permettant de passer de ce que l’on fait à ce que l’on sait :
– Savoir lire un bâtiment réalisé (dans un maximum de ses dimensions).
– Savoir interroger le processus de conception d’un bâtiment (Ph. Boudon, A. Yaneva).
– Distinguer théories et doctrines (et se constituer un panorama, ou des repères, des unes et des autres).
– Développer une posture réflexive – ou une conscience, une distance critique – vis-à-vis de sa pratique.
– Nommer les opérations de conception lors d’un projet d’école.
– Clarifier ce qui constitue les qualités d’un projet, et donc questionner « la » qualité architecturale.
Ces opérations constituent une boîte à outils à partir de laquelle générer des exercices, mais sont aussi le contrat d’acquisitions que l’on passe avec les étudiants (Hoddé, 2004). Chaque exercice s’attache ainsi à explorer une ou plusieurs de ces opérations, dure trois semaines environ et fait l’objet d’une fiche standardisée qui pose d’abord les fondements de l’exercice (il faut expliquer la finalité de ce que l’on demande aux étudiants, et montrer la relation entre cet artefact qu’est l’exercice et les opérations que réalise un architecte qui conçoit un projet) ; la fiche précise donc l’exercice et ses règles et clarifie l’opération ou les opérations que les étudiants vont acquérir à travers l’expérimentation de cet exercice. Une première semaine permet l’exploration de l’opération à travailler, mais aussi l’écoute de l’apprenant et le questionnement de ce qu’il sait déjà13, une seconde semaine engage l’approfondissement avant un rendu de finalisation en troisième séance.
La réception d’un enseignement par les étudiants
L’identification des opérations de conception nous a conduit à regarder du côté des professionnels, puis la transposition de ces opérations dans le studio a déplacé l’attention du côté des enseignants. Désormais, il reste à se demander ce que des étudiants, destinataires in fine de la pédagogie, nous disent. Laissant de côté l’acquisition-métabolisation des opérations qui vérifierait les acquis, nous nous focaliserons ici sur ce qu’ils perçoivent d’un enseignement qu’ils suivent. C’est dans ce but qu’ils ont à faire une « enquête pédagogique » auprès des douze groupes de projet de première année. Cet exercice, qui se déroule à la fin du premier semestre et que nous sommes les seuls à programmer, a pour but d’interroger ce qu’un enseignement transmet explicitement autant que ce qu’il induit de façon latente. Il s’agit de pousser les étudiants à comprendre et à discuter leur formation afin de les entraîner à la critique et à la réflexivité. Liberté leur est laissée tant du côté du type d’enquête (entretien auprès d’étudiants, travail à partir des documents distribués, visite des ateliers, etc.) que du côté de ses contenus (des plus abstraits aux plus focalisés) ou de l’article à restituer (points de vue, thèmes à développer, etc.). Malgré l’hétérogénéité de ces informations, issues d’enquêtes volontairement non pré-cadrées, on peut repérer les constats, questions ou oppositions des étudiants qui, par ailleurs, distinguent modalités et contenus14. Ce sont ces données organisées en six thèmes15 qui ouvrent autant de débats issus des étudiants.
Encadré 3 : L’apprentissage de la conception vu par les étudiants de notre groupe de projet (ENSAPLV, S1, années 2013-2014, 2015-2016 et 2016-2017, groupe 5) : six débats à partir de leurs témoignages.
Débat 1 : Le cadre étant fixé par les enseignants, qui, de l’étudiant ou de l’enseignant, impulse l’exercice de conception ?
– Témoignage 1 : « La perception, nous la développons nous-mêmes, les professeurs nous conseillent mais ne nous guident pas, ils nous disent (que) ce serait bien de faire cela pour améliorer telle chose mais tout en restant neutre… après c’est nous qui procédons à la recherche d’une idée. » ; « L’hétérogénéité des travaux rendus dans certains groupes (…) est intéressante pour comprendre la vraie personnalité d’un élève. »
– Témoignage 2 : « Le premier exercice est un quadrillage. Le but est de proposer un parcours en utilisant le moins de cloisons possible. Mais quel est l’intérêt ? » ; « Projet très guidé – consignes dictées au millimètre près, ce qui empêche l’occasion d’être créatif et d’avoir une production bien propre à soi. Je préfère la deuxième, elle est plus cash ! »
Débat 2 : Faut-il apprendre en priorité, en première année, la conception ou la représentation ?
– Témoignage 1 : « L’étudiante (interviewée) ne se considère pas comme désavantagée par rapport à des étudiants issus de groupes ayant travaillé sur des projets davantage “concrets”. Cependant elle se considère “moins bonne” dans la représentation (plans, coupes…) malgré les cours de dessin d’architecture. Il aurait donc été bénéfique de davantage travailler les modes de représentation en cours de projet. (…) malgré tout, ces savoirs sont rattrapables puisqu’ils ne nécessitent pas une grande réflexion mais seulement un apprentissage par mémorisation. »
– Témoignage 2 : « Une chose et pas des moindres : la représentation de l’espace. En groupe de projet, c’est cela qu’on apprend en premier. »
Débat 3 : Quel équilibre entre la conception et l’analyse ?
– Témoignage 1 : « L’exercice en cours consiste à étudier des villas d’architectes comme la villa Savoye de Le Corbusier ou la villa Rotonda, dans le but de conclure sur la conception d’une villa. » ; « Les exercices proposés (…) ont permis de visiter, voire d’approfondir des architectes modernes et contemporains marquants. (…) Cette multiplication de références mais aussi (leur) mise en débat ont montré qu’on ne pouvait affirmer une ligne ou une pensée unique. (…) »
– Témoignage 2 : « Les étudiants déplorent un manque de conception. En effet, comment étudier les notions de seuil, d’intérieur/extérieur ou encore de vide et de plein… sans s’attarder sur une ou deux réalisations ? » ; « Les corrections sont donc la principale source d’apprentissage en ce qui concerne la conception. Pour l’analyse, les enseignants ne font que compléter et approfondir les recherches des étudiants après leur présentation. »
Débat 4 : Apprentissages limités « d’opérations premières » ou enseignement du projet dans sa globalité ?
– Témoignage 1 : « Des exercices qui développent des compétences bien ciblées. En les additionnant les élèves auront ainsi une “carte des savoirs” et des notions de l’architecture qu’ils pourront utiliser et réquisitionner dans leurs futurs projets. »
– Témoignage 2 : « L’exercice consiste à concevoir un musée dans un cube percé. »
Débat 5 : Les apprentissages et les règles étant rappelés par les enseignants, quel rôle les étudiants peuvent-ils jouer dans la critique de l’exercice ou du projet ?
– Témoignage 1 : « Je voudrais utiliser du verre parce que je trouve que c’est élégant, mais les profs n’aiment pas le verre… En fait, il y a plein de trucs que les profs n’aiment pas. »
– Témoignage 2 : « Le professeur projette les travaux des étudiants en grand pour leur donner une meilleure vision et que les commentaires soient à l’attention de tous. Il demande parfois même aux étudiants de commenter à l’oral le travail de leurs camarades pour relever des contraintes... »
Débat 6 : Entre étayer et déstabiliser les étudiants
– Témoignage 1 : « On découvre alors que ceux qui se plaignent du travail s’y complaisent tout autant. (…) On peut imaginer l’hypothèse selon laquelle cette importante quantité de travail n’aurait qu’un effet “placebo” sur le sentiment de réussite des élèves, ces derniers se rassurant eux-mêmes par leur certitude d’être plus préparés. De plus, certains élèves déplorent le manque de conceptualisation dans les travaux proposés. »
– Témoignage 2 : « Je trouve qu’on acquiert une vision plus artistique, on a des cours sur l’art qui nous permettent de trouver des références pour nos projets. Ainsi, on peut être plus critiques envers nous-mêmes et donc plus satisfaits du travail final. »
Les enquêtes et les articles des étudiants se concluent autour d’une demi-journée de débat au sein de notre groupe de projet. En janvier 2014, les étudiants font ainsi émerger des préoccupations dont nous n’étions pas aussi clairement conscients : l’autonomie doctrinale qui rend libre en multipliant les références, le sens critique qui suppose un échange collectif, la réflexivité qui interroge les processus ou la sensibilité aux valeurs démocratiques qui veille à l’équité et à la justice dans le groupe. En janvier 2016, ils dégagent au fil du débat des termes de controverses pédagogiques possibles : 1) enseignement abstrait/enseignement concret qui concerne le rapport à « la réalité » dans la pédagogie ; 2) dessin/dessein, qui marque l’opposition entre des enseignements plutôt de représentation et des enseignements plutôt de conception ; 3) les rythmes, plus ou moins denses en relation avec leur hiérarchie des apprentissages.
Avec ce dernier exercice, les étudiants « réfléchissent » à ce qui leur arrive lorsqu’ils entrent dans une ENSA, à ce processus de formation où l’acquisition de savoirs nouveaux est indissociable de la déconstruction de ce qu’ils croient et de ce qu’ils savent. Ils nous disent leurs hiérarchies, leurs questions, leurs constats, leurs pistes. Ils interrogent nos raisons, contenus et cadres pédagogiques mêlés. En ne discréditant pas leurs retours et en prenant leurs pratiques d’apprentissage au sérieux, nous les instaurons comme interlocuteurs aptes à se saisir de leur pouvoir d’agir sur leur formation et sa construction, dépassant le statut de consommateurs pédagogiques d’enseignements.
Outils communs et pratiques bottom up pour conclure
Les constats des étudiants peuvent croiser les nôtres quant à la difficulté du débat pédagogique, qui tient pour les acteurs de cette formation à la fois universitaire et professionnelle à des raisons sociologiques et professionnelles (l’évolution de nos sociétés au regard de l’engagement collectif, la valorisation de l’autonomie pédagogique chez les enseignants, les représentations héroïques d’une profession de « création », etc.) autant qu’à de réelles difficultés méthodologiques (les outils conceptuels à mobiliser, les modes de structuration du débat, la représentation politique, etc.). Chacun comprend qu’« enseigner n’est pas apprendre » (Giordan, 1998 : 24 et suiv.), puisque les savoirs et les apprentissages étant à la fois consubstantiels et dissonants, s’en tenir au message des enseignants ne dit rien de ce que les étudiants acquièrent. Il nous semble que tout cela ouvre deux pistes pour construire un débat sur la formation des futurs architectes à la conception architecturale.
La première est conceptuelle : elle demande que l’on réfléchisse aux outils les plus appréhendables et les plus partageables. Nous avons ainsi privilégié la notion d’opération de conception, au croisement d’investigations empiriques du travail de l’architecte et de modélisations plus théoriques de cette activité. Elle nous paraît aussi moins polysémique et plus concrète dans un débat entre enseignants d’ENSA qui ne sont pas toujours des didacticiens avertis ou des théoriciens rompus. Nous n’avons donc pas évoqué la notion de compétence, pourtant proche (puisqu’elle met l’accent sur la réalisation d’une tâche ou d’un problème complexe à résoudre, puisqu’elle mobilise et combine des ressources multiples, larges et hétérogènes, et puisqu’elle confirme la consubstantialité des dimensions cognitives et politiques en posant un « savoir-agir » identifiable à travers un acte efficace et pertinent en situation globale). De même, nous n’avons pas évoqué la notion de référentiel de compétences, trop souvent tenté de construire les acquisitions des étudiants en posant des apprentissages issus des découpages et logiques disciplinaires plutôt qu’à partir de la description d’un métier.
La seconde piste est politique ou institutionnelle, puisque qu’elle pose comme horizon alternatif et collectif un débat bottom up qui fait une place aux étudiants et qui met en relation plusieurs ENSA au regard des difficultés de trop d’ENSA à le construire en interne. Le ministère de tutelle des ENSA pourrait encourager cette dynamique, en s’inspirant de programmes de recherche-action comme SEPIA au PUCA (1989-1992) ou plus récemment de la constitution en quelques mois du réseau scientifique thématique SUD-Pédagogies coopératives mettant en relation onze ENSA dans lesquelles des enseignants développent de telles pédagogies (Paris, 18-19 novembre 2016). Mais en parallèle il revient aux enseignants intéressés, sans oublier les étudiants qui constituent l’autre force d’évolution de la pédagogie, d’élaborer et de partager, d’expérimenter et de critiquer, de façon itérative et collective, l’enseignement de la conception. L’organisation des échanges dont ce numéro 9 des Cahiers Ramau sera le support en janvier 2018 constitue une étape attendue mais traversée de contradictions (praticiens/théoriciens, singularités/coopération, etc.) pour discuter des outils conceptuels et des approches politiques à mettre en œuvre autour de l’enseignement de la conception architecturale.