Le réseau Ramau a pour objectif de mobiliser la réflexion des milieux de recherche et des professionnels concernés, sur des sujets révélateurs des évolutions à l’œuvre dans l’organisation des projets et des métiers de la conception architecturale et urbaine. Pour son programme de travail des années en cours, il a choisi de se centrer sur l’injonction au développement d’un urbanisme et d’une architecture « durables » qui caractérise le contexte urbanistique de ce début de siècle. Fidèle à son approche par les acteurs et métiers, son entrée est celle des exigences nouvelles que cette injonction produit à l’égard des acteurs professionnels et institutionnels.
Dans une première rencontre sur ces enjeux1, qui a fait l’objet d’un dossier dans la revue en ligne Métropolitiques (Ramau & Roudil, 2012), avaient pu être identifiés les champs de compétence professionnelle les plus dynamisés par ce nouveau contexte. Il était apparu que le registre environnemental, et tout particulièrement son volet énergétique, était celui qui retravaillait le plus explicitement, en France, les compétences de conception et de réalisation. En effet, la lutte contre le changement climatique questionne les interprofessionnalités : de nouveaux savoirs et savoir-faire émergent, que viennent valider des certifications et labels divers, et bousculent les rapports de force traditionnels entre groupes professionnels du bâtiment et de l’aménagement ; des controverses se font jour, à la rencontre des représentations que se font les acteurs du problème climatique, de son urgence et des manières de le juguler.
Parallèlement, un nouveau regard est porté sur les habitants : usagers, ils sont garants des effets des dispositifs d’amélioration énergétique ; citoyens, ils sont plus fréquemment invités à la table de collectifs hybrides intervenant sur la décision urbaine ou architecturale. Des initiatives se multiplient de la part de groupes d’habitants et associations du cadre de vie qui déplacent les questions et modifient les processus opérationnels traditionnels. Des travaux de recherche récents, notamment en science politique ou en sociologie, ouvrent largement leurs problématiques à la question de la démocratie participative et de la gouvernance des projets de quartier et de bâtiment, prenant souvent ceux-ci comme cadre opérationnel de la transformation des pratiques2. Pour autant, il nous semblait que manquait une vision de synthèse sur la manière dont les systèmes d’acteurs et les groupes professionnels se sont adaptés pour intégrer ces nouvelles exigences et les démarches qu’elles engendrent. Du point de vue des pratiques professionnelles dans le champ de la maîtrise d’œuvre et des services qui viennent en appui à la maîtrise d’ouvrage, il est intéressant de mieux connaître le profil des acteurs qui se sentent concernés par les pratiques participatives et s’y sont engagés, la manière dont ils ont acquis les savoirs et savoir-faire spécialisés requis, le type de commande qui les mobilise, la définition de la prestation spécifique qu’ils ont alors à fournir, ainsi que les démarches et processus par lesquels les compétences spécifiques acquièrent leur légitimité.
Cet ouvrage développe donc un questionnement sur la manière dont les champs professionnels, les dispositifs d’action et les pratiques ont été affectés par l’implication des habitants et usagers.
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Dans les milieux professionnels, quels sont les acteurs qui se sont saisis de ces nouvelles manières de travailler, de quelles compétences et de quelle forme de spécialisation sont-ils porteurs ? Comment se situent-ils par rapport à la dualité traditionnelle maîtrise d’ouvrage / maîtrise d’œuvre ? Comment les savoirs institués réagissent-ils aux savoirs habitants, y compris quand ceux-ci tendent à des formes de professionnalisation ?
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Des dispositifs ont été expérimentés pour impliquer les habitants et les usagers. Le recul est-il suffisant pour initier une réflexion comparative sur leur validité respective ? Que nous enseigne la généalogie des outils de la concertation sur l’évolution des compétences et des métiers ? Quels sont les enjeux de la définition du cadre de la participation et des acteurs qui en ont la charge ? Quelle expérience en font les professionnels impliqués ?
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Au-delà des situations participatives, voit-on se transformer plus largement les pratiques du projet à l’aune de ce rapport renouvelé à la figure habitante ? De quel type de montée en généralité les expériences particulières font-elles l’objet : des incitations par la formation, la réglementation, le soutien financier ? Les acteurs impliqués dans ces dispositifs en retirent-ils des enseignements pour leur pratique ordinaire ?
Les textes rassemblés ici sont issus des rencontres Ramau des 22 et 23 novembre 2012, qui se sont tenues à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette. Pour nourrir ces rencontres, le conseil scientifique du réseau avait lancé un appel à contributions axé sur les trois axes de questionnement qui viennent d’être exposés, puis sélectionné 15 contributions proposées par des chercheurs ainsi que 6 interventions de professionnels et de collectifs divers, sous forme de témoignages et de réflexions3.
Quelle reconnaissance d’une expertise habitante ?
Dans la première partie de ce Cahier, c’est tout d’abord la figure de l’habitant, de l’usager, du citoyen qui est interrogée, et avec elle la question des compétences, des expertises qui lui seraient reconnues (ou déniées). La terminologie non stabilisée pour désigner cet « autre4 » dit bien d’ailleurs la manière dont sont attendus de l’interlocuteur un positionnement, un horizon d’intérêt, une forme de mobilisation ou encore un langage. Comme le montre G. Faburel, qui analyse les obstacles à la reconnaissance de la catégorie d’habitant comme légitime parmi les acteurs des projets architecturaux et urbains, il n’est invité à intervenir que sur des aspects marginaux des projets et des politiques urbaines, et est considéré comme ignorant (« profane »). Tout se passe comme si les habitants devaient faire preuve d’une expertise propre, mais dans le cadre de ce que les professionnels et institutionnels considèrent comme légitime : dans des dispositifs prédéfinis, sur des questions déjà formulées, et avec les outils, les mots, les références qu’imposent généralement les techniciens et les concepteurs. Les habitants ont cependant des « dispositions et aptitudes sociales », des « savoir-faire professionnels », des « habiletés techniques », des « savoirs dits vernaculaires, qui favorisent, selon Illich (Illich, 2003), l’autonomie, à la différence des savoirs hétéronomes, qui au contraire, par leur spécialisation, réduisent la liberté des individus ». Selon l’auteur, le déni de ces capacités entraîne la dépossession des habitants de leur « habiter ». Le texte définit alors trois niveaux croissants d’implication des savoirs habitants dans les problématiques environnementales questionnant le partage savant/profane : le concernement (réflexivité), la capacitation (prise d’autonomie) et l’engagement (reprise de soi). « La réflexivité se forge beaucoup au contact des situations locales et des vécus de la complexité environnementale, alors que prise d’autonomie et reprise de soi se nouent par la pratique environnementale des lieux, et se cristallise dans la production d’habiletés, voire de virtuosités ». Reste in fine à déterminer « un statut politique » à l’habitant, au-delà de ce statut de « paraprofessionnel » dans lequel il est trop souvent enfermé. Celui-ci est d’autant plus fragile que les populations sollicitées sont elles-mêmes moins organisées et souvent considérées comme moins légitimes. C’est ce qu’observe J. Demoulin quand elle étudie la teneur de l’argument participatif dans le milieu lui-même hétérogène des professionnels des organismes HLM. Ainsi le simple fait de consulter les locataires est-il vécu comme une contrainte supplémentaire par les chargés d’opérations dans un contexte particulièrement complexe de maîtrise d’ouvrage, où la production est très normative. Du côté des métiers de la gestion de proximité, l’enjeu est de conserver une relation apaisée avec les locataires, stratégie qui oblige au dialogue et à la communication mais dont la finalité n’est pas l’implication des habitants dans les projets. Les responsables de la « relation client » mesurent quant à eux la satisfaction des locataires à leur stabilité dans les lieux par choix (et non du fait d’une insolvabilité qui les y rendrait captifs). Rompant avec ces conceptions du locataire, les professionnels du développement social urbain adoptent une posture militante, visant une implication plus active des habitants dans une perspective « d’émancipation » et de plus grande capacité d’action sur « l’environnement ». L’article montre que ces derniers sont minoritaires dans les organismes HLM et que la reconnaissance des compétences des locataires dans les projets est supplantée par le développement de la relation commerciale et l’impératif de la qualité de service en direction d’un locataire considéré avant tout comme un client.
La question est tout autre quand l’objet du débat est l’espace public, et non pas seulement le logement, et que les interlocuteurs des professionnels et institutionnels sont des associations et non des particuliers, dotées d’initiatives et de compétences techniques qui plus est. Les situations qu’analyse F. Gatta quand elle s’intéresse au rôle des acteurs associatifs dans le processus de transformation spatiale du territoire sont plutôt de ce deuxième registre. Les associations d’habitants n’ont pas toutes la même capacité à se professionnaliser dans les questions d’aménagement urbain : l’implication d’architectes, d’urbanistes ou d’artistes dans ces organisations permet l’élaboration de contre-projets ou tout au moins un dialogue professionnels-habitants aux potentiels équivalents. Mais si des associations développent des compétences dans le champ de l’aménagement urbain, d’autres se fondent davantage sur le militantisme d’habitants qui croient au rôle vertueux de « l’urbain » dans l’amélioration de la vie sociale d’un quartier5. C’est alors une posture politique qui définit ces collectifs, axée sur leur capacité de négociation avec les élus comme avec les propriétaires fonciers, la valorisation d’expériences antérieures, ou encore l’offre de services pour les quartiers qui les hébergent. Ils poursuivent ainsi un « intérêt général local » basé sur la connaissance interne des besoins du quartier dans lequel ils sont implantés. Ces associations, qui font valoir leurs compétences sur fond de responsabilité collective, de sérieux et de professionnalisation, engagent des occupations temporaires d’espaces qu’elles ouvrent au public. Elles inventent en quelque sorte une manière « douce » de faire accepter leurs propositions, fruits de pratiques militantes et professionnelles jouant sur les codes culturels qui y sont attachés.
Sous la dénomination « d’acteurs socioculturels », des structures plus institutionnalisées comme les centres sociaux ou socioculturels s’invitent dans le jeu d’acteurs du projet urbain. Comme le soulignent L. Greffier, N. Dandréa et P. Tozzi, ces acteurs, dont les valeurs politiques et professionnelles sont largement issues de l’éducation populaire et de l’animation socioculturelle, constituent un univers hétérogène et sont porteurs de modes d’action originaux. Leurs stratégies d’intervention se situent à l’interface de visées « transformatrices » (émancipation sociale), « conflictuelles » (régulation sociale) ou « culturalistes » (alliance entre les cultures des différents milieux sociaux), inspirant une vision singulière de la ville. Ces conceptions croisent aujourd’hui celles du développement durable, renouvelant ainsi les représentations de l’action dans le secteur. Ce faisant, le corpus des dossiers présentés à l’appel à candidatures du label EcoQuartier lancé par le MEDDE donne une idée de la place marginale prise par l’animation socioculturelle dans ce type de projet urbain. Les projets socioculturels y sont rares, présents dans seulement 11 des 500 opérations du corpus : pratiques artistiques, éducation à l’environnement, soutien aux sociabilités, appui organisationnel au projet urbain. Et comme le notent les auteurs, le risque d’un appauvrissement de ces projets est grand, sous la pression d’acceptabilité et de rationalité qu’exercent sur eux tant les élus que les aménageurs. Dans cette situation, l’animateur socioculturel est conduit à « repenser des pratiques “acceptables” pour un univers de l’aménagement urbain normé et porteur d’“habitudes” spécifiques » et à « requestionner le sens de son action, entre l’engagement et le technique ».
On retrouve le dilemme observé chez les bailleurs sociaux entre une conception de l’innovation sociale d’une part et la tentation de la pacification des conflits et du ralliement des habitants aux projets des acteurs publics locaux d’autre part. De manière un peu caricaturale, le débat oscille souvent entre la critique d’une pratique urbanistique qui s’est longtemps posée « sans » voire « contre » les habitants, et le questionnement sur ce qui peut être fait « pour » ou « avec » eux. Et ce sont finalement les représentations de l’habitant à l’œuvre chez les acteurs publics et professionnels qui colorent leur action : s’agit-il d’un interlocuteur à craindre et à apaiser, à éduquer, à rendre acteur de la transformation ou de la gestion de son cadre de vie ? Au-delà, peut-on en attendre des initiatives atypiques ou des idées nouvelles un enrichissement des débats sur la ville et des pratiques professionnelles afférentes ?
Les acteurs publics locaux : des cultures professionnelles en question
La deuxième partie de cet ouvrage éclaire plus précisément cette articulation difficile entre la prise en compte politique d’une transformation de la conduite de l’action publique dans un registre plus participatif et l’évolution des cultures professionnelles qui devrait aller de pair, tant chez les agents locaux de l’aménagement que chez les professionnels de la conception. Ainsi l’analyse, par des témoins réflexifs, des dispositifs mis en place à Lyon d’une part et à Bordeaux de l’autre, rend-elle compte de la manière dont, partant d’une adhésion de principe aux objectifs participatifs, les agents en charge de concevoir et de conduire les dispositifs concertés sont questionnés, très concrètement, sur leurs pratiques. On notera que, dans ces deux cas, c’est au niveau des communautés urbaines que les processus participatifs sont observés, niveau auquel la légitimité conférée par la représentation élective est faible.
A Bordeaux, où les acteurs publics souhaitent aller au-delà des obligations réglementaires pour faire de la participation une occasion de renouvellement et de questionnement des pratiques urbanistiques, A. Couture analyse l’attitude des professionnels concernés par la participation. Chez les agents territoriaux qui sont impliqués comme techniciens au sein des processus participatifs, elle constate une « montée en conviction » en faveur de la participation, du fait que les agents se sentent mieux reconnus à l’issue d’une opération participative réussie. En effet, leur position d’entrepreneur d’innovation est bénéfique pour les agents eux-mêmes et pour leur service, qu’ils placent ainsi en position de visibilité. Cette montée en conviction s’accompagne d’une montée en compétence acquise tant par l’expérience que par des actions de formation sur l’animation et la pédagogie, sur des questions nouvellement posées ou encore sur une meilleure prise de conscience des enjeux. Les spécialistes de la participation, actifs au sein de la cellule dédiée à la participation à l’échelle de la communauté urbaine, ont un profil différent : issus de trajectoires qui les dotent inégalement de compétences urbanistiques spécifiques, ils sont attendus sur des aspects stratégiques. Leur rôle est celui de passeurs qui relaient l’actualité de recherche et les expériences étrangères en direction des milieux politiques et opérationnels locaux, mais aussi qui traduisent et interprètent les messages délivrés dans les supports de communication (discours politiques et cahiers des charges pour les prestataires). Ils agissent ainsi indirectement sur les doctrines et cultures professionnelles. Le troisième groupe identifié, celui des consultants, est lui aussi relativement hybride en termes de parcours professionnels : issus des milieux associatifs et privés et de la « sphère militante », leurs approches très diversifiées apparaissent comme des stratégies de « démarcation ». Bien qu’ayant contribué à constituer un marché de la participation, certains valorisent une approche éthique et critique impulsant des modes de faire influençant les cultures locales. Se professionnalisant, ce champ de la participation construit progressivement des « référentiels communs » que l’auteur espère ne pas voir se transformer en standardisation des méthodes.
Le texte de J. Cartillier fournit un contrepoint très intéressant à cette analyse sur Bordeaux, à partir du cas du Grand Lyon et de la manière dont, depuis l’écriture d’une charte de la participation, les pratiques ont évolué et se sont professionnalisées. Partant d’une politique volontariste, la Communauté urbaine se situe dans une démarche de diffusion des pratiques qu’elle aura pu expérimenter et évaluer. Souhaitant faire de la concertation une pratique courante, la Communauté urbaine s’interroge sur l’évolution des métiers et déploie diverses actions réflexives. L’enquête lancée en 2011 auprès des agents sur la manière dont ils « vivent leur activité de concertation » renvoie des jugements plus sévères que ceux relatés sur Bordeaux par le texte précédent : la concertation est certes considérée par les interviewés comme une source d’enrichissement personnel et professionnel, mais elle entraîne une charge de travail peu visible, lourde, peu prise en compte d’un point de vue managérial et souvent délicate à gérer. Pariant sur la dimension expérientielle des apprentissages, la Communauté urbaine met alors en place divers dispositifs d’échange d’expérience afin de construire une « expertise commune » : rendez-vous réguliers, lettre d’information, théâtre-forum et jeux de rôles, que complète une offre de formation repensée. Les enseignements tirés localement de cette démarche exigeante semblent pouvoir inspirer des montées en généralité : ainsi l’échange d’expérience, le plus transdisciplinaire et transfonctionnel possible, apparaît-il comme un moteur efficace d’évolution des cultures professionnelles ; par ailleurs, il semble plus pertinent en matière de participation de former sur la base de l’expérience que sur des manuels et boîtes à outils ; enfin, l’objectif est non seulement de questionner savoirs et compétences mais, au-delà, de conduire les agents à une interrogation sur leur posture.
Les deux textes qui suivent cette incursion dans les milieux politico-techniques locaux de l’aménagement portent eux aussi sur le projet urbain, mais s’attachent prioritairement aux acteurs de la conception architecturale et urbaine. C. Gardesse, à partir de l’étude du projet de réaménagement des Halles de Paris, cherche à mesurer la portée des dispositifs participatifs sur les pratiques de la conception urbaine. Dans un contexte où s’affirme le modèle urbanistique du projet négocié (Chombart de Lauwe (éd.), 2012.), elle s’intéresse plus spécifiquement aux logiques d’apprentissage et à la fonction pédagogique du projet, ainsi qu’aux changements intervenant dans les actions et représentations des acteurs. Son observation corrobore celle qui portait sur le Grand Lyon : les apprentissages se font majoritairement par l’expérience, et les acteurs de la conception n’accordent que peu d’intérêt aux formations spécifiques ou aux outils mis en place par les services de la démocratie locale. Les changements, qui portent surtout sur les dimensions logistiques et communicationnelles de l’action, se font alors grâce aux enseignements tirés des erreurs et des écueils rencontrés : clarification des règles, analyse des échecs, réflexivité, transmissions entre agents et services… Et elle note que les codes culturels qui sous-tendent les postures professionnelles freinent l’évolution des pratiques vers davantage de co-conception. La manière de faire du projet est, comme le montrent aussi divers textes de la partie suivante du Cahier, fortement nourrie de doctrines et de méthodes que les professionnels sont réticents à mettre en débat. C’est alors un segment professionnel qui semble se spécialiser sur ces démarches, segment caractérisé par une trajectoire, des apprentissages mais aussi des références politiques et idéologiques spécifiques.
Sur d’autres terrains parisiens (la ZAC Paris Rive Gauche, le budget voirie du 20e arrondissement), mais dans une perspective proche, H. Nez décrit, au moyen d’une enquête ethnographique, le passage des compétences relationnelles d’un registre de simple disposition personnelle à celui d’une compétence professionnelle, à appréhender comme telle par les techniciens du projet urbain. Deux mouvements se développent simultanément : on observe sans surprise, comme dans différents milieux professionnels approchés par les textes précédents, des résistances face à la concurrence des savoirs citoyens dans leur propre champ de compétence, celui de la technique. En même temps, de nombreux professionnels se prennent au jeu de la posture pédagogique, en particulier par la communication visuelle et la familiarisation avec les outils du photomontage, de la maquette 3D, du diaporama, etc. Mais l’analyse fine des pratiques de communication et des discours par lesquels les acteurs en rendent compte montre que l’image relève alors, au mieux, de la bonne compréhension de ce qui sera effectivement réalisé, et souvent, malgré tout, d’attitudes de séduction, voire de manipulation, pour « vendre » un projet. Le pas n’est pas encore franchi d’une utilisation de l’image pour débattre, faire émerger des idées en réunions publiques, évoquer des solutions alternatives, manipuler les formes. Ce texte ouvre au questionnement sur la manière dont les professionnels de la conception, les architectes au premier chef, se resituent par rapport à la dualité constitutive de leur professionnalité entre architecte-créateur et architecte-médiateur, telle qu’ont pu la décrire I. Benjamin et F. Aballéa (Aballéa, Benjamin, 1990). L’implication des habitants dans les décisions concernant leur cadre de vie met en cause les périmètres professionnels, la spécificité des compétences et des savoirs détenus par les experts, et vient questionner des professions qui sont par ailleurs assaillies par divers problèmes d’identité collective6. C’est le fil directeur commun aux textes qui composent la troisième partie du Cahier.
Architectes et urbanistes face à la participation : enjeux et repositionnements
Dans la continuité des articles précédents, S. Tribout montre les efforts que font les professionnels de la conception pour s’adapter aux nouveaux cadres d’action suscités par l’injonction au développement durable et à la participation. Au sein d’une agence d’architecture, d’urbanisme et de paysage où il a pour mission de développer une réflexivité et une culture partagée autour de la durabilité urbaine, l’auteur observe comment les professionnels de la maîtrise d’œuvre tentent de faire évoluer leurs cultures professionnelles au contact du développement durable. Les propos tenus lors d’un atelier organisé pour permettre un apprentissage par l’expérience sur les questions de participation font apparaître la multiplicité des freins à la pratique participative. Le contexte lui-même est peu porteur : les maîtres d’ouvrage n’en sont que rarement demandeurs, les exigences de coûts et de délais posent des contraintes souvent inconciliables avec l’implication des habitants. Les professionnels évoquent la distance qui peut séparer les intentions affichées par les élus et maîtres d’ouvrage et la réalité de la portée et du champ qu’ils donnent à la pratique participative. Et même dans cette structure « engagée » et qui se donne les moyens d’expérimenter dans ce sens, les discours expriment la perplexité des professionnels : le sentiment d’une perte de légitimité et d’un cantonnement dans un rôle technique d’exécutant, la difficulté à mettre un sens partagé sur cette pratique et à développer des savoir-faire spécifiques, la faible représentativité des habitants consultés, qui ne sont parfois que des usagers temporaires, etc. Mais, les commandes d’autopromotion et de concertation se développant dans l’agence, c’est par l’expérience, comme souvent évoqué dans les articles, que les évolutions vont s’observer selon un processus très inductif.
En situant les architectes de l’habitat participatif dans l’historicité des quelque quarante ans qu’a connus cette pratique en France, A. d’Orazio et V. Biau interrogent elles aussi les définitions contemporaines du professionnalisme architectural. Dans les années 1970-80, les architectes qui se sont impliqués dans le mouvement participatif étaient des militants, très proches socialement et idéologiquement des habitants pour lesquels ils travaillaient. Ils sont alors mobilisés par des aspirations convergentes face à la production standardisée du logement et pour un nouvel « habiter », une nouvelle conception du voisinage à l’échelle de l’immeuble et du quartier. La réémergence de la question participative dans les années 2000 prend place dans un contexte idéologique et opérationnel différent (Violeau, 2005 et 2011), dans lequel les acteurs concernés sont multiples, mettant face aux groupes d’habitants les acteurs publics locaux au premier chef, ne serait-ce que pour accéder au foncier. La place de l’architecte dans le processus de projet passe d’une internalité où il était au cœur du dispositif et développait une expérimentation à une externalisation où il se positionne comme prestataire. Sur cette pratique qui connaît un certain succès d’estime, les architectes jouent, paradoxalement, une carte de « technicien » : loin de revendiquer des compétences « sociologiques » (voir l’article de S. Tribout), ils valorisent l’art de concevoir dans la complexité. Ainsi, ce n’est pas tant la particularité d’une commande collective issue de ménages qui caractérise leur investissement professionnel dans cette pratique que le fait d’intervenir sur des parcelles complexes, dans des petits budgets, avec un travail de programmation plus riche qu’à l’accoutumée et souvent avec une demande environnementale forte.
Sur le même objet de l’habitat participatif, traité à partir d’autres études de cas, A. Debarre montre comment les architectes adaptent concrètement leur projet et leurs méthodes de travail à ces dispositifs spécifiques d’action, mais en préservant une forme de « chasse gardée » associée à la maîtrise des aspects esthétiques de la conception. Sélectionnés pour leurs capacités relationnelles et leurs expériences antérieures dans le domaine de la participation ou de l’architecture bioclimatique, des architectes de l’autopromotion revoient ainsi leurs méthodes de conception. Certains architectes proposent par exemple un processus itératif de modifications à partir d’une enveloppe qu’ils ont eux-mêmes définie. Sur des modèles plus traditionnels, d’autres proposent des structures « primaires » dans lesquelles il est possible d’intégrer des modules. Cherchant à contrôler le temps pour des raisons de rentabilité, ils définissent ainsi des cadres préalables plus ou moins souples, mettant parfois en cause les catégories usuelles de maîtrise d’usage, maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre. Faisant valoir au final une maîtrise de la conception, ils se positionnent souvent en garants de l’intérêt collectif afin de préserver une « cohérence » d’ensemble qu’ils veulent esthétique et constructive. Mais, comme le révèlent les médias professionnels, ces projets associant les habitants à la conception sont principalement reconnus pour l’innovation de leur montage ou de leurs dispositifs écologiques plus que pour leur architecture. Dans la diffusion tous publics à laquelle elle est actuellement livrée, ce sont les habitants qui en sont présentés comme les principaux et « héroïques » auteurs. De leur côté les architectes, traditionnellement enclins à minimiser la dimension collective de leur action (Champy, 1998), semblent se tenir en retrait de cette pratique, tant dans l’enseignement que dans les modalités internes de reconnaissance professionnelle.
C’est précisément sur l’enseignement et à partir de l’expérience d’un dispositif pédagogique spécifique associant des habitants et des étudiants en architecture que R. Hoddé reprend cette argumentation. Suite à la sollicitation d’un groupe d’habitants initiateurs d’une opération d’habitat coopératif, l’auteur a pu mettre en place une « situation » dans laquelle les étudiants sont en interaction directe avec ces particuliers sur leur projet. L’article s’attache à l’apprentissage de la conception architecturale dans les Ecoles d’architecture et à ce que cette pratique très spécifique questionne « en creux » dans la transmission des savoirs mais aussi des postures. Il met alors en évidence l’acquisition de compétences au cours du processus pédagogique : écouter la demande, se faire comprendre (mots et dessins), s’appuyer sur les échanges pour enrichir et clarifier le projet tout en accueillant l’implication spécifique des habitants. Au final, l’auteur note une « montée en exigences et en compétences collectives » de la part des étudiants mais aussi des habitants qui ont vu leur programme évoluer, « redéfini par le travail de la conception qui, en le spatialisant, le rend tangible et discutable ». La double contrainte évoquée par les textes précédents, qui montrent les architectes pris entre les valeurs de reconnaissance professionnelle fondées sur la créativité et les nécessités économiques et sociales de faire « avec » le client (et donc l’expression de sa commande et le registre du quotidien), s’impose alors tout aussi clairement aux étudiants. Mais, loin d’aboutir à une perte d’intégrité, cette double contrainte semble pouvoir nourrir ici la créativité des étudiants. A partir du cas de « l’art contextuel », Paul Ardenne montre d’une façon similaire comment le contact de l’artiste avec les publics est parfois recherché pour « intensifier » la création (Ardenne, 2002).
Implication des habitants : pratiques et dispositifs
La quatrième et dernière partie de cet ouvrage porte sur la capacité des dispositifs et des organisations de production à traiter de problématiques nouvelles, souvent plus complexes, tout en intégrant des acteurs plus divers, et à inventer des modalités d’échange et de négociation entre eux. Des pratiques de ce type sont particulièrement repérables dans le cadre de la fabrication de quartiers « durables ». J. Zetlaoui-Léger présente ici les résultats d’une vaste enquête sur la manière dont ont été pris en compte les apports des habitants dans la conception de près de 80 écoquartiers français. La démarche, à portée évaluative, dresse le constat que les actions relèvent le plus souvent, du point de vue même de leur chef de projet, de modes participatifs descendants et que les populations sont rarement associées aux décisions. Mais la taille de l’échantillon étudié offre la possibilité d’élaborer une typologie. Ainsi se dégagent trois cas de figure typiques : le premier relève d’un volontarisme local, bien au-delà des obligations réglementaires d’un Agenda 21 ou d’un Plan Climat, et recouvre de réelles expérimentations tant dans la conduite du projet que dans la gestion de lieux spécifiques, dans lesquelles peuvent intervenir des structures ad hoc, associatives ou professionnelles. Le deuxième type donne une importance à peu près équivalente à l’implication des habitants, mais sur un mode plus « pédagogique » (sensibilisation et adhésion des habitants à l’esprit du projet), dans l’idée bien connue « d’apprendre aux habitants à habiter » et dans l’objectif humaniste de mieux connaître besoins et attentes pour favoriser le « bien vivre ensemble ». Le troisième type déconnecte l’implication des habitants d’un souci du développement durable, ici compris largement sous son angle environnemental. La démarche inclut alors des réunions publiques, confection de livrets et autres outils participatifs, mais dans une visée d’efficacité des équipements réalisés. Cette évaluation montre – comme d’autres – que le nombre et l’ampleur des dispositifs de concertation ne sont que peu révélateurs de l’intention dont ils relèvent de la part des autorités locales et de la portée qui leur sera octroyée : selon le degré stratégique des questions qui y sont posées, leur localisation par rapport aux temps forts du projet, leur niveau d’intégration à son ingénierie, ces dispositifs se montreront plus ou moins efficients. L’auteur en conclut que les professionnels sont alors amenés à « repenser de manière inventive les rapports entre processus et procédures, entre construction du sens d’un projet et approche normative de l’urbanisme » et que la principale difficulté est pour eux aujourd’hui de dépasser la « raison technique ».
L’impact de la participation sur les ingénieries de projet est aussi l’angle sous lequel G. Debizet analyse une démarche au caractère innovant, une forme de copilotage qui consiste à associer les riverains à un projet de densification d’un tissu pavillonnaire périurbain. La densification est en effet, comme le montre la notoriété du projet Bimby, un enjeu urbain majeur tant pour les zones pavillonnaires ou artisanales périurbaines que pour les franges de bourgs et de villages. Mais l’expérience montre que cette densification soulève nombre de résistances chez les riverains des nouveaux espaces construits : réduction de l’ensoleillement et des vues, nuisances sonores et autre éventuelle dépréciation économique. L’auteur expose ici comment le « copilotage concerté » permet d’organiser la concertation avec les riverains au cours de la phase de conception des nouveaux bâtiments : des revues de projet sont organisées en réunion publique aux phases majeures du projet, rassemblant le maître d’ouvrage (promoteur, lotisseur), la Ville et les riverains. Le principe est celui du gagnant-gagnant : le promoteur voit son projet stabilisé par une succession d’engagements réciproques, et rendus publics, avec la commune. Celle-ci, par cet « art de l’anticipation », s’assure un climat pacifié et réduit les risques de recours. Les habitants ont l’opportunité d’être informés des projets qui les concernent et d’y intervenir, ne serait-ce qu’à la marge. Ce copilotage, pratiqué entre autres dans diverses communes de la région Rhône-Alpes, fait clairement évoluer les pratiques de conception en combinant une expertise environnementale et un « savoir-faire processuel ». Les postures professionnelles s’infléchissent : les concepteurs font appel à des compétences de médiation, les promoteurs découvrent la dimension stratégique et négociée de leur intervention, les urbanistes municipaux (« sachant » et prescripteurs) se situent comme accompagnateurs de cette mise en débat public.
Cette partie de l’ouvrage consacrée aux pratiques et dispositifs favorisant l’implication des habitants n’aurait pas été complète sans l’apport que peuvent en donner, par leur expérience et leur recul critique, les associations et collectifs, professionnalisés ou non, qui en ont fait le sens premier de leur intervention. Les témoignages rassemblés ici se situent par rapport à une production courante très contrainte, très normée, dans laquelle des pans entiers ne sont généralement pas pris en compte par les praticiens. Les collectifs font valoir l’enrichissement que procure à la réflexion urbaine l’hybridation des approches professionnelles et « extérieures ». La question de la subjectivité vient ainsi percuter un univers de la stratégie, du plan, de la matérialité. C’est par exemple tout ce que des « béotiens » expriment dans un registre du sensible, les « savoirs du corps » qu’évoque S. Abram, et qui viennent bousculer les savoirs de l’esprit (Abram, 2011).
Certains de ces acteurs émergents ont le sentiment de contribuer à combler un déficit en compétences sociales, en « sympathie » (que l’on pourrait qualifier aussi d’écoute, d’empathie, de capacité à engendrer discours et confiance), telles qu’elles peuvent être théorisées dans le travail social mais que ni les acteurs publics ni les professionnels de la conception ne développent. Et, finalement, c’est la question du projet qui revient en exergue, mais dans l’acception que peut en donner J.-P. Boutinet dans ses travaux d’anthropologue sur les « sociétés à projet », le projet comme « anticipation opératoire, individuelle ou collective d’un futur désiré » (Boutinet, 1993). L’on voit bien comment les sociétés à projet, et leurs projets de société7, englobent et dépassent la définition procédurale du projet qui a cours dans les milieux professionnels de l’urbain. Serait-ce cette « bouffée d’air » qui anime les professionnels les plus engagés sur ces aspects complexes et délicats de leur pratique ? C’est ce dont semblent augurer certaines contributions mais aussi une grande part des témoignages constituant cette publication.