Intervenant Bernard Haumont a évoqué la nécessité d’un retour sur l’histoire. Nous vivons actuellement une période de transition, où quelque chose d’important change, où on passe d’une période d’accumulation, sinon primitive, du moins secondaire en terme d’investissement, à une période dans laquelle autre chose est en cours. Cependant, il me semble que dans une période de ce genre, où on constate une série de nouvelles orientations, de nouvelles perspectives qui se dessinent, celles-ci restent néanmoins assez largement minoritaires en terme de quantité d’investissements, les chiffres donnés par Jean-Michel Dossier étant assez clairs. La question qui me paraît importante est celle de l’articulation aujourd’hui entre ce qui se dessine à travers ces notions de services, à travers ce déplacement des structures d’ingénierie, y compris de l’architecture, et l’essentiel de ce qui existe encore, c’est-à-dire une palanquée d’architectes plus ou moins isolés dans leurs agences, qui travaillent sur des modalités qui ne sont pas du tout mondialisées. Même s’ils utilisent une informatique mondiale, les relations traditionnelles sont toujours à l’œuvre. Finalement, c’est ce problème, cette vieille question que l’on a connue dans d’autres domaines, c’est-à-dire l’articulation entre une structure existante confrontée à un changement qui la dépasse mais auquel elle résiste, et auquel elle s’adapte en même temps. Ce jeu de résistance et d’adaptation, refus idéologique éventuellement mais en même temps acceptation de fait, ou refus de fait avec acceptation idéologique, représente un jeu complexe qui, je pense, est extrêmement important par rapport – je le dis en tant qu’enseignant dans une école d’architecture – aux questions d’enseignement et de formation actuellement de ces métiers. C’est probablement la même chose du côté des écoles d’ingénieurs. Cette question de l’articulation des modalités, entre celle qui existe et qui a son histoire, et celle qui est en devenir, me paraît une préoccupation très importante.
Bernard Haumont Cette question est très ouverte et il me paraît assez difficile d’y répondre rapidement de manière précise. On s’accorde pour dire qu’en effet l’histoire ne sert pas simplement à savoir ce qui s’est passé antérieurement, mais est également un moyen pour mieux saisir la ou les articulations entre ce qui se dessine et ce qui existe aujourd’hui, et qui, bon gré mal gré, est ancré. Bien que je ne sois pas historien, je revendique la nécessité de détours historiques, parce que, me semble-t-il, un certain nombre d’évolutions, y compris aujourd’hui, y compris pour les articulations désignées comme importantes, m’apparaissent pouvoir trouver, évidemment partiellement, des possibilités d’appréhension, de compréhension, et d’interprétation à travers l’histoire. Par exemple, il me paraît clair qu’on ne peut pas simplement opposer une partie des pays anglo-saxons et une partie des pays dits latins, en disant que ce sont d’un côté des pays où le droit romain a marqué son emprise, et de l’autre au contraire, que ce sont des modalités pragmatiques où le contrat a privilégié les relations entre les individus ou les entreprises. C’est un constat général, qui certainement est juste à une grande échelle, mais qui mérite d’aller plus loin dans la façon dont aujourd’hui, des situations intermédiaires s’élaborent et se construisent. On constate une certaine dérégulation ou déréglementation dans les pays dits latins et, en même temps, on perçoit certaines formes de renforcement normatif dans certains pays anglo-saxons. Cela ne signifie pas qu’il y ait convergence, mais qu’il y a des évolutions, des transformations, dont une des significations est d’abord à saisir dans des histoires longues.
Jean-Michel Dossier Je voudrais apporter un complément d’information parce qu’une chose tout à fait importante a été dite. Il y a un problème notable sur la qualité des données, sur leur comparabilité et sur leur orientation. On ne saisit pas n’importe quelle donnée sans avoir une problématique. J’ai insisté ce matin sur l’apparition d’un nouveau mode d’économie, je ne dis pas de production mais d’économie. Finalement, quelles sont les données qui me permettent d’appuyer cette démonstration qu’un nouveau mode d’économie émerge, et que le capitalisme, les investissements, les fonds de pension interviennent de plus en plus dans le capitalisme industriel américain et maintenant européen ? Quelles conséquences cela a-t-il introduit et quels sont les signes qui permettent de les mesurer ? Quel est l’outil qui permet de dire qu’un nouveau mode d’économie apparaît ? Ceci pose aussi la question de la manière dont l’apparition d’un nouveau mode d’économie entre en dialectique avec le précédent, de la manière dont cette dialectique s’élabore sur la forme des représentations des métiers, des compétences, des structures, de la manière dont cette dialectique s’articule pour modifier les organisations précédentes, créer de nouvelles organisations. Quelles sont les nouvelles données à saisir, comment les mettre en perspective et par rapport à quelles évolutions ?
Il me semble qu’on pointe quelque chose qui est du ressort du temps long, de l’histoire, de la perspective, et de la conjoncture, et en même temps qui pose des questions très précises, très concrètes sur les données à saisir, sur les outils qu’on se donne pour les saisir, et sur la manière de rendre accessibles au public des données qui sont souvent confidentielles dans la stratégie des grandes entreprises. Ce que nous voyons se développer dans les théories du management actuellement enseignées dans les grandes écoles de commerce (HEC, Essec, Sup de Co), sur lesquelles aujourd’hui les grandes écoles d’ingénierie françaises commencent à se calquer, sont des choses complètement évolutives, et à la fois secrètes : ce sont les stratégies industrielles propres des groupes. Je pense qu’on aura des problèmes de publicité, d’accessibilité et de saisie des données pertinentes. C’est un véritable problème, que seul un travail collectif peut résoudre.
Robert Prost Dans le programme que nous propose Bernard Haumont et, surtout, dans la liste qu’il dresse des obstacles qu’il nous faut contourner, il me semble qu’une chose sur laquelle on passe peut-être un peu vite touche à l’articulation entre l’échelle architecturale et l’échelle urbaine. Autant, dans l’exposé de Jean-Michel Dossier, il est clair qu’on parle du secteur du bâtiment, et on peut donc, par rapport à ce point de vue, comprendre tout ce qu’il dit, autant avec Bernard Haumont, on ne sait pas toujours s’il parle de l’échelle urbaine, de l’échelle architecturale ou du bâtiment, y compris sur le plan des services. On a pris en effet l’habitude (les professionnels le font) d’ajouter « urbaniste » derrière le mot « architecte », et d’ajouter volontiers « la ville » derrière « l’architecture », comme si cette relation, qui est évidemment nécessaire, allait de soi. Au niveau comparatif, il me semble bien que sur le plan européen, des différences viennent précisément de cette articulation qui peut varier considérablement suivant les villes, les régions, les pays. C’est donc une question qui se pose à l’ensemble du réseau, parce que je ne pense pas qu’on fera l’économie de cette réflexion, que ce soit dans les monographies, dans la transformation des pratiques de projet, dans les travaux comparatifs et historiques.
Le deuxième commentaire, plus centré sur ce que dit Jean-Michel Dossier par rapport à la mutation des ingénieries et la mutation de la demande, touche à l’apparition des enjeux de formation. On le répète tout le temps, mais on ne le traite pas. Il me semble que dans Ramau, il serait bon maintenant d’inscrire cette question au même titre que l’on inscrit les rapports entre la recherche et les pratiques, les rapports entre la formation et les transformations des pratiques. Il me semble qu’il faudrait faire sur cet enjeu des bilans, même si on sort du champ du Puca. Il me paraît essentiel de faire un bilan à deux entrées, un bilan des formations existantes qui conduit vers les qualifications (et ce qui a été soulevé sur l’Union européenne a évidemment des incidences), mais également un bilan de l’ensemble des offres de services en matière de formation continue des acteurs.
Bernard Haumont Sur la première question, c’est-à-dire la relation entre l’échelle architecturale et l’échelle urbaine, je crois en effet que c’est une véritable question. Mais de mon point de vue, c’est une question qui me paraît appeler de la relativité. Je ne suis pas sûr qu’« échelle architecturale » à Paris et « échelle architecturale » à Madrid ou « échelle urbaine » à Paris et « échelle urbaine » à Madrid signifient exactement la même chose parce que, justement, les configurations professionnelles et les définitions de compétences ne sont pas les mêmes, et parce que jusqu’à récemment, par exemple, il y avait peu d’ingénieurs opérant directement dans le monde du bâtiment ou de la construction en Espagne. Dans certains pays, cette idée d’échelle urbaine ou d’urbanisme même n’existe pour ainsi dire pas, parce qu’historiquement, professionnellement et sociologiquement parlant, des partages de tâches, des divisions du travail se sont développées, se sont mises en place, qui font que certaines spécialités ou certaines activités n’existent pas ici et existent ailleurs. Ainsi, si cette question existe dans différents pays, elle est susceptible d’avoir à la fois des formes et des contenus très différents.
Jean-Jacques Terrin J’évoquerai deux points qui rejoignent peut-être ce qui a été dit. Le premier concerne ce que vous avez évoqué en terme d’évolution des métiers, des compétences et des structures. Je verrais assez bien une réflexion à mener parallèlement à une analyse des stratégies à la fois individuelles et collectives dans l’évolution de notre environnement professionnel, mais aussi sur les formations. On ressent parfois comme contradictoire la nécessité de former des spécialistes (un ingénieur est par définition un spécialiste) et la nécessité d’avoir ce que j’appellerai des généralistes plutôt axés sur le projet, sa qualité, la gestion de projet, la coordination, l’intégration, la gestion de l’information etc. On voit bien que c’est par le croisement de ces deux activités ou de ces deux attitudes que les stratégies personnelles, comme les offres de formation, peuvent s’affirmer. Je pense qu’il y a là une réflexion intéressante qui serait à insérer dans vos travaux.
Le deuxième point sur lequel j’aimerais intervenir est une information sur une action qu’entreprend le plan Construction, sous le titre « Pratiques de projet et ingénieries ». L’idée n’est pas de se superposer à des travaux déjà faits ou en cours, mais bien de s’inscrire en synergie avec les travaux que vous allez faire dans le cadre de Ramau. Nous souhaitons, sur les pratiques de projet, voir comment les ingénieries et leurs instrumentations (qu’elles se situent en amont du projet, au sein même de sa conception ou en aval dans sa réalisation), modifient, influencent le déroulement du projet de maîtrise d’œuvre, en considérant que le projet débute bien avant cette maîtrise d’œuvre et se poursuit après. On commence ce travail en faisant ce que Bernard Haumont appelait l’analyse de situations exemplaires et en analysant comment les professionnels se restructurent en s’orientant par rapport à ce projet de maîtrise d’œuvre. Je pense que les trois séminaires de travail conclus par des publications et le colloque de clôture pourraient s’insérer dans votre dynamique.
Jean-Paul Blais Par rapport aux questions précédentes, pour la formation, la qualification, l’Europe, j’aurais aimé qu’on en dise plus sur ces nouvelles tendances. Ce sont des tendances de fond sur le rapport à l’Etat en France comme dans les pays voisins, et sur le rapport à la commande. Il me semble qu’il y a tout un vocabulaire à retravailler, et c’est un des objets d’un programme que je prépare sur les métiers dans le cadre du Puca, c’est-à-dire une réflexion sur les vocabulaires utilisés dans nos professions. Il y a une rigueur que j’ai trouvé un peu absente ici.
Jean-Michel Dossier J’ai été volontairement flou sur les termes « activités » et « métiers » et je n’ai effectivement pas eu la rigueur qui aurait convenu. C’est pourtant volontaire et voici pourquoi. Il y a du côté de l’ingénierie des offices professionnels de qualification, j’insiste sur professionnels et non pas publics, qui sont l’OPQIBI, donc Office professionnel de qualification des ingénieurs en bâtiment et industrie, l’OPQCM, qui est devenu l’OPQCF, qui s’occupe de formation et de management, l’OPQTech, et de nombreux autres. Chaque métier a tendance à fabriquer son propre office de qualifications dans un but quasiment corporatiste de défense des inscrits à l’office et de publicité vis-à-vis des maîtres d’ouvrage. C’est une vision passéiste, quasiment Le Chapelier, du système de production des prestations intellectuelles.
Du point de vue de mon secrétariat, l’idée est qu’il devrait y avoir un office unique de qualification des prestations intellectuelles, quel que soit leur domaine, quels que soient les métiers. C’est la raison pour laquelle je n’ai volontairement pas voulu être précis sur les termes « métiers » et « activités ». Il s’agit effectivement d’un problème, mais d’un problème qui prend en travers l’organisation précédente du monde professionnel qui fonctionnait sur des métiers (d’architecte, d’ingénieur, de métreur, etc.). Cela correspond à la tendance de gens qui se trouvent dans des environnements où ils ne voient pas tellement plus loin que le bout de leur guidon, et qui dénoncent l’exacerbation de la concurrence, le fait que d’autres « mangent leur pain » en débordant de leur métier. Leur réponse est la séparation des offices et des qualifications, et c’est pour cela que les urbanistes ont l’idée de faire un office public de qualifications. Les architectes revendiquent également le titre d’urbanistes. Cette situation est typique de cette espèce de concurrence parce qu’on raisonne en terme de métier. Par rapport aux prestations intellectuelles, je souhaite une unification, c’est-à-dire qu’il n’y ait qu’un seul office professionnel (je ne suis même pas sûr qu’il faille mettre professionnel), office de qualification des prestataires intellectuels. Cela renvoie à cette notion d’activité et à la description que j’ai faite, qui consiste à dire que toute activité intellectuelle procède par recueil des informations, diagnostic, évaluation, comptage, calcul, imagination, vérification, ce qui n’est pas spécifique ni à un métier, ni à une profession. Ces choses se passent maintenant avec des demandes de la part des organisations industrielles et économiques, qui ne se réfèrent plus aux métiers, mais à ces activités (diagnostic, contrôle, vérification, calcul), modifiant complètement la distribution des raisonnements en terme de métiers et de formations.
Cela rejoint cette question tout à fait pertinente sur l’histoire de la formation. On dit beaucoup que les architectes sont mal formés, moi le premier. Je suis sorti d’une école en 1969, l’Ecole spéciale d’architecture, dans laquelle je n’ai jamais reçu d’enseignement sur le Bauhaus. J’ai longtemps fait un complexe sur ma mauvaise formation et j’ai découvert que le raisonnement synthétique auquel le projet nous conduit (nous, de formation d’architecte), le fait qu’on soit obligé de connaître à la fois la demande, le produit, le processus de production du produit, les intervenants, de savoir utiliser les intervenants au service du projet et au service de l’usager final, de connaître l’usager final, de raisonner en feed-back pour savoir quel plaisir a eu l’usager, ce n’était finalement pas une si mauvaise formation. A mon sens, cette formation est valable ailleurs que dans le bâtiment ou dans le projet, ailleurs que dans l’architecture ou dans l’urbanisme. On peut l’utiliser dans l’industrie : tenir l’ensemble des activités intellectuelles qui conduisent à un investissement, les architectes sont très bien formés pour cela, s’ils veulent bien oublier qu’il ne s’agit plus de dessiner un projet mais de le coordonner, de le conduire et de le maîtriser.
Bernard Haumont Il semblerait que si en effet la directive « services » de l’Union européenne est reprise (ce qui n’est pas encore acquis mais probable), elle distinguerait justement les services dits de prestation intellectuelle mais sans les préciser. Autrement dit, tous les efforts fournis préalablement, notamment avec sa directive « architecture », avec la reconnaissance de titres ou de diplômes, etc., seraient assez largement abandonnés par l’exécutif bruxellois au profit, au contraire, de catégories d’activités, de catégories d’emplois, qui auraient une homogénéité ou en tout cas une cohérence qui ne s’appuierait plus sur des spécialités ou des spécialisations, au sens où Jean-Jacques Terrin en parlait, mais s’appuierait davantage sur des types de relations qui mêlent expertises ou compétences et types de rétributions, c’est-à-dire types de rémunérations. La dimension économique et financière est inséparable de ce qui est la nature de la compétence ou de l’expertise. Parler des métiers ou même des compétences stricto sensu exclut, sauf à parler en terme de division sociale du travail de façon générale, tout ce qui relève du mode de rémunération, du calcul renvoyant à des tarifs, à des productivités, etc. Donc, en disant « services de prestations intellectuelles », il semblerait qu’il y ait bien l’idée de lier les deux dimensions, compétences et ou expertises, et modes de rémunération.