Thérèse Evette Juste avant la conclusion de cette intervention, je me disais que c’était le programme commun de tous ceux qui veulent prendre le leadership des opérations d’aménagement, de projet et de conception urbaine. Or, Alain Bourdin a conclu en disant que ça ne pouvait pas être pris en charge par une profession, mais sans doute par une équipe, en prenant le modèle de l’équipe projet, qui est effectivement un modèle tout à fait intéressant, mais dont on sait qu’il s’est développé dans des très grands groupes industriels ou de services, des grandes structures, des grandes institutions, qui ont leurs propres lieux de développement des savoirs et d’accumulation des spécialités, qu’ils mobilisent pour un projet. La question à laquelle on est confronté, dans notre sphère éclatée, quelles que soient les échelles d’intervention ou les métiers et professions d’origine, est : comment peut se constituer une équipe projet qui n’a pas ses bases de continuité, de durée, de rapport aux savoirs spécialisés divers qui s’accumulent ?
Alain Bourdin Je ferais trois remarques à propos de cette question. Premièrement, on devrait s’intéresser à l’aérospatiale. En effet, par rapport à des problèmes d’organisation industrielle, il y a les équipes projet comme dans l’industrie automobile, mais également des modes d’organisation que, semble-t-il, l’aérospatiale par exemple a développé, en externalisant des équipes très souples et multi-compétentes. Je crois qu’il y a, même dans l’organisation industrielle, des choses plus externalisées, plus périphériques, intéressantes à regarder, au-delà de la structure classique de l’équipe projet en interne, avec la position lui permettant en principe de dominer la structure métier.
La deuxième remarque concerne la continuité. Comment préserver les compétences et la continuité ? Je crois qu’il y a un enjeu très important qui est celui de la confiance. En France, on a beaucoup de mal à admettre que la fonction d’aménagement puisse être déléguée à un prestataire en position de prestataire. Autrement dit, un maire ou un grand groupe investisseur aura du mal à faire confiance à un prestataire pour ce qui est au-delà de la définition d’un concept, c’est-à-dire pour ce qui est de structurer de la ville. En outre, ce prestataire ne sera pas avec lui dans une relation de colloque singulier, entre le maire et le grand homme, mais dans une relation de services plus classique. C’est un des problèmes de la France, parce qu’en Flandre par exemple (Marcel Smets, de l’université de Louvain, me l’expliquait), on n’a pas de substrat juridique très net. Les développeurs néerlandais expliquent au maire ce qui les intéresse, par exemple faire une grande opération urbaine. Chacun a sa spécialité (logement, bureau), ils forment un consortium, reçoivent une délégation de la municipalité pour effectuer l’opération, et eux-mêmes s’offrent un prestataire, parce qu’ils ne sont pas capables de faire directement l’opération. Ils ont les carnets d’adresse pour les clients et cherchent un manager de projet pour monter leur opération. On fonctionne donc complètement sur un rapport de prestations de services, prestations qui reposent sur le partenariat, au sens anglais du terme, c’est-à-dire un rapport de confiance organisé sur la durée. C’est un des problèmes pour que puissent exister des équipes durables. Pour cela, il faut qu’on puisse leur faire confiance en tant qu’équipes durables, et qu’elles aient des marchés en tant qu’équipes durables. Je crois qu’il s’agit d’un des problèmes qu’on doit étudier et c’est l’angle qui me paraît judicieux pour l’étude des firmes de management de projets dans d’autres pays. En d’autres termes, l’existence d’une firme de management de projets dans un pays est liée assez fortement à la manière dont on conçoit la prestation de services. On est confronté à la manière de concevoir les prestations de services, et je suis persuadé que des équipes pluridisciplinaires ne peuvent vivre que si elles ont des marchés bien sûr, et les marchés ne peuvent exister que si on a une certaine conception de la prestation de services.
Enfin, mon exposé était consacré à la fonction d’aménagement. Cependant, avec d’autres fonctions, il y a des choses qui se recouvrent. Il y a une concurrence terrible entre différents acteurs autour d’enjeux stratégiques qui font la structuration de la ville. Eventuellement, les gestionnaires de services entrent dans ce système de concurrence, et dans le fond, ceux qui n’y entrent pas nécessairement, ce sont les promoteurs, bien contents de minimiser leurs risques. J’ai présenté la fonction d’aménagement comme s’il n’y avait pas de concurrence, mais là il y a des enjeux.
Michel Leduc J’ai été intéressé par la question de la structuration professionnelle, parce ce que, travaillant depuis longtemps ce domaine, j’ai vécu de grandes évolutions. J’étais à la SCET (j’ai peut-être le regard déformé par ce passage par le système d’économie mixte), mais aussi à l’Atelier parisien d’urbanisme, au Beru (coopérative de cent salariés), à l’OTH (filiale autrefois de Paribas, revendue à ses directeurs. Le département aménagement d’OTH, l’Otam, comprenait deux cents personnes). J’ai vécu la démolition des grandes structures d’études d’aménagement : j’étais parmi les cinq cents licenciés de l’OTH. Après ces disparitions ou écrémages, les parcours individuels ont divergé : certains ont fait tout autre chose, mais certains ont continué la pratique des études en petites structures, aux formes multiples. Cette évolution n’est d’ailleurs pas liée à des causes fortuites, mais à des évolutions de fond – changement du travail à faire dans les villes, déplacement du rôle de l’Etat vers les collectivités locales, etc. Les relations entre donneurs d’ordre et consultants se sont détériorées. Il y a plus d’un an, j’ai écrit un article pour Le Moniteur, pour réagir sur la manière dont se passent les appels d’offres dans notre secteur de l’aménagement, disant parmi de nombreux exemples que consulter trente-cinq personnes pour un marché de 400 000 francs n’a pas de sens. A la suite de cela, de nombreux consultants ont réagi, et on a créé une association, l’Acad (Association des consultants en aménagement et en développement des territoires), qui s’interroge sur les rapports avec les donneurs d’ordres ; nous avons organisé une table ronde avec des maires, qui sont d’ailleurs relativement solidaires avec nous face à l’Etat sur la manière dont se fixent les règles. L’évolution des dernières années entraîne une très grande difficulté pour structurer des équipes relativement permanentes et l’on fonctionne beaucoup avec une multitude de petites équipes qui se mettent en réseau ou en association pour une réponse particulière. Une des demandes, d’ailleurs, des gens qui rejoignent l’Acad, outre la défense professionnelle, c’est le contact, le réseau. C’est également la demande d’anciens étudiants, de jeunes praticiens de l’IFU ou d’autres formations. Nous réfléchissons sur l’organisation de la profession, sur les problèmes d’emploi, sur les conséquences de l’ouverture européenne, sur l’impact des nouvelles lois concernant la ville, etc.
Comment structurer et développer aujourd’hui les compétences en urbanisme ? Comment articuler public et privé, expertise, conseil, recherche et pratique ? Je travaille actuellement sur la structuration de pôles de compétence et entre autres sur le pôle de compétences en urbanisme de Lyon. Cette tentative de constituer un pôle de compétences montre bien qu’un certain nombre de compétences ont actuellement besoin de se mettre en réseau et qu’on cherche des manières de se mettre en réseau face à certains problèmes, sachant que ceux-ci, en France ou en Europe, sont très différents des problèmes d’autres parties du monde. En considérant les compétences mises en avant dans le pôle des compétences d’urbanisme de Lyon, on s’aperçoit que personne ne revendique plus dans la compétence de production d’urbanisme nouveau, mais qu’on recherche une compétence pour la ville renouvelée, c’est-à-dire les manières de gérer l’évolution de la ville changeant sur elle-même.
Je pense qu’il faudrait resituer les évolutions actuelles dans toute une histoire qui a touché l’ensemble des pays développés, mais avec des différences fortes d’organisation dans les différents pays, qui font que l’aménagement à la française n’a aucun équivalent à l’étranger, lequel n’a pas, par exemple, l’habitude de séparer aménagement et construction.
Alain Bourdin Je ferai juste une remarque, qui est une remarque de chercheur. C’est la bouteille à l’encre de l’exception française. Je suis frappé par exemple, que lorsque dans une réunion internationale on parle de plan directeur, on sait tous à peu près que dans tous les pays il y a des choses qui sont des plans directeurs, qui se ressemblent même s’ils n’ont pas les mêmes caractéristiques juridiques. On admet que cela devienne une espèce de concept transversal. Or, les Français n’y arrivent pas ; il faut qu’ils parlent de leur schéma directeur parce que sinon, ils sont perdus. On constate une espèce de prégnance de notre vocabulaire réglementaire, je ne dis même pas juridique, qui fait qu’on n’arrive pas à lire les similitudes avec les autres. Je crois qu’on connaît bien nos différences, et qu’un des problèmes des chercheurs, est de contribuer à ce qu’on ait les moyens de lire ce qui n’est pas nos différences, c’est-à-dire le vocabulaire commun entre différents pays. En fait, une lecture commune est possible, ce qui aide à mieux comprendre les différences. Je crois vraiment qu’un des aspects du rôle positif de la recherche, c’est d’arriver à inventer ces langages qui nous permettent de bien comparer et de bien prendre la mesure des différences.