Le débat sur le développement durable semble conduire de nombreux acteurs de la fabrication de la ville à considérer la ville compacte comme modèle pour penser la prise en charge concomitante des enjeux économiques, sociaux et environnementaux dans les projets urbains. Dans cette perspective, la lutte contre l’étalement urbain et l’artificialisation des sols, ainsi que la réalisation d’un tissu urbain plus compact figurent régulièrement dans les objectifs ciblés par les politiques publiques qui se veulent ambitieuses en matière de durabilité, y compris pour des projets situés dans des quartiers résidentiels. Si la mise en œuvre d’opérations de densification n’est pas une pratique nouvelle, comme le soulignent certaines publications – notamment les articles de G. Debizet (2013), S. Petitet (2013) et C. Callais (2015) dans les Cahiers Ramau –, les préoccupations environnementales et énergétiques accroissent l’attention que les acteurs concernés portent aux dispositifs et aux procédures qui pourraient concourir à la réalisation de ces objectifs.
C’est dans ce contexte qu’est apparu « Bimby » (Build in my backyard : « Construire dans mon jardin »), une démarche d’urbanisme visant à soutenir les initiatives des collectivités et des habitants en faveur d’une densification de l’habitat résidentiel. Selon ses initiateurs, la démarche consiste « à mobiliser le foncier des tissus pavillonnaires existants [pour permettre] de financer le renouvellement et la densification progressive de ces quartiers ». Elle impliquerait notamment « la définition de règles d’urbanisme adéquates et la mise à disposition d’un conseil au particulier en matière d’architecture et d’urbanisme dense », laissant clairement apparaître une visée d’opérationnalité et de diffusion d’un dispositif conçu pour soutenir la fabrication de la « ville durable1 ».
Le rôle « régulateur » que certains promoteurs de Bimby associent à cette démarche invite à interroger le rapport qui s’est construit entre une pratique ou une pensée existant antérieurement et la manifestation d’une volonté, soutenue par les ambitions de durabilité, d’inscrire la démarche de densification dans un cadre formalisé à la portée des collectivités et des propriétaires de terrains à bâtir. Cet article propose de retracer l’émergence et la diffusion de la démarche en analysant les actions qui en sont à l’origine et les controverses qui l’accompagnent. Cela permet d’identifier les acteurs et les facteurs structurants de ce processus.
Les apports de Jean-Michel Léger2, chercheur à l’UMR AUSser, constituent des éléments essentiels de cette analyse. Aux Rencontres Ramau 2013, il a présenté les résultats d’une recherche collective sur la densification de l’habitat individuel (et le rôle clé que jouent les habitants dans les transformations d’un petit lotissement3), travail qui a contribué à l’émergence de Bimby. Nous avons également réalisé un entretien avec lui au cours duquel il a précisé la genèse de ce phénomène et exposé l’actualité des débats sur la démarche4. Il est donc à double titre partie prenante dans ce récit : comme acteur de la recherche qui produit des savoirs sur le sujet et comme témoin et protagoniste des controverses.
Une démarche bénéficiant de l’apport de la recherche
La démarche est issue d’une recherche lancée en 2009 et financée par l’ANR. Si l’acronyme Bimby apparaît à ce moment-là, la problématique de la proposition de recherche, quant à elle, est construite à partir de réflexions qui s’appuient sur des travaux plus anciens, certains initiés dès 19875, et ceux menés à partir de 2005 dans le cadre du programme « Habitat pluriel » du PUCA6. En réponse à ce dernier, une équipe s’est constituée à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville (Guy Desgrandchamps, Marylène Ferrand, Bernard Le Roy, Marine Le Roy, Jean-Michel Léger) autour d’une réflexion sur la « densification douce ». Alertée par la situation particulière de la région d’Annecy, où une pression démographique forte (développement économique et touristique, et désormais inclusion dans le bassin résidentiel de Genève) entraîne une raréfaction des terrains constructibles, l’équipe étudie un corpus de vingt lotissements. La communauté d’agglomération C2A, qui se pose la question de densifier l’existant, est en effet en relation avec Guy Desgrandchamps, architecte exerçant en Haute-Savoie. Au sein de l’équipe de recherche, Jean-Michel Léger conduit une enquête sociologique auprès d’un échantillon d’habitants de six lotissements7, ce qui lui permet d’apporter un éclairage sur les dimensions sociales, économiques et réglementaires des lotissements confrontés à la question de la densification.
C’est peu de temps après la fin de ce travail que le projet Bimby8 est initié. Il rassemble diverses compétences (architectes, sociologues, géographes), dont certains membres de l’équipe des enseignants de l’ENSA de Paris-Belleville. Ceux-ci sont mobilisés afin de prolonger le travail engagé sur le sujet de la densification.
Jean-Michel Léger ne participe pas à cette recherche mais il est invité, à la fin du programme, à rédiger un article sur la densification des lotissements, sujet peu traité par une recherche qui s’est surtout attachée à la construction en diffus ou aux vieux lotissements d’avant-guerre et d’après-guerre, dépourvus de règlement. C’est l’occasion pour lui de revenir sur le terrain étudié quelques années plus tôt, à savoir un lotissement haut de gamme (parcelles de 2 000 m²) situé sur la riche commune d’Annecy-Le-Vieux. Alors qu’au moment de la première enquête, en 2007, une habitante pensait éventuellement procéder à la division de sa parcelle, en 2012, ce ne sont pas moins de cinq propriétés qui ont été divisées (sur les vingt qui composent le lotissement) selon un mouvement de réaction en chaîne, la première division parcellaire ayant motivé d’autres habitants à faire de même9.
Sensibilisés à cette problématique sur laquelle ils travaillaient depuis quelques années, le CAUE et le Conseil général de la Haute-Savoie ont lancé en 2013 le concours d’idées « Mix’cité », destiné à solliciter de jeunes professionnels sur la densification dans une optique Bimby. D’autres études ont été mises en place pour expérimenter la démarche, notamment dans le cadre de l’élaboration du plan local d’urbanisme (PLU) de plusieurs communes10. Ces cas illustrent bien l’accueil favorable que certaines collectivités réservent à la démarche.
À cette époque, l’usage du terme Bimby fait l’objet de débats. L’acronyme s’est diffusé, il est passé dans le langage courant de nombreux professionnels de l’urbain. Associé à des innovations attendues dans le champ de l’urbanisme du point de vue de la densification du bâti en zone pavillonnaire, il a été largement repris dans le sillage de la diffusion des résultats de la recherche ANR. Cette rencontre entre des préoccupations relevant des politiques urbaines cherchant à contrer l’artificialisation des sols et l’énonciation d’une démarche formalisée articulée à une recherche opérationnelle a été accueillie très favorablement par des responsables d’organismes publics en charge de l’urbanisme et des élus. « Bimby » est cependant une marque déposée par les porteurs du projet de recherche ANR éponyme et correspond aussi bien à un type de prestation spécifique11 qu’à la signature d’un bureau d’études constitué à la suite de la recherche. Un logo a été créé et son usage est réglementé.
Des controverses accompagnent l’émergence de la démarche
La rapide diffusion du terme et sa protection sous la forme d’une marque ont provoqué une première controverse sur les modalités et le cadre de son utilisation. Le principal argument plaidant en faveur d’une absence de protection repose sur l’idée que le processus désigné par le terme Bimby existait bien avant celui-ci. La protection sous la forme d’une marque reviendrait à faire entrer toutes initiatives s’en réclamant dans le cadre d’un dispositif qui serait associé à une prestation du bureau d’études propriétaire de la marque. J.-M. Léger estime quant à lui que les auteurs de l’acronyme avaient toute la légitimité de revendiquer cette paternité. La controverse a été résolue en rendant l’usage de la marque et du logo libre de droits12.
Cette controverse alimente la question de savoir quelle est la part de l’effet Bimby sur la production de logements dans le cadre de la densification douce. Une étude récente, réalisée par Béatrice Mariolle et Damien Delaville, tente de faire le point sur la densification du tissu pavillonnaire soit par division parcellaire, soit par construction sur parcelles détachées, soit par division pavillonnaire (découpage interne de pavillons) à partir de l’analyse de six grandes agglomérations françaises13. Entre 1999 et 2011, les permis de construire déposés dans cette optique auraient permis de produire entre 32 000 et 70 000 logements par an, ce qui représenterait 17 à 37 % de la production totale d’habitat individuel selon les régions14. Si ces chiffres doivent être pris avec prudence, pour J.-M. Léger, l’excédent de 50 000 à 100 000 logements espéré par la démarche Bimby soutient l’apport possible de cette filière, les données indiquées par l’étude de B. Mariolle et D. Delaville incluant la densification interne des pavillons, outre les nouvelles constructions, qui sont l’objectif de Bimby. L’amplification du mouvement de division parcellaire reposerait ainsi sur une forme d’accompagnement que l’on qualifiera plus loin, ce que Jean-Michel Léger a observé dans les deux communes de Haute-Savoie qui ont accueilli le concours d’idées.
Le chiffrage par extrapolation alimente cependant un doute sur l’ampleur de l’effet Bimby, et par conséquent sur la portée de la démarche en termes d’urbanisme durable. Cette question se traduit par une autre controverse : celle de Bimby comme « imposture » (Robin, 2013). Certaines positions réfutent en effet Bimby comme solution généralisable sur le territoire français qui permettrait de geler l’étalement urbain. Les détracteurs s’appuient sur l’argument que, dans de nombreuses situations, il est difficile, voire impossible, d’engager un processus de densification de l’habitat, en particulier dans les territoires ayant une trop faible pression foncière et où les terrains ne permettent pas aux propriétaires de réaliser une plus-value15. Pour Jean-Michel Léger, si Bimby « n’est pas la solution », c’est en revanche « l’une des voies » qu’il faut évaluer à sa juste mesure. Aujourd’hui, il repère trois formes de processus de densification de l’habitat : une première qui est « spontanée » (des propriétaires particuliers procèdent à la division parcellaire), une seconde qui est « accompagnée » par les collectivités et les organismes de conseil publics et parapublics, et celle qui est portée par les bureaux d’études privés développant la démarche Bimby.
D’autres débats portent encore sur les formes que prennent les tissus urbains « densifiés ». À partir de quel moment l’habitat individuel perd-il son individualité ? Toutes les typologies d’habitat permettent-elles une densification ? Ce sont des questions auxquelles les architectes se sont intéressés, par exemple Stéphane Hanrot (enseignant à l’ENSA de Marseille et membre de l’équipe ANR Bimby), qui suggère que « le seuil de rupture avec l’habitat individuel peut être situé à 24 maisons à l’hectare : au-delà, il est difficile de garder une intimité et de disposer d’un jardin16 » (Hanrot 2013). Sociologiquement, la division parcellaire engage aussi une réflexion sur « l’habitus » de l’habiter individuel. À quelles conditions les habitants sont-ils prêts à vendre une partie de leur terrain ? Quels sont les codes culturels à l’œuvre dans la division et la densification parcellaire ? Comment les relations de voisinage sont-elles modifiées ? La plupart des élus n’ignorent pas que leurs électeurs sont farouchement opposés à la densification (terme d’ailleurs tabou pour tout le monde sauf pour les urbanistes). Ils jonglent avec la contradiction opposant les intérêts locaux et les injonctions de l’éthique de la durabilité, et même, à leur échelon local, entre le statu quo et l’accueil de nouveaux arrivants, tout en limitant la consommation de terrains. Ce sont autant de questions actuellement en débat autour de la thématique de la densification, auxquelles les simulations d’implantation proposées par la démarche Bimby fournissent encore peu de réponses.
Enfin, une autre controverse (et non la moindre) est celle de la nature des travaux réalisés dans le cadre de l’ANR. Présentant son action comme une recherche appliquée, elle a engagé des financements publics dans ce qui s’avère être une démarche de formalisation d’une « procédure urbanistique ». Dans le milieu de la recherche, et en particulier du côté des universitaires, un étonnement s’est manifesté sur le caractère largement opérationnel de la démarche (Robin, 2013). Est-ce le rôle de l’Agence nationale de la recherche de financer des projets qui s’apparentent à de l’expertise et avaient vocation à être pris en charge par le PUCA… si les moyens en avaient été donnés à celui-ci ?
Outre l’ambiguïté entre recherche scientifique et étude opérationnelle, la critique s’est emparée du fait que les architectes porteurs de la recherche ont ensuite quitté la fonction publique pour exercer à titre privé17 dans des structures qui réalisent des expertises Bimby auprès de diverses collectivités. Elle pose la question de la légitimité d’une exploitation des résultats de la recherche publique par une société privée devenue propriétaire, ne serait-ce que temporairement, de la marque Bimby. Même si la démarche est rattachée au champ de l’urbanisme, ce sont ici des architectes qui ont coordonné la recherche et réalisé une grande partie des études. On peut imaginer qu’ils sont sensibles à la question de la signature et des droits d’auteur, qui joue un rôle prépondérant dans le processus de distinction à l’intérieur du champ de l’architecture comme dans celui de la recherche.
Cette expérience renvoie également aux débats qui ont lieu actuellement dans le champ de la recherche architecturale, notamment sur la manière dont elle se constitue des cadres scientifiques propres (méthodologies, objets de recherche, etc.)18. Ce que désigne aujourd’hui le terme Bimby recouvre les diverses réalités de densification de l’habitat décrites plus haut. Et, pour J.-M. Léger, l’enjeu est d’accompagner les collectivités et les habitants désireux de s’investir dans une démarche de densification. Pour cela, il est nécessaire de disposer d’une expertise professionnelle fondée et appropriée, ce qu’a permis en quelque sorte la recherche ANR. La densification ou la division parcellaire ne se font pas sans provoquer de tensions dans le voisinage, et cela nécessite des formes de médiation spécifiques « pour régler les problèmes de jalousie, de frustration, de méfiance vis-à-vis de l’autre », ou encore un accompagnement juridique, technique et social des municipalités dans la résolution des problèmes qu’elles peuvent rencontrer. Il est donc nécessaire aujourd’hui qu’une expertise professionnelle se constitue sur le sujet. Plusieurs recherches y contribuent, par exemple le projet « Frugal » (Figures rurales de l’urbain généralisé), également financé par l’ANR et conduit notamment par Béatrice Mariolle et Antoine Brès19. Pour cette équipe particulièrement pluridisciplinaire (réunissant géographes, architectes, urbanistes et écologues20), il s’agit d’étudier « comment les espaces de basse densité (périurbains comme ruraux) peuvent contribuer au développement de territoires globalement plus durables21 ».
Retour sur le processus de diffusion
La très forte publicisation de la recherche Bimby a été facilitée par la polyphonie et l’enrichissement permanent du site Internet et par l’énergie dont ont fait preuve ses promoteurs, David Miet et Benoît Le Foll. Il y a assurément là un tournant dans les méthodes de réflexion (sinon de recherche) et dans la production des résultats, qui donne une égale importance au savoir et au faire-savoir. Plébiscitée par les politiques publiques étatiques, la démarche a aussi, nous l’avons vu, rencontré un certain succès auprès des collectivités locales, ce qui est exceptionnel dans le champ de la recherche scientifique, où la diffusion est d’ordinaire très confidentielle. Pour Jean-Michel Léger, même si on est loin des canons de la recherche scientifique, la démarche Bimby a assurément été motrice de la mobilisation des acteurs (professionnels, collectivités, habitants) : « L’ANR peut se flatter d’avoir lancé un mouvement, non pas un mouvement urbain, mais une “procédure”. C’est presque un nouvel outil de l’urbanisme, dans la mesure où cela se faisait spontanément. Mais, encadré par les PLU, cela devient un instrument, en tous les cas une annexe, l’article N du PLU. »
En tant qu’éclairage sur le rôle des acteurs dans le processus de diffusion de la démarche, cette analyse du projet Bimby révèle une diversité des groupes d’acteurs directement ou indirectement impliqués : les porteurs du projet issus du réseau des CETE, les chercheurs participants, la communauté des chercheurs, plusieurs collectivités locales. Cette diversité et les trajectoires des acteurs ont contribué à la continuité du processus de diffusion entre les différentes recherches entreprises avant, pendant et après l’élaboration de la démarche, entre la recherche et la pratique professionnelle, entre les sphères publique et privée. L’accueil que les collectivités ont réservé à la démarche en dit long sur l’intérêt qu’elles portent aux instruments d’intervention en zone pavillonnaire et de lotissement. Il témoigne aussi du manque de savoirs et de savoir-faire auquel certaines collectivités sont confrontées pour piloter l’action urbaine (Touati et Crozy, 2015).
Il convient également de souligner la période particulière dans laquelle se produit l’avènement de la démarche. Elle se situe à la fin de la première décennie des années 2000, à un moment où, en France, la question de la prise en charge des objectifs liés au développement durable interroge les collectivités quant à leur capacité d’adapter, voire de réinventer, les modalités d’intervention dans le développement urbain. La démarche Bimby survient à un moment propice pour engager la question du développement urbain durable sur d’autres territoires que ceux des grands projets et dans des communes faiblement dotées en outils et en expertises urbanistiques. Dans ce contexte, la recherche incitative divulguée par l’ANR fonctionne comme un levier pour la diffusion de la démarche, en lui donnant un cadre scientifique et méthodologique. Les controverses qui accompagnent le phénomène constituent un espace de débat et de réflexion sur la « densification douce ». Au-delà de l’énonciation des propositions de Bimby et de ses critiques, elles ont permis une prise de conscience des enjeux du développement urbain durable par un public élargi.